Treuffais avait acheté plusieurs journaux du matin et, vers 16 h 30, il descendit chercher Le Monde et France-Soir, ainsi qu’une médiocre choucroute en boîte. Il remonta chez lui. Après avoir refermé la porte, il vit son image dans la glace de l’entrée et poussa un soupir. Une barbe de quatre jours, les yeux rouges, des boutons, les cheveux hirsutes, la chemise sale et froissée sous la veste où se remarquaient quatre ou cinq nouvelles brûlures de cigarette. Il rangea la choucroute dans l’élément haut de la cuisine, alla chercher le vieux Radialva dans sa chambre et s’installa dans la salle de bains avec le poste et les journaux. Il fit couler un bain et feuilleta les journaux. Guère d’informations nouvelles. Treuffais avait déjà appris par la radio que des textes étaient parvenus aux journaux et agences de presse, postés dans la nuit à Paris, signés du groupe Nada, et qui revendiquaient l’enlèvement de l’ambassadeur, et réclamaient la publication d’un manifeste partout dans le pays, et le paiement par l’État d’une rançon de deux cent mille dollars. L’État avait quarante-huit heures pour donner sa réponse, soit jusqu’au lundi à midi. S’il refusait, l’ambassadeur serait exécuté. S’il acceptait, le manifeste devait paraître aussitôt dans la presse, être lu à la radio, à la télévision. Et de nouvelles instructions seraient envoyées par le groupe Nada, concernant le versement de la rançon.
Déjà, Le Monde résumait et analysait le manifeste. « Le style en est ordurier, affirmait le journal, et la puérilité de certaines affirmations, d’un anarchisme archaïque et sans mélange, prêterait à sourire en d’autres circonstances. Dans la situation actuelle, c’est bien plutôt l’inquiétude qu’elles inspirent, une angoisse profonde devant le néant revendiqué comme à plaisir par ce groupe Nada qui a su se bien nommer, mais qui s’exprime, dans son texte comme dans son acte, d’injustifiable manière. »
La baignoire était pleine. Treuffais ferma les robinets, ôta ses vêtements et se mit à l’eau. Il continua sa lecture, laissant la crasse se dissoudre lentement. Selon l’éditorialiste de France-Soir, les terroristes du groupe Nada prenaient exemple sur les Tupamaros en réclamant la publication de leur manifeste. Mais, soulignait l’éditorialiste, l’exemple des Tupamaros n’est pas un exemple à suivre, surtout en France qui est démocratique et qui n’est pas sous-développée. Si la contestation parfois violente est hélas entrée dans nos mœurs, le terrorisme politique ne répond ni aux besoins ni au désir de la population, le groupe Nada devait déjà commencer à s’en rendre compte, et l’éditorialiste voulait espérer que la raison l’emporterait.
Le Monde, par ailleurs, décrivait abondamment les opérations de police et se demandait à qui profiterait le cycle infernal violence-répression. Sous le titre, Une page noire, un juriste réputé pour son sérieux faisait un parallèle imbécile entre la noirceur de l’acte commis et la noirceur du drapeau anarchiste. Une feuille entière était dévolue aux communiqués et déclarations de diverses organisations et personnalités, avec un encadré spécial pour les points de vue d’une quinzaine de groupuscules gauchistes. Treuffais manqua s’assoupir dans son bain et fit tomber les journaux dans l’eau. Il jura et les mit à sécher sur le bord de la baignoire. Il se lava la tête avec fureur, grattant son cuir chevelu avec ses ongles. Il revoyait son amère entrevue avec Buenaventura, le lundi soir, dans la chambre sale du Catalan, les cartes à jouer qui traînent par terre, les mégots dans un bol, Buenaventura est debout dans l’ombre, le dos à la fenêtre illuminée par les enseignes de la rue.
— Tu ne prétends tout de même pas que nous abandonnions l’opération ?
— Si, dit Treuffais.
— Pars si tu veux.
— Tu ne comprends pas. Je ne veux pas me séparer de vous. Je vous demande de suspendre l’opération, le temps de discuter.
— Il n’y a plus de dialogue possible entre nous. Je regrette, Treuffais. Tu es passé de l’autre côté.
— Bordel, Buen, c’est parce que je suis communiste libertaire que je vous demande de suspendre l’opération.
— Communiste libertaire mon cul. Vous l’attrapez tous, tu n’es pas le premier que je vois, vous l’attrapez tous, la vérole de la politique, la vérole du compromis, la vérole marxisante. Fous le camp. Treuffais, je sais déjà tout ce que tu voudrais me dire, et la presse de l’autorité en dira autant dans cinq jours. S’arrêter pour discuter ? Non, mais tu rigoles. On sait ce que ça donne. Je te rappelle que mon père est mort à Barcelone, en 37.
— Et moi j’en ai plein le cul de t’entendre le dire. C’est pas parce que ton père s’est fait buter pendant une insurrection que son fils posthume est plus intelligent qu’un autre. Tu serais même plus con. Tu sombres dans le terrorisme et ça, c’est con. Le terrorisme ne se justifie que dans une situation où les révolutionnaires n’ont pas d’autre moyen de s’exprimer et où la population soutient les terroristes.
— C’est tout ce que tu as à dire ?
— Oui, dit Treuffais soudain épuisé et malade de désespoir.
— Je transmettrai tes remarques à mes camarades. À présent, fous le camp.
— Buen, ça fait quatre ans qu’on se connaît et…
— Fous le camp ou je te cogne.
— Je m’en vais, je ne veux pas qu’on en vienne là, ce serait vraiment trop dégueulasse. C’est vraiment dégueulasse.
Treuffais se rinça, sortit de la baignoire et alla se raser devant le lavabo. Ce qui est moche, ce n’est pas de n’être pas d’accord avec un tordu, c’est de l’avoir aimé et d’avoir cru quatre ans qu’on fonctionnait au coude à coude.