32

Cash avait monté l’escalier quatre à quatre. Elle s’était précipitée dans la chambre de l’ambassadeur. Meyer était debout, son automatique à la main. Le roman de science-fiction était tombé par terre. Le serveur de brasserie semblait inquiet.

— Qu’est-ce qui se passe ? Qui est-ce qui crie ?

— Vite ! Il faut amener l’ambassadeur en bas ! cria Cash qui se précipita à la fenêtre donnant sur la façade.

Elle vit les portes ouvertes du garage. Elle vit aussi, de sa position élevée, une théorie de têtes casquées de noir qui se pressaient contre la neige du talus, à soixante mètres sur l’avant, le long du chemin vicinal.

— Merde, dit-elle à Meyer, c’est trop tard. Ne bouge pas d’ici. Garde ce gros con. Ne bouge pas d’ici. Je reviens.

Elle disparut comme une flèche dans le couloir, pénétra dans sa chambre au lit défait. Elle plongea la main sous le lit, en sortit la Sten et les chargeurs enveloppés de chiffons. Elle engagea un chargeur dans l’arme. Un coup de mousqueton claqua en bas. Aussitôt après, il y eut un fracas à la porte de derrière.

Cependant, debout à la fenêtre de la cuisine, Épaulard, plongé soudain dans un état d’indécision et de torpeur extraordinaire, voyait le Catalan tournoyer, tomber, se redresser, l’entendit s’écraser contre la porte. Le quinquagénaire empoigna un torchon et l’agita.

— Cessez le f…

Cash traversa la chambre comme un boulet, défonça la lucarne du couloir avec le canon de la Sten et pressa la détente dans le même instant, lâchant tout son chargeur au petit bonheur. Les balles s’égaillèrent, cinglant les branches noires des arbres noirs.

— Feu ! cria Goémond de toute la force de ses poumons.

Électrisés par le cri, la rafale, les bouts de bois cassé qui leur dégringolaient sur le casque, les gendarmes obéirent comme un seul homme. Les vitres explosèrent autour d’Épaulard. Étonné de n’être pas touché, le quinquagénaire pivota pour se ruer vers la porte de la cuisine, et quelqu’un parut lui donner une grande claque dans le dos. Épaulard ferma les yeux et tomba à plat ventre sur le carrelage. Au-dessus de lui, les balles s’enfonçaient dans les murs, ricochaient à travers la cuisine, massacraient un bateau à voile sur le calendrier des postes, perforaient le réfrigérateur.

— Où est mon flingue ? demanda Épaulard d’une voix pâteuse et personne ne lui répondit.

Simultanément, le feu des gendarmes ravageait les clapiers installés contre l’arrière de la fermette, et l’on vit des lapins sauter en l’air et tournoyer, et éclater quasiment, et on les entendait crier, ce qui ajoutait encore au foutu pandémonium.

En même temps, l’officier de gendarmerie, blanc de rage, fit trois pas de côté en hurlant de cesser le feu et la moitié du second chargeur de Cash arriva sur lui en voltigeant et la plupart des balles s’écrasèrent contre le gilet de protection de l’homme, mais d’autres lui rentrèrent dans la tête. Il tomba sur le côté et se mit à hurler de douleur. Ses cris étaient pénibles, insupportables. Les gendarmes redoublèrent leur feu pour ne plus les entendre et pour venger leur chef, encouragés par le mégaphone de Goémond. Le commissaire se replia légèrement avec ses adjoints, rejoignant le flanc gauche des gendarmes. Le radio, cependant, à plat ventre, s’approchait de l’officier blessé. Il le retourna sur le dos, ce qui accrut encore les cris horribles. Il le prit sous les bras pour le remorquer hors de portée des anarchistes. L’officier s’évanouit et ses hurlements cessèrent.

À quatre pattes, le bras gauche douloureux, Buenaventura gagna le pied de l’escalier. Les fenêtres de la façade dégringolèrent comme des lustres. L’autre détachement de gendarmes, sur l’avant de la fermette, entrait dans la danse conformément aux instructions. Les projectiles criblèrent le mur du fond et l’escalier. Une bouteille à bière vide explosa sur la table.

— Y a-t-il quelqu’un ici en bas ? cria Buenaventura.

— Oui, répondit Épaulard dans la cuisine et sa voix était trop faible pour que le Catalan l’entende.

— Envoyez les grenades, on va les faire sortir de leur trou à rats ! commandait Goémond d’une voix vibrante.

Plonk ! firent les fusils lance-grenades. Deux projectiles passèrent par la fenêtre de la cuisine, rebondirent sur le carrelage.

— Je dois avoir la colonne vertébrale brisée, déclara Épaulard, les lèvres contre le sol. Je n’arrive pas à bouger les bras ni les jambes. Ne venez pas me chercher, vous ne pourriez pas me transporter de toute façon.

Il ne savait pas si quelqu’un l’écoutait ou non. Les deux grenades explosèrent alors. Ce n’étaient pas des grenades offensives, elles provoquaient seulement un choc à courte distance et un dégagement de gaz CB. Le corps d’Épaulard tressauta et des éclats se plantèrent dans ses flancs, ses jambes et son dos. Il se mit à tousser avec difficulté. La cuisine fut pleine de gaz qui s’échappait assez lentement par la fenêtre.

Buenaventura était tapi au pied de l’escalier. Il se palpait le bras gauche. Il trouva le trou de son chandail par où était entrée la balle. Il mit le doigt dedans et déchira la laine, du trou d’entrée au trou de sortie, afin d’examiner sa blessure. Son biceps transpercé était déjà tout enflé et pourpre et sanguinolent et lui faisait un mal de chien.

Quelqu’un se mit à dégringoler l’escalier.

— Ne descends pas ! cria Buenaventura.

Meyer ne tint aucun compte de l’injonction. Côté façade, les flics continuaient à tirailler. Sur la sixième marche de l’escalier, Meyer reçut une balle dans le cœur. Il s’assit mort sur les marches et acheva sa descente en glissant. Il tomba sur Buenaventura.

— Tu es touché ? Meyer ! Est-ce que tu es touché ? demanda le Catalan au cadavre.

À l’étage, Cash ne tirait plus car elle n’arrivait pas à extraire son chargeur vide de son arme. Elle avait vu Meyer sortir en trombe de la chambre de l’ambassadeur.

— Ça suffit comme ça ! lui avait-il crié au passage. On est foutus ! Je vais me rendre ! J’ai une femme !

Il avait disparu. Cash surveillait à présent la porte de la chambre. Elle se demandait si Meyer, dans son émoi, avait laissé son pistolet sur place. Elle se demandait où était Épaulard. Elle se demandait si Buenaventura était blessé. Elle se demandait ce que faisait D’Arcy.

Des grenades, lancées par le détachement du devant, pénétrèrent dans la salle commune et dans les trois chambres de l’étage et elles explosèrent. Cash entendit un cri dans la chambre de l’ambassadeur, et l’homme sortit, en caleçon, se protégeant la figure avec une main ; l’autre était vide.

— Ne me tirez pas dessus, je vous prie ! lui cria le diplomate sur qui elle braquait le canon de sa Sten inutilisable.

— Ça va. Allonge-toi à plat ventre le long du mur, gros con. Ne bouge pas.

— Vous devriez vous rendre, dit l’ambassadeur. Vous voyez bien que vous ne pouvez rien faire. Ils n’ont pas du tout l’intention de négocier avec vous.

— Ta gueule.

Au pied de l’escalier, Buenaventura profita des nuages de gaz qui avaient envahi la salle commune. Il s’empara de l’automatique de Meyer et courut sa chance. Il se rua dans l’escalier, ne reçut pas de balle, se retrouva à l’étage. Cash braqua sur lui la Sten avant de le reconnaître. L’ambassadeur était couché à plat ventre le long du mur. Le visage de Buenaventura était complètement blanc. Sa main gauche était couverte de sang qui dégouttait sur le plancher.

— Buen, qu’est-ce que tu as ? demanda Cash. Qu’est-ce que tu fais ! hurla-t-elle.

Le Catalan la bouscula, mit un genou en terre près de Richard Poindexter et tira une balle dans la tête de l’homme. Cash poussa un cri de dégoût. Le crâne de l’ambassadeur était écrasé à l’arrière, ses cheveux brûlés par la poudre, le sang sourdait sur le plancher autour de sa figure. Buenaventura se releva. Il regarda Cash qui demeurait immobile, les yeux larges ouverts, la bouche tordue par la nausée.

— Ils tirent pour tuer, dit le Catalan. Ils sont venus pour nous massacrer, pas pour nous prendre.

Il avait l’air rêveur.

— Ça fait un diplomate de moins, en tout cas, ajouta-t-il d’une voix absente.

Cash laissa tomber la Sten sur le plancher.

— Je vais me rendre.

— Ne fais pas ça. Ils vont te tuer.

Cash demeurait appuyée au mur, l’esprit vide. Le Catalan ramassa la mitraillette, désengagea le chargeur coincé, le remplaça par un autre.

Les grenades continuaient à arriver par les fenêtres ouvertes et à exploser dans les chambres et au rez-de-chaussée, faisant beaucoup de bruit. Le gaz s’épanchait dans le couloir de l’étage, sortant en nuage des chambres, environnant l’escalier.

— Où est Épaulard ? Où est D’Arcy ? demanda Buenaventura.

Il dut répéter la question, à cause du vacarme et à cause de l’inattention de Cash.

— D’Arcy est au garage, dit la fille. Épaulard… où est Épaulard ?

— C’est ce que je te demande !

— Il est descendu. Il est en bas.

Cash pivota et se mit en marche vers l’escalier.

— Ne descends pas ! On peut atteindre le garage en défonçant les toits. Cash !

La fille fit trois pas très rapides et fila dans l’escalier, disparaissant dans le nuage de gaz. Buenaventura ne la vit plus, il l’entendit seulement tousser.

— Eh merde, grogna-t-il. Et vive la mort.

Fourrant l’automatique dans la poche de son pantalon, la Sten sous le bras droit, il courut au bout du couloir, au bout du corps de bâtiment. Avec son bras gauche, il exécutait un rapide mouvement de piston pour combattre l’ankylose. La douleur était forte et le sang coulait de plus belle de son muscle transpercé.

Cash arriva en toussant au bas de l’escalier. On ne tirait plus. Le cadavre de Meyer était couché au pied des marches. Cash l’enjamba, toussant toujours, et se tourna vers la porte de derrière qui était ouverte, et elle se trouva face à face avec Goémond, deux de ses adjoints et un gendarme armé d’une mitraillette. Les quatre hommes portaient des masques à gaz et la regardaient à travers le nuage vert et blanc du chlorobenzalmalononitrile (CB).

— Je me rends, dit Cash en toussant et en levant les mains au-dessus de sa tête.

Goémond lui tira une balle dans la poitrine. La fille fut précipitée en arrière par le choc. Elle tomba sur le dos au milieu de la salle commune.

— Toi, dit Goémond au gendarme, t’oublieras ça. Songe à ta retraite.

Il franchit d’un bond l’embrasure que formait l’entrée de la cuisine. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur et vit Épaulard étendu sur la figure dans la pièce. Il fit signe aux autres de poursuivre. Progressant par à-coups, les trois flics se tapirent au bas de l’escalier. Le gendarme lâcha une rafale à l’aveuglette, dans le brouillard, les deux OP se précipitèrent et escaladèrent les marches.

Goémond entra dans la cuisine. Il se pencha sur Épaulard que secouaient des nausées. Il le prit par les cheveux pour lui redresser la tête. Les yeux du blessé étaient rouges et gonflés, tout son visage était pourpre.

— Ne me touchez pas, murmura-t-il, j’ai la colonne vertébrale brisée.

Goémond laissa retomber la tête du quinquagénaire, puis lui glissa son pied sous le torse et, d’un bon coup, le retourna. Épaulard émit un couinement de souris et sa langue sortit de sa bouche. Goémond lui prit le pouls, puis se redressa, satisfait.

À l’étage, Buenaventura avait pénétré dans la salle de bains et futilement fermé le verrou. Il avait arraché les plaques de matériau isothermique et de papier goudronné qui le séparaient des tuiles du toit. Debout sur la baignoire, il souleva délicatement une tuile pour observer les alentours. Il se trouvait à l’extrémité nord du bâtiment principal, où le toit rejoignait celui de l’aile nord (à l’intérieur de laquelle se trouvait le garage). En fait, Buenaventura, s’il avait eu les outils adéquats, aurait pu passer directement dans le garage en défonçant le mur de la salle de bains, au-dessus de la baignoire.

De son poste d’observation, il avait le toit du garage au centre de son champ visuel. Sur la droite, il apercevait la campagne. C’était une direction d’où n’était venue aucune attaque, car la fermette ne comportait aucune ouverture de ce côté. Des gendarmes y étaient toutefois visibles, formant un petit peloton accroupi sous un bouquet d’arbres, à une centaine de mètres de distance.

Sur la gauche, le regard de Buenaventura tombait entre les deux ailes de la demeure, sur le terrain boueux qui courait jusqu’au chemin vicinal. Sur ce chemin, un fort parti de gendarmes était visible.

Les hommes avaient cessé le feu, soit parce qu’ils en avaient reçu l’ordre, soit parce que la ferme ne ripostait pas. Ils attendaient apparemment des instructions pour se porter en avant.

Le Catalan mit sa mitraillette devant lui, en travers, et poussa un bon coup. Une quinzaine de tuiles s’écartèrent et tombèrent. Le jeune homme se jeta en avant, bascula, glissa sur le ventre le long de la pente du toit. Il atterrit contre une pente opposée, celle du toit du garage, et se mit aussitôt à soulever des tuiles avec frénésie. Il se trouvait en pleine vue des gendarmes massés sur le chemin vicinal, et de ceux qui étaient accroupis sous le bouquet d’arbres, au nord.

— Holà ! Sur le toit ! lui cria un mégaphone. Mettez les mains en l’air et ne bougez plus ! Ou bien nous ouvrons le feu sur vous !

À l’intérieur de la fermette, Goémond qui venait d’achever Épaulard entendait et maudissait mentalement l’officier de gendarmerie qui donnait à quelqu’un l’occasion de s’en tirer vivant.

Buenaventura arracha encore trois tuiles et plongea dans le trou ainsi ménagé avant qu’on eût tiré sur lui. Il se retrouva sur une plateforme de bois qui n’occupait qu’une partie de l’étage. L’aile de la fermette où il se trouvait était jadis consacrée aux travaux agricoles. Sur la plus grande partie de sa surface, il n’y avait aucune séparation entre le sol de terre battue et le toit, six mètres plus haut, sous-tendu par d’antiques poutres. Le Catalan se trouvait sur une manière de fenil que le propriétaire légal de la ferme avait récemment songé à transformer en loggia. Il s’avança au bord de cette plate-forme et, dans la pénombre du bâtiment, il vit en bas la Jaguar verte, moteur en marche, portière ouverte, et D’Arcy assis sur le siège du conducteur, les jambes pendant hors de l’auto, et qui buvait au goulot d’un litre de rouge.

L’alcoolique tenait un pistolet dans son autre main et, tandis qu’il continuait de boire, ses yeux étaient fixés sur Buenaventura.

— C’est moi, dit le Catalan.

D’Arcy décolla sa bouche du goulot.

— Je vois, dit-il. Qu’est-ce qui se passe ? Où en est-on ?

Une échelle reliait le fenil au sol de terre. Buenaventura la dévala.

— Ils sont tous morts, je suppose, dit-il en touchant terre. J’ai tué l’ambassadeur. Nous sommes complètement encerclés, et on ne peut même pas se rendre.

D’Arcy acheva sa bouteille et la jeta contre un mur. Elle éclata.

— Bon, dit-il. Crevons. Fonçons dans le tas.

— Vive la mort, dit encore Buenaventura.

Il contourna la Jaguar, ouvrit la portière opposée et s’assit. Avec le canon de la Sten, il cassa le pare-brise, racla les bouts de verre qui adhéraient encore sur les bords. D’Arcy claqua la portière de son côté.

— Exactement en face de la sortie, dit l’alcoolique, il y a le chemin de terre par où nous sommes arrivés l’autre soir. Je fonce. On ne l’atteindra pas.

— O. K.

— Adieu, vieux con.

— Adieu.

La Jaguar sortit du garage, lentement car elle devait virer aussitôt, et elle vira et fila vers la barrière de sortie.

Les gendarmes étaient en train d’ouvrir la barrière et s’apprêtaient à faire mouvement en avant. Ils furent pris au dépourvu autant qu’il était possible, c’est-à-dire guère.

D’Arcy était tassé au fond de son siège, le torse contre le volant, les yeux à la limite du tableau de bord, accélérant comme un fou. Buenaventura, le canon de la Sten appuyé contre le bord du pare-brise cassé, arrosa le chemin de balles, il vida son chargeur avant que la voiture atteigne la barrière. Les gendarmes s’égaillèrent frénétiquement et plongèrent dans les fossés, la neige et la boue giclant tout autour d’eux. D’autres gendarmes, qui au mousqueton, qui à la mitraillette, ouvrirent le feu sur la Jaguar, de façon désordonnée mais efficace. Le véhicule fut criblé de balles.

— Les pneus ! hurla l’officier au sommet de sa voix.

La Jaguar franchit la barrière de sortie, traversa le chemin vicinal et se jeta dans la piste pour tracteurs qui s’éloignait au flanc d’un vallon buissonneux. Les vitres latérales volèrent en miettes au passage. Le tir des forces de l’ordre s’abaissa. Les pneus furent hachés menu. D’autres balles s’enfonçaient dans l’arrière de la carrosserie.

D’Arcy avait reçu deux projectiles dans la poitrine, un dans le cou, un dans les reins. Il lâcha le volant et s’effondra dessus, le nez en avant, les bras pendants. Le sang sortait de sa carotide en grands jets saccadés. Son pied était bloqué sur l’accélérateur.

La Jaguar dévala de plus en plus vite le chemin de terre, manqua un virage, arracha un buisson et bascula sur le côté, dans une ravine profonde qui servait de décharge publique. Elle fit trois tonneaux au milieu des ordures avant de s’écraser au fond du vallon et de s’immobiliser.

Buenaventura se retrouva à quatre pattes dans les détritus sans savoir comment il était arrivé là. Il vit la voiture, portières ouvertes, pneus à plat, toit défoncé, sans capot, immobile, vingt mètres en contrebas et elle prit feu à ce moment, le réservoir d’abord cracha une grande flamme sinueuse, puis le moteur s’embrasa, ensuite le réservoir fit explosion et une gerbe de fumée et de débris fila en l’air au-dessus du vallon. Le Catalan se mit à courir droit devant lui, à flanc de pente, dérapant vers l’aval.

Sur le chemin vicinal, les flics interloqués ne voyaient plus l’auto. Elle avait disparu dans la courbe du chemin de terre, et maintenant ça brûlait et ça explosait en contrebas, hors de leur champ visuel. L’officier détacha une douzaine d’hommes pour aller voir et ils partirent en courant, pliés en deux sur leurs armes.

Quand ils arrivèrent en vue de l’épave en feu, le Catalan avait déjà disparu dans les buissons noirâtres, à l’extrémité de la ravine. Il trouva un sentier qui filait parallèlement à la départementale menant à Couzy. Il courait de toutes ses forces. Le terrain était boisé. Le fugitif était invisible. Le chemin tourna. Buenaventura déboucha sur la départementale. Couzy se trouvait à un demi-kilomètre, mais à moins de cent mètres s’élevait un petit garage BP. Buenaventura continua à courir sur la route. Sa respiration était sifflante. Il se sentait très faible et la tête légère. Son bras continuait à saigner. Sa cheville droite était foulée. Il courait.

Devant le garage, une très vieille 203 utilitaire prenait de l’essence. Son propriétaire, en bleu de travail, causait avec le pompiste, un gros garçon hilare aux mains noires de cambouis. Le Catalan arriva jusqu’à eux en trébuchant et sortit son automatique de sa poche.

— Le plein, dit-il. Ne bougez pas.

Les deux hommes ne bougèrent pas. Le pompiste continua à faire couler l’essence dans le réservoir. Buenaventura s’appuya de l’épaule contre la 203.

— C’est ma voiture que vous voulez ? demanda l’homme en bleu d’une voix blanche.

— Oui.

L’homme en bleu s’essaya à ricaner et manqua avaler de travers.

— Elle vaut rien, dit-il. C’est un vieux clou.

— Écoutez, dit Buenaventura. Je suis le seul survivant du groupe « Nada », le commando anarchiste qui s’est emparé vendredi soir de l’ambassadeur des États-Unis. La police nous a repérés dans une ferme, à côté d’ici, et elle a froidement massacré mes compagnons. Vous comprenez ce que je vous dis ?

— Vous êtes les anarchistes qu’ont fait le coup de l’ambassadeur américain !

— Écoutez, dit Buenaventura avec lassitude. Essayez de vous rappeler, vous pourrez le répéter aux journaux, vous aurez votre photo dans les journaux… La police nous a massacrés. Les flics ont tué tout le monde dans la ferme. Et l’ambassadeur a été tué parce que les flics ne nous laissaient pas nous rendre. Vous comprenez ?

— Qui c’est qui l’a tué, l’ambassadeur ? demanda le pompiste.

— Ah, bougre de con, soupira le Catalan.

Le plein était fait. Le pompiste ôta du réservoir le bec de sa pompe. Il remit le bouchon du réservoir en place.

— Tournez-vous, tous les deux, commanda Buenaventura.

Les deux hommes se tournèrent. Le Catalan abattit le canon de son pistolet sur le crâne de l’homme en bleu qui poussa un cri de douleur et s’effondra. Le pompiste prit ses jambes à son cou. Il s’enfuit vers le bureau. Buenaventura réprima l’envie de lui tirer dessus et sauta à bord de la 203. Il démarra, fit demi-tour et prit la direction de Paris. Ressorti sur le pas de sa porte, le pompiste tira sur la camionnette avec son Simplex et une gerbe de plombs numéro 7 cingla le véhicule. Le Catalan accéléra. La 203 disparut au virage. Il était 10 h 25 du matin. La tuerie avait duré moins d’une demi-heure.

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