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— Monsieur désire ? fit drôlement le quincaillier rural.

— Six piles un volt cinq.

— Quelle taille, monsieur ? Vous avez celles-ci, et celles-ci…

— Celles-là.

— Six, vous m’avez dit ?

— Ouais.

Le commerçant emballa les six piles dans un petit sac publicitaire. Buenaventura paya et sortit. Il n’avait pas envie de rentrer tout de suite à la fermette. Il devenait enragé à ne rien faire. Il dépassa la Dauphine rangée le long du trottoir et entra à la Civette de Couzy, un bar-tabac qui faisait le coin de la route départementale et de la placette centrale du bourg. Le Catalan prit place debout devant le comptoir et commanda un marc. Au bout du zinc, des charbonniers emmitouflés et crasseux buvaient du vin chaud. Une quinquagénaire à la poitrine vaste comme un ventre tricotait derrière la caisse, devant les paquets de gris. Buenaventura, déprimé par l’ambiance générale de patience, d’inconscience, d’alcoolisme et d’humidité, tourna le dos à son marc et s’appuya au comptoir pour contempler la route à travers la porte en verre. La chaussée était mouillée mais la neige y avait fondu, il ne restait que de petits tas grisâtres, spongieux et dégueulasses dans le caniveau. Le Catalan aurait bien aimé que Treuffais soit là. Il imaginait son copain qui fait une partie de poker avec lui, une partie de Southern cross avec neuf veuves en croix au centre et cinq cartes en main, c’est un jeu assez lent qui laisse le temps de causer. Un grand car gris plein de gendarmes passa sur la route. Buenaventura plongea la main dans sa poche, en sortit une pièce d’un franc, la posa sur le comptoir, vida son verre et sortit vivement. Un second car passa. Le Catalan le suivit du regard en courant vers la Dauphine. Les trottoirs humides glissaient un peu. Le Catalan monta dans la voiture. Le moteur était vieux, mais tiède. Il voulut bien partir tout de suite, arracher aussitôt la Dauphine du trottoir.

Buenaventura fit le tour de la petite place et s’engagea sur la départementale à la suite des cars de gendarmes. Il aperçut le second d’entre eux qui disparaissait dans un virage boisé, à huit ou neuf cents mètres de là. Le Catalan accéléra. La vieille bagnole vibrait. Son aile arrière complètement fendue par la rouille faisait un bruit de ferraille. Buenaventura atteignit le virage, rétrograda. À peu de distance, une petite route étroite, classée « chemin vicinal », quittait par la gauche la départementale et menait à la fermette. Un des cars avait stoppé sur le bas-côté droit de la route ; l’autre s’était arrêté après s’être engagé dans l’entrée du chemin vicinal, qu’il bloquait. De l’un et de l’autre car sortaient à toute vitesse des quantités de silhouettes casquées, enveloppées de vastes imperméables noirs, armées de mousquetons. Buenaventura ralentit à peine en passant. Il jeta un regard distrait aux événements. Les cohortes s’engageaient dare-dare dans le chemin vicinal. La fermette, à un demi-kilomètre de là, était invisible, à cause du vallonnement du terrain et de son caractère buissonneux. L’anarchiste calcula que les flics pouvaient l’atteindre en cinq à dix minutes, mais que sans doute ils prendraient le temps de l’encercler sans donner l’éveil, une bonne vingtaine de minutes. Buenaventura accéléra, tâchant de se rappeler la nature du terrain et les voies de communication, aux alentours de la fermette. Il parcourut environ deux kilomètres avant de rencontrer un nouvel embranchement sur la gauche. Il tourna, fila à travers la neige fondante. Des flaques de boue froide éclataient sous ses pneus, giclaient, graissaient les flancs de la Dauphine, aspergeaient le pare-brise. Les essuie-glaces marchaient mal. Le train arrière du véhicule valsait d’un bord à l’autre de la voie étroite.

Quand il estima qu’il avait à peu près mis la fermette entre les flics et lui, le Catalan guetta l’entrée d’un chemin de terre, sur sa gauche. Elle se présenta. Il freina, trop brusquement. Les roues se bloquèrent. La Dauphine fit un double tête-à-queue et quitta la route par le bas-côté droit. Ses roues avant plongèrent dans un fossé et elle s’arrêta. Buenaventura fut précipité contre le volant et le choc lui coupa le souffle. Il ouvrit la portière et se précipita dehors.

Dix mille perles de sueur jaillissaient de sa peau. Ses mâchoires étaient serrées. Un grondement sourd montait de sa gorge. Il ôta son manteau de cuir troué et le jeta par terre dans la neige. Il passa derrière la Dauphine, se baissa, empoigna le pare-chocs arrière. S’arc-boutant malaisément dans la boue, il tira de toutes ses forces sur la voiture. Son visage devint rouge, les veines gonflèrent à ses tempes maigres. Brusquement, son pied gauche dérapa et le Catalan se cassa la gueule.

El Cristo en la mierda ! clama-t-il férocement.

Il se releva et gagna l’avant de la voiture. Il bondit sur le talus, à travers des ronces enneigées. Il prit appui contre le talus, ses semelles plantées dans la glaise froide. Il empoigna l’avant de la voiture. Il poussa un cri. Il souleva l’avant de la Dauphine, les roues sortirent du fossé, le véhicule recula sur la route et Buenaventura tomba à quatre pattes dans le fossé plein de boue. Il était pris de faiblesse, il vomit rageusement le marc qu’il avait absorbé, ce fut une nausée délibérée, utile et brève.

Il sortit alors du fossé, ramassa son cuir, reprit le volant. Une manœuvre prudente ramena la Dauphine à l’entrée du chemin de terre. En première, Buenaventura s’engagea dans le chemin où les tracteurs avaient mis des ornières énormes. Il accéléra progressivement. Ici et là, des flaques profondes étaient formées qu’il fallait franchir avec l’élan que l’on avait. Ricochant contre les flancs des ornières, la voiture se déplaçait à environ 40 km/h en direction de la fermette.

Celle-ci était encore invisible pour Buenaventura. Les bouquets d’arbres, la déclivité du terrain, le creux du chemin la lui cachaient.

Le Catalan se cramponnait à son volant. Son visage pâle était déformé par l’angoisse et le désir de tuer. La sueur avait séché sur sa figure, mais il en sentait son torse et ses vêtements imprégnés. Il grinçait des dents. La Dauphine déboucha en terrain découvert.

La fermette se trouvait sur un petit plateau. À l’ouest, le chemin vicinal qui y conduisait. À l’est, le verger noir, une étendue de chaumes neigeux, et Buenaventura.

À l’instant où il se trouva au bord du plateau, le Catalan aperçut sur sa droite, à un kilomètre de distance, des ombres luisantes et armées qui se faufilaient rapidement à travers une zone de buissons. Le chemin de terre s’infléchissait, le dirigeait de ce côté. Buenaventura stoppa, descendit de voiture, ouvrit la barrière d’un pré. Remonté dans l’auto, il engagea le véhicule à l’intérieur du champ, accélérant autant qu’il pouvait, de sorte que la Dauphine, un moment, parut voler au ras de la terre gluante, filant vers la fermette où l’on ne voyait aucun signe de vie, rien qu’un peu de fumée gris clair contre le ciel gris clair.

Là-bas sur la droite, les silhouettes luisantes débouchaient du couvert des buissons et Buenaventura vit du coin de l’œil qu’elles étaient menées par un petit groupe d’hommes en civil, des pardessus sombres et des impers clairs.

La Dauphine plongea soudain. Les roues s’enfoncèrent dans une vague de terreau gras et mou. Buenaventura rétrograda et accéléra. L’embrayage cassa. Le moteur rugit en pure perte tandis que la voiture s’affaissait dans la glaise. Son cuir sous le bras, le Catalan sortit du véhicule et se mit à courir vers la fermette, à trois cents mètres de là. Il se mit également à hurler à pleins poumons.

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