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Lorsqu’un bulletin nocturne d’informations télévisées donna la nouvelle, citant sous toutes réserves les déclarations du commissaire Goémond, Buenaventura, qui mangeait du pâté et buvait du cognac devant le récepteur, mit plusieurs secondes à comprendre ce que le policier avait en tête. Puis :

— Le chien ! s’exclama-t-il avec force.

Il demeura quelques instants immobile. Ensuite, il vida son cognac et descendit au garage. En entrant dans la maison, il y avait remarqué un établi. Le Catalan fouilla dans les outils, trouva ce qui lui sembla convenir. Sa lampe à la main, trois scies dans l’autre, il remonta dans la maison, gagna le bureau. Il scia pendant près de deux heures. Il ne se pressait pas. Il réfléchissait, et il était faible. Il prenait garde de rouvrir sa blessure par des gestes trop énergiques.

Quand il eut fini de scier, il disposait d’une part du fusil Charlin réduit à sa plus simple expression, trente-cinq centimètres de longueur, plus de crosse ni de canons, et d’autre part la carabine Erma sensiblement dans le même état, mais un peu plus longue, fort semblable à la Winchester tronquée chère au héros du feuilleton Au nom de la loi.

L’anarchiste bourra ses poches de veste de cartouches calibre 12 et garnit le magasin de la carabine avec du 22 Long Rifle. Il monta encore à l’étage jusqu’à ce qu’il eût trouvé un vaste imperméable informe et kaki, doté de deux poches intérieures. Il creva le fond des poches à coups de ciseaux. Il introduisit les deux armes sciées de part et d’autre, elles s’enfoncèrent parfaitement à l’intérieur de la doublure et pendirent plus ou moins verticalement dans les flancs de l’imper. Buenaventura enfila le vêtement par-dessus la veste de chasse. Alourdi de plusieurs kilos, son pistolet automatique dans la poche intérieure de la veste de chasse, il regagna le rez-de-chaussée, éteignit la télévision d’un coup de chaise et sortit par l’arrière de la maison avec son Solex.

— Mort aux Vaches, dit-il avec ferveur en enfourchant la bécane.

Sans autre lumière que celle du boîtier à pile, il progressa lentement par de petites routes. Ayant atteint une agglomération endormie, il cassa une vitre d’une Fiat 128, monta dans le véhicule, le mit en marche sans trop de mal et s’éloigna.

Il réussit à gagner Paris sans tomber sur le moindre barrage, sans que rien vienne faire obstacle à son projet, à croire qu’il avait glissé la pièce au Destin.

Il sortit du boulevard périphérique à la porte de la Plaine, piqua vers Paris, se gara boulevard Lefebvre. Assis à l’avant de la Fiat, il observa un temps d’arrêt. Il fredonnait.

— L’immeuble doit être bouclé, chantonna-t-il sur l’air d’il m’a dit : « Voulez-vous danser ? ».

Il descendit de la voiture. Le cognac lui mettait l’excitation au cœur, à retardement. Appuyé contre la Fiat, il sortit malaisément l’Erma de sa doublure droite. Son bras gauche le faisait souffrir en permanence, mais pas plus que s’il avait eu une cheville de bois passée à travers le muscle.

Il prit la carabine raccourcie dans sa main droite et en enfila le reste de crosse dans la manche, jusqu’à ce qu’il ne dépasse plus grand-chose. Dans la main gauche, il tenait son pistolet automatique. Ainsi apprêté, il se mit en marche d’un pas sinueux de pochard. Il estimait qu’il rencontrerait bientôt des flics postés autour de l’îlot de Treuffais. Son intention, délirante, était de les tuer tous, de se frayer un chemin jusqu’à son ami. Il fut étonné de n’avoir encore rencontré personne quand il atteignit la limite du pâté de maisons. Les flics devaient être à l’intérieur même de l’immeuble, et sans doute aussi sur le toit, attendant qu’il tombe dans le piège grossier de Goémond.

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