La nuit était tombée depuis longtemps et « Wild Harry » commençait à s’inquiéter. Il appela le portable de Malko qui passa directement sur messagerie. Après cinq minutes de grâce, il gagna la réception.
— J’ai rendez-vous avec M. Ali Moussa, annonça-t-il.
— Block « Flamingo ». Bungalow 20, lança l’employé.
« Wild Harry » erra un peu dans les sentiers peu éclairés mais arriva enfin devant le bungalow 20.
Pas de lumière, pas de véhicule. Il écouta un moment, puis appela Mark Roll.
— Il y a un loup ! annonça-t-il. Je vais explorer le bungalow 20 du Block « Flamingo » au Safari Park.
Si je ne donne pas de nouvelles dans cinq minutes, envoyez la cavalerie...
Il sonna à la porte du bungalow. Pas de réponse. Pourtant, quand il tourna la poignée de la porte, celle-ci s’ouvrit sans problème. L’odeur du sang frais lui sauta instantanément aux narines. Sans se démonter, il trouva le commutateur et alluma. Le cadavre de Moussa Ali formait un gros monticule au milieu de la pièce. « Wild Harry » ne chercha pas à savoir comment était mort le gros Somalien. S’approchant de la table, il aperçut le portable de Malko posé sur une feuille de papier où étaient écrites quelques lignes... Le temps de les lire, il rappela Mark Roll.
— Malko a été kidnappé, annonça-t-il, Moussa Ali égorgé et les pirates prétendent que les deux millions de dollars étaient des faux billets.
La réponse du chef de station de la CIA « fusa ».
— My God !
— Convoquez votre homologue du BND immédiatement. Celui qui vous a mis sur ce coup foireux. Je vous rejoins à l’ambassade. Inutile de prévenir les Kenyans pour le moment. Il faut réagir vite.
Gerd Frolich, le représentant du BND à Nairobi, blanc comme un linge, faisait face à Mark Roll, de toute évidence dépassé. Il était presque neuf heures du soir et l’appel du chef de station de la CIA l’avait arraché à un dîner chez les Britanniques.
— Je ne suis au courant de rien, affirma-t-il. Pullach m’a seulement donné l’ordre d’assister mes collègues.
Assis dans un coin du canapé, « Wild Harry » mâchonnait une allumette nerveusement II laissa tomber.
— Envoyez un télégramme tout de suite à Pullach.
Il nous faut la vérité. Si les billets de la rançon étaient faux. Si c’est le cas, savoir qui a eu cette brillante idée.
— Vous y croyez ? demanda Mark Roll.
L’ex-case-officer haussa les épaules.
— Je ne vois pas pourquoi les pirates et leurs copains se seraient lancés dans cette opération sans raison. Il y a eu déjà plusieurs versements de rançons. Lorsqu’ils ont l’argent, les pirates agissent correctement.
— Je fais immédiatement le nécessaire, promit Gerd Frolich avant de filer.
Dès que le fonctionnaire du BND fut parti, « Wild Harry » lança.
— Il faut retrouver Malko, coûte que coûte.
— Comment ?
— Appelez vos homologues du NSI. Essayez de trouver un fil à tirer. Ils peuvent interroger le personnel de l’hôtel. Une chose m’intrigue : Ali Moussa ne jetait pas l’argent par les fenêtres. Pourquoi ce rendez-vous dans un endroit aussi luxueux que le Safari Park ?
Mark Roll regarda sa montre.
— À cette heure-ci, cela ne va pas être facile.
— Ils ont bien une permanence au NSI, grommela « Wild Harry ».
Hadj Aidid Ziwani s’était installé au onzième étage de l’hôtel Panari, route de Mombasa, où il avait ses habitudes, posant son hélico dans l’immense terrain vague s’étendant en face de l’hôtel. L’appareil avait gagné ensuite Wilson Airport.
Le téléphone fixe sonna. C’était la réception.
— Un certain Hassan Timir vous demande, sir, annonça l’employé.
— Qu’il monte.
Hassan Timir était son principal acheteur de maraa et, aussi, le contact des pirates à Nairobi. Hadj Aidid Ziwani gagna le hall d’entrée de sa suite, l’estomac noué. Pourvu que Timir ait de bonnes nouvelles !
Il ouvrit au premier coup de sonnette et le filiforme Somalien se glissa dans la suite, à la fois servile et sûr de lui, s’inclinant profondément devant Hadj Aidid Ziwani.
— Tout s’est bien passé, annonça-t-il sans préambule. Ali Moussa a été puni de sa légèreté et nous nous sommes emparés de l’espion américain. En laissant une note disant que nous le rendrons contre trois millions de dollars.
Hadj Aidid Ziwani se laissa tomber dans un profond fauteuil, soulagé. Il était venu pour rien de Mombasa.
— Très bien ! approuva-t-il, je pense que les Américains ne vont pas faire de difficultés pour payer.
Moi, je vais repartir demain matin à Mombasa.
Son interlocuteur demeura impassible, mais ce qu’il dit tétanisa Hadj Aidid Ziwani.
— C’est dangereux de traiter cette affaire à Nairobi. Le NSI mange dans la main des Américains et des Israéliens. Ils possèdent des moyens électroniques très perfectionnés et risquent de nous localiser.
— Qu’est-ce que vous comptez faire, alors ?
— Transporter l’otage en Somalie.
— De Nairobi, c’est loin et les routes sont surveillées, objecta aussitôt Hadj Aidid Ziwani.
— C’est vrai, aussi nous avons décidé de le faire partir de Mombasa, dans un dhow de pêcheurs. Une fois qu’il sera de l’autre côté, nous serons en position de force.
Hadj Aidid Ziwani fit la moue.
— Il n’y a qu’une seule route pour Mombasa et les Kenyans vont sûrement y installer des « check-points ».
— Nous ne prendrons pas la route...
— Comment ferez-vous ?
— Vous êtes venu en hélicoptère, n’est-ce pas ?
Hadj Aidid Ziwani sentit le sang se retirer de son visage. Hassan Tirnir lui demandait un engagement personnel qui pouvait lui coûter cher. Certes, il était riche, estimé, protégé, mais la main de l’oncle Sam était lourde au Kenya. Et les Américains n’hésitaient jamais à venger les leurs.
— C’est difficile et dangereux, objecta-t-il.
— On l’amènera à Wilson Airport dans un sac, comme un chargement de maraa, assura le Somalien.
Dès demain matin, juste avant votre départ...
Hadj Aidid Ziwani réalisa qu’il s’était involontairement piégé en annonçant son retour rapide sur Mombasa. Toujours impassible, Hassan Timir se leva, s’inclina profondément devant lui et dit de sa voix douce.
— Je viendrai ici demain matin vers huit heures. Nous attendrons la dernière minute pour effectuer le transfert. C’est facile, à Wilson Airport, il n’y a aucun contrôle pour les vols domestiques. Et puis, vous êtes très connu et respecté.
Sur ce dernier compliment, teinté de menace, il gagna la porte et s’esquiva. Laissant Hadj Aidid Ziwani ivre de rage. L’autre ne lui laissait pas le choix. Or, en participant au kidnapping d’un agent de la CIA, il franchissait une ligne rouge. Les autorités kenyanes se moquaient de la corruption et même des activités des pirates, mais là, c’était politique. Et si les Américains découvraient son rôle, il risquait de se retrouver à Guantanamo ou avec deux balles dans la tête.
L’odeur pestilentielle montait du sol, traversant le tissu de la cagoule et s’infiltrant jusque dans les poumons de Malko. Celui-ci avait été transporté comme un sac, jusqu’à un sous-sol où on l’avait jeté à terre, en lui laissant sa cagoule. Il ignorait l’heure : près de dix heures, probablement. Aucun bruit ne parvenait de l’extérieur. À tâtons, il avait essayé de bouger, en dépit de ses chevilles entravées, se cognant à des murs humides, et à ce qui ressemblait à des sacs de riz.
Finalement, il avait entendu une porte s’ouvrir et il avait perçu des voix, une féminine et une masculine, discuter à voix basse.
Un peu plus tard, on lui avait enlevé sa cagoule et il avait distingué dans la pénombre la silhouette d’une femme en tenue traditionnelle somalienne. Elle avait déposé sur un tabouret de l’eau dans un bol et un plat de riz, avant de s’éclipser. Les mains liées dans le dos, Malko en était réduit à manger et boire comme un animal. Prudent, il n’avait pas touché à l’eau qui devait être un précipité de choléra et d’amibes.
Il se dit qu’il avait probablement été transporté dans Eastleigh, le quartier somalien de Nairobi, dédale de ruelles nauséabondes où même la police ne mettait pas les pieds. Personne ne viendrait le chercher au fond de ce sous-sol humide. Il pensa à « Wild Harry ». L’Américain avait sûrement trouvé son message et le cadavre de Moussa Ali. Donc, les opérations de sauvetage avaient dû commencer.
Ce qui ne voulait pas dire qu’elles réussissent...
Il s’appuya au mur et tenta de trouver le sommeil. Pour l’instant, c’est ce qu’il avait de mieux à faire.
Gerd Frolich, le chef de poste du BND à Nairobi, était livide, fuyant le regard de Mark Roll et de « Wild Harry ». Il était minuit dix. Depuis trois heures, l’Allemand remuait ciel et terre au téléphone, sortant ses collègues du lit à Pullach pour découvrir la vérité.
— Es war richtig, commença-t-il en allemand tant il était mal à l’aise, puis continuant en anglais. C’est vrai, les billets de cent dollars étaient faux.
Mark Roll poussa un soupir accablé.
— My God ! Qui a décidé cette connerie ?
— C’est une idée du BKA. Ils venaient de saisir une tonne de billets de cent dollars, bien imités. Ils se sont dit que c’était une bonne idée pour prendre les pirates à leur propre piège. Evidemment, on ne pouvait pas prévoir.
« Wild Harry » secoua la tête, effondré.
— Et s’ils s’en étaient rendu compte avant le départ du « Moselle » ; ils étaient capables d’exécuter les otages. L’armateur était au courant ?
— Oui, il paraît. Il était d’accord, cela lui évitait de débourser une grosse somme...
Ces Allemands, qui avaient l’air tellement « korrekts », payant la rançon en fausse monnaie ! On ne pouvait plus se fier à personne.
Mark Roll planta son regard dans celui de son homologue.
— Herr Frolich, il vous reste une seule chose à faire : remettre à notre disposition immédiatement trois millions de dollars afin que nous puissions récupérer Malko Linge.
L’Allemand devint rouge comme une tomate et bredouilla.
— Mes chefs m’ont dit que ce n’était pas au BND de fournir cette somme. C’est l’armateur qui est censé payer cette rançon.
« Wild Harry » lui jeta un regard noir.
— Vous allez me donner le téléphone de l’armateur.
Si jamais ils font des manières, je convoque le Washington Post, le New-York Times et Der Spiegel pour leur raconter l’histoire. Je pense que cela fera mauvais effet...
Il s’était levé et l’Allemand en fit autant, s’enfuyant littéralement du bureau. « Wild Harry » secoua la tête.
— Ces enfoirés de bureaucrates ! Ils croient qu’ils jouent au Monopoly...
— Vous avez des nouvelles du NSI pour le bungalow ?
— Je n’ai eu qu’une permanence. La police est là-bas. Apparemment, Ali Moussa n’était pas le locataire du bungalow, mais la direction du Safari Park refuse de coopérer en donnant le nom du véritable locataire. Et comme le propriétaire de l’hôtel est un homme politique très puissant, les flics y vont sur la pointe des pieds...
— Les enfoirés ! gronda « Wild Harry » Puis, d’une brusque inspiration, il lança. Qu’est devenu le colonel Makuka ?
— Il a quitté le National Intelligence Service, sans même accéder au grade de général, dit Mark Roll. Moi, je ne l’ai pas connu.
— Qu’est-ce qu’il fait ?
— Il paraît qu’il a un bureau de change dans Mama Ngina, au rez de chaussée du building « Century Plaza ».
« Wild Harry » ne se trouvait pas à Nairobi lors de l’affaire Abdullah Ocalan, mais il avait lu les archives et savait comment le colonel kenyan avait récupéré frauduleusement cinq millions de dollars de la CIA pour livrer le leader du PKK aux Turcs. Après dix ans au NSI, il avait sûrement encore des relations. Il suffisait de le motiver.
Malko se réveilla en sursaut, entendant la porte s’ouvrir. Ignorant combien de temps il avait dormi. Il sentit qu’on défaisait le lacet retenant sa cagoule qu’on lui arracha. Il cligna des yeux, sous la lumière crue d’une ampoule nue. Debout, en face de lui, se tenait le Somalien qui avait éventré Ali Moussa. Pour ne pas se sentir trop en état d’infériorité, il réussit à se mettre debout.
L’homme lui jeta un regard froid et annonça en mauvais anglais.
— Vous nous avez menti. Vous n’êtes pas venu d’Allemagne avec cette rançon. Vous travaillez avec la CIA à Nairobi. Nous avons communiqué avec nos frères qui se trouvent à Haradhere. Ils ne veulent pas que vous soyez échangé contre une rançon. Malko affronta son regard et dit.
— Vous allez m’assassiner.
— Non, vous allez être transféré dans notre pays, comme prisonnier de guerre. Les Américains ont commis beaucoup de crimes chez nous.
— Je ne suis pas Américain.
— Vous travaillez pour les Américains, c’est pareil.
Il fit un geste discret et l’homme qui se trouvait avec lui remit sa cagoule à Malko, qui se retrouva seul dans sa « cellule ». Face à une perspective peu réjouissante : les frères de Harardhere, ce ne pouvait être que les « Shebabs », les militants extrémistes islamistes, les talibans de Somalie. C’était pire qu’une condamnation à mort. Ils haïssaient viscéralement les Américains et risquaient de lui faire payer très cher ses liens avec la CIA.