8

— L’infâme Ducatel n’avait pas, le lundi matin, préparé d’exposé sur Gabriel Marcel.

— M’sieu, j’ai pas eu le temps, expliqua-t-il.

Il ricanait silencieusement, on voyait ses dents jaunes et irrégulières, semblables à des crocs de chien. Treuffais le considéra. Toute résistance était inutile. Le blé de ce fin de race était abondant et bon à prendre au Cours Saint-Ange. L’imbécile était invulnérable.

— Pour vendredi, alors, mon jeune ami, dit Treuffais.

Puis il se leva de sa chaise et entama son cours sur le rationalisme contemporain et ses variantes. Plusieurs fois il manqua s’endormir. La cloche de 10 heures sonna enfin. Dehors, il pleuvait vilainement. Treuffais passa par la salle des professeurs prendre son imper qui y pendait depuis le milieu de la semaine précédente. Mlle Kugelmann corrigeait déjà des copies. M. Duveau se tenait près de la porte, les mains dans les poches de sa veste à fines rayures, la calvitie polie, le pantalon sans pli, l’haleine chargée de vin. Il se balançait sur ses talons. Il regardait les vitres inondées, les gouttelettes qui se baladaient dessus.

— Temps pourri, dit-il à Treuffais.

Le jeune homme enfilait son imper, une grande chose kaki en toile cirée antique et bruissante, et qui gardait les odeurs.

— Époque pourrie, ajouta Duveau. Vous venez boire un café ?

Treuffais consulta machinalement sa Kelton et secoua aussitôt la tête.

— Je rentre chez moi, crut-il bon de préciser. Je ne reprends qu’à 2 heures.

— Vous feriez mieux de venir boire un café. Causer. Un professeur de philosophie ! (Duveau marmonnait rageusement.) Qu’est-ce que vous connaissez à la vie à votre âge, je vous le demande ?

Il tendit la main et prit Treuffais par le revers de son imper.

— Loque, dit Treuffais en lui décochant frénétiquement un coup de poing dans la gorge.

Duveau poussa un grand cri et tomba sur le sol. Mlle Rugelmann bondit, électrisée, et hurla. Elle se précipita vers Duveau et l’aida à s’asseoir sur le plancher. Treuffais était étonné. Il se frotta le poing d’un air rêveur.

— Je regrette. Je ne voulais pas… n’avais pas l’intention…

Le rire le secoua.

— Bandit ! Bandit ! criait faiblement Duveau.

— Au nom du ciel ! hurla Mlle Rugelmann. Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui vous a pris ? Vous rendez-vous compte ? Un mutilé de guerre ? M. Lamour saura tout !

— M. Lamour ne sait rien à rien, déclara Treuffais. Son crâne est creux et plein de merde.

— Je vous ai entendu, Treuffais, dit M. Lamour qui venait d’entrer silencieusement.

— Monsieur Lamour, je vous encule.

— Vous êtes malade !

— Je vais vous casser la gueule.

M. Lamour, très rouge, bomba le torse. C’était un homme petit. Treuffais aurait pu lui manger de la soupe sur la tête, quelle perspective dégueulasse ! Le jeune professeur de philosophie s’approcha tout près de son supérieur hiérarchique en se demandant où cogner. Le directeur demeurait rigide et solennel, attentif à ne pas battre en retraite sous le regard dilaté de Mlle Rugelmann. Duveau s’était laissé retomber de tout son long contre le sol, afin de n’être pas mêlé à la bagarre ; il feignait d’étouffer. Treuffais donna une petite claque sur la joue pourpre du directeur, contourna le personnage et sortit en claquant la porte.

— Je l’ai toujours su mais je voulais lui laisser sa chance, déclara M. Lamour en essuyant les verres de ses lunettes embuées par la terreur. Ce garçon ne vaut pas tripette, conclut-il. C’est un zéro.

Au-dehors, Treuffais avait pris place à bord de sa 2 CV. En claquant la portière, il se fit pour la centième fois tomber la vitre sur les doigts et blasphéma. Il regarda sa montre. 10 h 8. Il démarra. La 2 CV fila vers la porte d’Orléans. Entrée dans Paris, elle vira vers l’est à Denfert-Rochereau, alla franchir le carrefour des Gobelins et trouva à se garer non loin de la faculté, mais hors de vue des grandes quantités de flics qui se tenaient autour des bâtiments, le mousqueton à la bretelle, le casque anti-émeute sur la cuisse.

Dans une brasserie du boulevard Saint-Marcel, Buenaventura et Épaulard attendaient au comptoir devant deux muscadets. Treuffais les rejoignit, il ne pleuvait plus.

— La même chose, dit le prof de philo au barman.

— 10 h 40, dit Épaulard. On vient d’aller voir. Il en arrive une fournée à l’heure et à la demie. On ferait mieux d’attendre celle de 11 heures. Tu as apporté les blouses ?

— Oui.

— Les lingots de plomb ?

— Oui. Dans le coffre de la 2 CV, avec les blouses.

— Tu es garé loin ?

— Cent mètres.

— Bon.

Les trois hommes vidèrent leur verre.

— Vous nous remettez ça, dit Épaulard.

— Je suis surpris de te voir, dit Treuffais à l’ancien FTP.

— Pourquoi ?

Treuffais haussa les épaules. Les verres se remplirent.

— La différence, dit Buenaventura, c’est qu’Épaulard est ici avec nous parce qu’il ne croit plus à la révolution, tandis que nous sommes ici avec lui parce que nous y croyons. Épaulard agit par désespoir.

— Tu vas la fermer, ta grande gueule de petit con ? demanda l’ancien FTP mais il se marrait.

— 10 h 45, dit Treuffais.

Ils vidèrent leur verre. Épaulard paya. Ils sortirent de la brasserie, rejoignirent par les ruelles la 2 CV, montèrent à bord. Se penchant par-dessus le dossier de la banquette arrière, Treuffais saisit dans le coffre trois blouses blanches. On enleva les impers, le manteau de cuir moisi, on enfila les blouses, on sortit de la voiture. Treuffais tenait à la main une serviette de cuir noir d’aspect cossu, qui contenait quatre lingots de plomb. Les trois hommes reprirent de petites rues pour déboucher de nouveau boulevard Saint-Marcel, à peu près en face du centre de dépistage de la tuberculose. Sur l’autre trottoir, un groupe de policiers en uniforme achevait de pénétrer dans le bâtiment. D’autres en sortaient.

— 11 heures pile, dit Épaulard. Ne vous pressez pas. Laissons-leur le temps de monter se déloquer.

Personne n’arrêta les trois hommes à l’entrée du dispensaire ni dans le hall. Ils avaient l’air de savoir où ils allaient, et d’ailleurs ils le savaient, et ils avaient l’air professionnel. Ils semblaient fort absorbés par une conversation technique et amusante.

— … vitesse de sédimentation, disait Épaulard à la cantonade, et vous ne devinerez jamais ce qu’on a trouvé…

Ils croisèrent deux autres personnes en blouse, une petite femme rousse et un type brun, qui ne leur prêtèrent pas attention.

Les trois hommes accédèrent à un palier, obliquèrent sans hésiter, franchirent une double porte. Une pièce longue comme un hall de gare s’étendait devant eux, avec des fenêtres sur la gauche et, sur la droite, les portes des cabines de déshabillage. Par ces portes, les policiers s’étaient engouffrés. Dans les cabines, ils s’étaient déshabillés ou bien ils achevaient de le faire, on entendait encore des murmures d’étoffe, des cliquetis de ceinturons, des soupirs d’homme gras, un pet occasionnel. Une fois en caleçon, l’occupant de la cabine sortait de celle-ci par une porte opposée à la porte d’entrée, et subissait la visite médicale. Pendant ce temps, la cabine demeurait vide, fermée du côté du hall par un loquet à bascule. Les vêtements du policier, son ceinturon, son arme, reposaient sur un tabouret dans la pénombre, ou pendaient à une patère.

Il y eut des bruits à l’intérieur de la première cabine, un battant claqua. Épaulard sortit de sa poche intérieure une petite lame de scie rigide, l’inséra entre la porte extérieure de la cabine et le chambranle, releva le loquet à bascule, ouvrit la porte. La cabine était vide, sauf les vêtements d’uniforme, le ceinturon, l’arme. Treuffais ouvrit sa serviette et tendit un lingot de plomb à Épaulard. Ce dernier ferma la porte sur lui. Treuffais et Buenaventura s’avancèrent vers les cabines suivantes. À l’intérieur de la première cabine, Épaulard ouvrit l’étui contenant le pistolet automatique du flic, en retira le Manurhin (licence Walther) qu’il empocha, plaça le lingot de plomb dans l’étui, reboucla l’étui. Avec ce poids familier à la ceinture, le policier mettrait sans doute un moment à constater la disparition de son pistolet, voire ne la constaterait qu’à la fin de son service. Épaulard ressortit de la cabine, prenant soin avant de fermer de rabattre à demi le loquet, de le maintenir ainsi avec sa lame, ôtant ensuite la lame de sorte que le loquet retombait.

Dans la cabine suivante, Buenaventura opérait de façon exactement identique.

En ouvrant la troisième cabine, Treuffais se trouva en face d’un policier rougeaud, vêtu d’un caleçon et d’une seule chaussette, l’autre chaussette à la main, qui le regarda d’un air interloqué.

— Excusez-moi, je cherche le docteur Moreau, affirma Treuffais en souriant et il referma aussitôt, s’éloigna, dépassa quatre portes, il pouvait voir Épaulard, au bout de la rangée, qui pénétrait de nouveau dans un déshabilloir ; Treuffais suait à grosses gouttes, il essaya une nouvelle porte. Il n’y avait personne derrière. Le jeune homme s’empara d’un pistolet, ressortit. Épaulard revenait à grands pas, Buenaventura venait de sortir, les trois hommes se regroupèrent.

— J’en ai un, chuchota Treuffais.

— Un aussi, dit le Catalan.

— Ça fait quatre, ça va, dit Épaulard et il se hâta vers la sortie, on se retrouve dans la rue.

Treuffais était baigné de sueur, il regarda sa montre, 11 h 6.

— Pfou ! fit-il.

— Vivement à la voiture, vivement, répéta Épaulard.

Des flics rôdaient sur le trottoir du boulevard. Les deux anarchistes et Épaulard traversèrent.

— Du billard, dit Buenaventura. Tant qu’on y était, on aurait aussi bien pu leur prendre leurs munitions.

— Les munitions, ce ne sera pas un problème, dit Épaulard.

Il mena le train jusqu’à la rue des Plantes, où était garée la Cadillac. Tout en marchant, ils ôtèrent les blouses et les plièrent. Ils montèrent dans la voiture blanche, rangèrent les blouses pliées, qui contenaient les armes, sous les sièges avant.

— On te dépose à ta 2 CV, dit Buenaventura à son copain. Nous autres, on va bouffer à Couzy, Épaulard va examiner la planque, on n’aurait pas le temps de te ramener pour 14 heures.

— Ça n’a pas d’importance, dit Treuffais, je viens de perdre mon emploi. Je ne retourne pas au Cours.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Rien de notable, mais je vais être à court d’argent.

— C’est embêtant.

— Qu’importe, dit Treuffais d’une voix froide. Après cette opération, nous serons tous riches, n’est-ce pas ?

Le Catalan lui jeta un regard surpris.

— On réglera ça plus tard, dit Épaulard qui s’impatientait et démarra.

— Bon, dit Buenaventura. En attendant, alors, tu viens avec nous à Couzy ?

— Réflexion faite, non. Posez-moi à ma 2 CV.

La Cadillac virait dans les rues étroites, plus ou moins aisément. Elle s’arrêta un instant près de la voiture de Treuffais. Le prof de philo sauta à terre, claqua la portière de la Cadillac, fit au revoir de la main. La Cadillac s’éloigna.

— Il est bizarre, ton pote, dit Épaulard.

— Il a l’âme agitée, dit Buenaventura. Il se pose des questions.

Le Catalan ricana.

Treuffais était monté dans sa 2 CV, il démarra et se dirigea vers chez lui. Comme un feu rouge de la rue d’Alésia passait au vert, le jeune homme accéléra trop brutalement et le ressort de rappel de la pédale d’accélération cassa. L’accélérateur s’enfonça complètement sous le pied de Treuffais. En première, la 2 CV franchit l’intersection en rugissant. Treuffais débraya. Le moteur tournait à toute vitesse, l’accélérateur demeurait enfoncé. Treuffais dirigea l’auto vers un passage clouté, coupa le contact, le véhicule s’arrêta en heurtant légèrement le trottoir. Le jeune homme descendit, ouvrit le capot, constata le dégât. Il y avait une librairie-papeterie à cinquante mètres de là. Treuffais s’y rendit. Un panneau de bois conseillait : Faites Comme Tout le Monde, Lisez France-Soir. Treuffais se racla la gorge et expédia un glaviot sur le quotidien. Il entra dans la boutique, acheta un bracelet de caoutchouc pour classeur, revint à sa voiture et se servit de l’élastique large et épais pour remplacer le ressort brisé. Il repartit. La 2 CV marchait aussi bien qu’avant, seulement son accélérateur était devenu très mou. Treuffais rejoignit son quartier, tourna un moment sans trouver de place dans les rues encombrées, finit par se garer rue des Morillons.

Il monta chez lui. Midi cinq. Pas de courrier. Treuffais ouvrit une Kronenbourg et s’assit dans le fauteuil du père, il attira à lui le poste de radio à transistors, pressa une touche.

— … travail a repris après un vote à bulletin secret, déclara Europe n° 1. Aux établissements Gouraud, en revanche, le conflit se prolonge. Une délégation de syndicalistes a été reçue ce matin au ministère du Travail où ils ont exposé leur point de vue à M. Lhareng. Le tiercé : dix-huit partants cet après-midi à Longchamp dans le pr…

Treuffais avait éteint. Il se sentait extrêmement mal à l’aise. Il se demandait pourquoi. Le foie, peut-être. Il termina pourtant sa bière, puis quitta de nouveau son appartement pour bouffer dans un bistrot proche. Quand il eut mangé, il ne se sentait pas mieux. Son malaise, songea-t-il, devait être d’origine intellectuelle. Il rentra chez lui et, furieux, il alla se coucher dans sa chambre et il essaya de s’endormir.

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