Mark Regardait le regard obstinément fixé sur la carcasse de sa langouste, qui, pourtant, ne méritait pas autant d’attention. Hawo souriait aux anges et « Wild Harry » avait commencé à aspirer son Pimm’s avec un bruit assez répugnant. Malko rompit le silence tendu.
— Mark, quelle est votre idée pour m’envoyer à Mogadiscio ?
Brutalement revigoré de voir que Malko ne lui avait pas encore jeté les restes de sa langouste à la figure, le chef de station de la CIA arbora un sourire épanoui.
— Ce serait formidable de reprendre pied en Somalie ! Langley y tient absolument et ils ont raison. J’apprécie beaucoup votre coopération. C’est un sacré risque.
Partage des risques inégal, forcément inégal. Mark Roll ne bougerait pas de son bureau climatisé pendant que Malko irait jouer à la roulette russe en Somalie... Ce dernier reprit la parole.
— O.K., Mark, j’ai compris que vous vouliez m’envoyer en Somalie. Pour quoi faire exactement ?
Le regard de Mark Roll dérapa vers « Wild Harry ».
— Harold va vous expliquer.
L’ex « case-officer » abandonna son Pimm’s à regret et fixa Malko.
— Pendant ma « campagne » somalienne, expliqua-t-il, je « traitais » dans le plus grand secret un jeune Somalien. Amin Osman Said. Un type plutôt éduqué qui travaillait dans une agence de voyage du marché de Baraka. Il parlait anglais et connaissait énormément de gens. C’est lui qui me signalait les « cibles ». Ensuite, j’envoyais les voyous de Ahmed Mohammed Omar qui me les livraient dans la « green zone ».
— Pourquoi coopérait-il avec vous, cet Amin ? questionna Malko.
Wild Harry » eut un sourire las.
— Le fric, bien entendu ! Mais lui, c’était pour la bonne cause. Il voulait économiser assez d’argent pour aller faire des études à l’étranger.
— Il n’a pas pu partir ?
Harold Chestnut jeta un regard noir à Mark Roll.
— Non. Pour deux raisons : d’abord, il n’avait pas encore assez d’argent, et, ensuite, l’Agence n’a jamais pu lui procurer une « green card ». D’ailleurs, si on le recontacte, c’est sûrement la première chose qu’il va réclamer.
Mark Roll sursauta, avec un sourire douloureux.
— Harold, vous savez bien que c’est impossible. Le State Department...
« Wild Harry » interrompit brutalement le chef de station de la CIA.
— Mark, vous êtes une merde ! Une sous-merde, même. Vous êtes prêt à envoyer Malko à Mogadiscio où il n’y a pas d’assurance vie, alors qu’il n’y a pas un seul « case-officer » dans toute la Division des Opérations qui accepterait d’y mettre les pieds, même cinq minutes, et vous n’êtes pas prêt à tout faire pour lui donner le maximum de chances... Vous avez de la chance qu’il soit là, assis en face de vous et qu’il ait besoin de blé pour entretenir son foutu château ! Il n’y a plus de vieux cons de mon espèce pour vous tirer les marrons du feu.
Mark Roll était devenu écarlate.
— Well, Harold, vous savez bien que le consul, ou plutôt la consule, est une vieille gouine acariâtre, qui nous déteste. Elle envoie toutes nos demandes au State Department avec un avis négatif.
« Wild Harry » siffla le reste de son Pimm’s d’un seul trait et cracha.
— Si elle reçoit un télégramme de Washington, elle se couchera ! Si Langley veut savoir ce qui se trafique à Mogadiscio, vous payez le prix ou vous allez vous faire foutre.
Un ange traversa le restaurant et s’enfuit, en brisant une fenêtre, épouvanté par ces écarts de langage. On n’était plus entre gentlemen...
Malko, touché par la réaction de Harold Chestnut, décida de calmer le jeu.
— Harold, demanda-t-il, savez-vous où se trouve Amin actuellement ?
L’ex case-officer secoua la tête.
— Nope. Je ne sais même pas s’il est encore vivant.
J’ai cinq numéros de portable, mais je ne veux pas les essayer à l’aveuglette, d’ici. Ce serait trop dangereux pour lui. Il faut aller sur place. Personne n’a jamais su qu’il travaillait avec moi. Sinon, on lui aurait coupé la gorge depuis longtemps.
— Même l’honorable Ahmed Mohammed Omar ?
— Surtout lui ! Il l’aurait balancé pour se faire un peu de fric.
Belle mentalité.
— Mais vous pensez qu’Omar pourrait quand même m’aider ?
— Oui, au niveau de la sécurité. Il a de bons contacts avec celle du président Youssouf.
— Il est où, lui ?
— Je pense, quelque part à Nairobi. Il se planque...
— À Nairobi ? Pourquoi ?
— Une embrouille, sûrement, fit évasivement « Wild Harry ». Ce type vendrait sa mère et la livrerait. Mais on devrait pouvoir mettre la main dessus.
Malko demeura silencieux quelques secondes. « Wild Harry » méritait bien son surnom. En dépit de sa bonne volonté évidente, son plan partait un peu dans tous les sens. Tourné vers Mark Roll, il demanda avec un sourire suave.
— Et vous, Mark, quel est votre plan pour m’envoyer dans ce délicieux pays ?
Il crut que le chef de station allait lui sauter au cou.
— Vous parlez allemand ? lança-t-il.
Malko ne put s’empêcher de sourire.
— En principe, oui. C’est ma langue maternelle. Pourquoi ?
— Well, nos homologues du BND m’ont envoyé les représentants d’un armateur de Hambourg dont un cargo, le « Moselle », a été hijacké par des pirates. Le « Moselle » se trouve en ce moment à Hobyo. L’armateur et les pirates se sont entendus sur une rançon de deux millions de dollars, payée en liquide. Ses représentants ont débarqué à Nairobi, plutôt paumés, avec leur argent et un numéro de téléphone à contacter. Mon homologue du BND me les a envoyés.
— Vous voulez que je serve d’interprète ?
Mark Roll secoua vigoureusement la tête.
— Non, je voudrais que vous preniez la place d’un de ces types en vous faisant passer pour le représentant de l’armateur. Les autres n’y verront que du feu.
— Et ensuite ?
— Vous pouvez remonter la filière et demander de remettre la rançon directement en Somalie. Vous auriez déjà fait un sérieux pas en avant.
— Vers le précipice, ricana « Wild Harry ». Ces pirates sont vachement méfiants. Mark, il n’en a vu qu’à la télé. Moi, je les connais un peu mieux.
Malko n’était pas loin de partager son opinion, mais il se dit que, dans un premier temps, il ne risquait pas grand-chose. Si l’opération tournait court, comme c’était prévisible, on pourrait toujours revenir au plan B de « Wild Harry ».
— Je peux toujours les rencontrer, conclut-il. Vous leur avez fait part de votre projet ?
— Pas explicitement, reconnut Mark Roll, mais ils sont tellement paumés, qu’ils accepteront sûrement. Ils doivent venir à mon bureau à quatre heures.
— Eh bien, on va les voir, conclut Malko.
Mark Roll se tourna vers Harold Chestnut.
— Harold, j’aimerais bien que vous soyez là aussi. Vous connaissez tout cela mieux que moi.
— O.K., bougonna « Wild Harry », mais avant, je dois aller m’occuper de mes roses avec Hawo.
Avant de se lever, la somptueuse Hawo coula un regard brûlant à Malko et s’éloigna vers la sortie, le bras de « Wild Harry » autour de la taille, s’adaptant à sa claudication.
Étrange couple.
— Je pense que cela devrait marcher, fit Mark Roll d’un ton convaincu.
La méthode Coué.
Les deux hommes semblaient sortir d’une série télé allemande. Costume cravate d’une tristesse à mourir, visages de petits fonctionnaires, lunettes, lourdes serviettes de cuir noir, raides comme des parapluies. Par contre, Malko tomba en arrêt devant la blonde qui les accompagnait. Nez retroussé, bouche épaisse, cheveux en queue-de-cheval, un blouson en denim bleu et un jean extrêmement moulant. Lorsqu’elle se tourna pour attraper une chaise, Malko sentit son pouls s’envoler. Sa chute de reins pouvait rivaliser avec celle de Hawo.
Mais, elle était blanche...
Mark Roll fit les présentations : Heinrich Steiner, Ludwig Klein et Anna Litz.
Ils étaient à peine assis quand Harold Chestnut se glissa dans la pièce, aussitôt présenté comme « consultant ». Mark Roll résuma la situation pour Malko.
— Ils sont arrivés hier à Nairobi par Lufthansa, pour débloquer la situation de leur cargo, le « Moselle » arraisonné par des pirates, il y a un mois. Depuis, ils négocient par téléphone et mail. Les pirates demandaient dix millions de dollars et ils ont pu finalement traiter à deux millions. Ils ont hâte de régler l’affaire pour que le navire et l’équipage soient libérés. Apparemment, il se trouve encore en face d’Hobyo.
— Pourquoi êtes-vous à Nairobi ? demanda Malko en allemand. Cela ne pouvait pas se régler par un virement bancaire ? Beaucoup de rançons transitent par des banques de Dubai.
Curieusement, c’est la blonde à la croupe de rêve qui répondit.
— Nein ! Ils ne veulent que du cash.
— Vous l’avez avec vous ? interrogea Malko.
— Ja wohl ! confirma la jeune femme. Nous l’avons amené avec une autorisation des douanes allemandes.
Ces messieurs sont chargés de veiller dessus jusqu’à la remise de cette somme contre un reçu.
Un peu étonné par le silence des deux hommes, Malko demanda.
— Qui est le représentant de l’armateur ?
— Moi, fit Anna Litz. Dièse Herren appartiennent au BND. Ils sont là pour sécuriser la remise de la rançon.
— Où est l’argent ?
— Pour l’instant, dans le coffre de notre ambassade.
— Et comment comptez-vous contacter les pirates ?
La blonde sortit de son sac Hermès un papier plié qu’elle tendit à Malko. Il le déplia et lut : Ali Moussa 0725063338.
— Faites voir, demanda Harold Chestnut.
Malko lui remit le papier. Après un bref coup d’oeil, « Wild Harry » laissa tomber.
— Je connais.
Ce fut au tour de Malko d’être surpris.
— C’est un de vos contacts ? demanda-t-il.
— Non, un « businessman » à la somalienne, installé à Nairobi. Il est mêlé à des tas de trafics, joue les intermédiaires. C’est un voyou.
Malko traduisit la réponse. Anna Litz sembla choquée. Visiblement, si le rendez-vous n’avait pas eu lieu à l’ambassade américaine, lieu où, par définition, il n’y avait que d’honnêtes gens, les Allemands se seraient enfuis à toutes jambes. « Wild Harry » lança avec un large sourire.
— Dites-leur qu’ils ont bien fait de s’adresser à nous. On va les aider.
Au moins, il jouait le jeu.
— Nous allons vous aider, confirma Malko. Tout se passera bien.
— Dites-leur qu’on va tous dîner ensemble, proposa Harold Chestnut. On leur expliquera la marche à suivre.
Après que Malko eut traduit, le regard d’Anna Litz s’assombrit.
— On ne peut pas contacter cet homme avant le dîner ? Nous voudrions être de retour à Hambourg lundi. Mon boss est très impatient de voir cette affaire se terminer.
Ce dernier pensait sans doute qu’on se rendait en Somalie comme on va de Berlin à Hambourg.
— Il y a certains préparatifs à faire, tempéra Malko.
Il y avait surtout à expliquer aux Allemands le rôle qu’il allait jouer. En espérant qu’ils ne se braquent pas. Surtout les deux agents du BND chargés de convoyer le trésor.
Hawo, qui avait gardé son tailleur pantalon, et Anna Litz, qui avait troqué son jean pour une longue jupe moulée sur son exceptionnelle chute de reins, se contemplaient avec l’expression de deux panthères face à face au même trou d’eau... Il faut dire que l’atmosphère du « Carnivore » renforçait le côté « jungle » du dîner.
Situé à côté de Wilson Airport, le restaurant, immense, ne servait que de la viande. « Classique » et plus exotique, comme le crocodile ou l’autruche.
Des garçons en tenue zébrée passaient entre les tables, armés de longues piques, remplissant les assiettes tant qu’on ne retournait pas le petit drapeau présent sur chaque table. Au centre, des quartiers de viande grillaient sur un énorme grill circulaire et des hordes de chats gras à lard se faufilaient nonchalamment entre les tables, pouvant à peine se traîner, en dépit des écriteaux avertissant : « Do not feed the cats ».
Des haut-parleurs diffusaient de la musique africaine et les serveurs n’arrêtaient pas de remplir les verres. Depuis le début du repas, les deux agents du BND carburaient à la bière, « Wild Harry » au Pimm’s, et le reste de la table au Champagne Taittinger dont Malko avait commandé un magnum. Probablement desséchée par la proximité de l’énorme grill, Anna Litz vidait sa flûte avec l’automatisme d’une machine-outil teutonne.
La musique changea. Du N’dombolo, le rythme endiablé d’Afrique Centrale. Hawo, assise entre Malko et « Wild Harry », commença à se trémousser sur sa chaise.
— Qui veut danser ? lança-t-elle à la cantonade.
Raides comme la mort, les deux Allemands plongèrent le nez dans leur bière. À cause de sa jambe, Harold Chestnut n’était pas dans la course et Mark Roll se débattait avec un énorme morceau d’autruche.
Hawo lança un regard implorant à Malko, qui se dévoua.. La minuscule piste se trouvait juste en face de la broche géante et ils avaient la sensation d’évoluer dans un four. La jeune femme dansait avec souplesse, frôlant parfois Malko, avec une sensualité toute africaine.
— Je suis contente que vous soyez là ! fit-elle en tournant.
— Pourquoi ?
— Harold n’aime pas sortir et encore moins danser. Moi, j’adore.
Lorsqu’ils regagnèrent la table, Malko réalisa que personne ne se parlait. Or, ils n’étaient pas au Carnivore uniquement pour déguster de la viande de crocodile. Il rompit le silence pour demander à Heinrich Steiner :
— La récupération d’otages est toujours une opération délicate, dit-il. Que savez-vous de la situation des vôtres ?
— Ils sont restés sur le « Moselle » à Hobyo, répondit l’Allemand. L’homme qui parle au nom des pirates, un certain Youssouf, nous a dit que dès qu’ils auraient l’argent, le navire et l’équipage seraient relâchés. Vous pensez qu’ils disent la vérité ?
— Oui, confirma Harold Chestnut. Ils ont toujours procédé ainsi, mais il faut faire très attention à la « pollution » par des intermédiaires ; il ne faudrait pas payer deux fois...
Malko traduisit. Les deux Allemands semblaient épouvantés par cette perspective. Anna Litz demanda.
— Vous pensez qu’on ne peut pas leur faire confiance ?
— Pas plus qu’à un cobra affamé, affirma Malko. Ces gens sont des bandits. Aussi, voici ce que je suggère. Je vais mener les tractations à votre place, en me faisant passer pour un membre de votre délégation.
— C’est-à-dire ?
— Je parle allemand, précisa Malko et ils ne vous connaissent pas physiquement.
Anna Litz lança, inquiète.
— Il faudra qu’on vous confie l’argent ?
— Cela vous éviterait des contacts dangereux. L’Allemande secoua la tête.
— Nein. Je représente l’armateur. Je dois assister à toutes les négociations.
— Si vous le souhaitez, accepta Malko, mais cela ne sera pas facile. Laissez-moi au moins prendre les premiers contacts, comme si j’arrivais d’Allemagne. Tant que l’argent est dans le coffre de votre ambassade, vous ne risquez rien...
— Richtig ! accepta la jeune femme, après une brève hésitation.
— Dans ce cas, demain matin, j’appelle le numéro qu’on vous a donné et je vous tiens au courant des instructions que je vais recevoir.
— Ganz korrect, approuva Anna Litz.
Déchargés de toute responsabilité, les deux agents du BND reprirent des bières. Malko commanda une autre bouteille de Taittinger Comtes de Champagne, Blanc de Blancs et, dès que les flûtes furent pleines, leva la sienne.
— Buvons au succès de notre opération !
L’atmosphère s’était détendue subitement... Le N’dombolo faisait claquer les haut-parleurs. Malko se leva et prit la main d’Anna Litz.
— Venez découvrir le N’dombolo !
Elle le suivit, aussitôt imitée par Mark Roll et Hawo. « Wild Harry », lui, commanda un dernier Pimm’s. Anna Litz dansait d’une façon un peu raide, jetant des regards étonnés tout autour d’elle.
— C’est la première fois que vous venez en Afrique ? demanda Malko.
— Oui. C’est étonnant. Tous ces Noirs, cette atmosphère, cette musique.
Le N’dombolo semblait la dégeler peu à peu. Il se rapprocha et Anna Litz se laissa aller contre lui. Au bout d’un moment, elle remarqua, d’une voix mal assurée.
— Je suis contente de vous avoir rencontré.
— Pourquoi ? Vous n’étiez pas seule.
— Ach ! fit-elle, ce sont des braves garçons, mais ils sont un peu perdus ici. Or, ils étaient venus pour me protéger... C’est moi qui ai la responsabilité de l’argent vis-à-vis de l’armateur...
— Vous êtes très jeune...
— Je viens d’avoir quarante ans, dit-elle, et j’ai deux enfants. Je suis divorcée, ajouta-t-elle aussitôt, alors que Malko ne lui demandait rien.
C’était presque un appel du pied. Encouragé, il laissa glisser un peu plus sa main autour de la taille d’Anna Litz.
— Tout se passera bien, promit-il. Quand ce sera terminé, je vous emmènerai au Ngoro-Ngoro.
— C’est une discothèque ?
— Non, le plus beau parc d’animaux d’Afrique. De l’autre côté de la frontière, en Tanzanie. Une demi-heure de vol en petit avion...
— Ach, wunderbar ! approuva-t-elle. Son visage se rembrunit. Mais, Heinrich et Ludwig ?
— On les emmènera aussi, mentit Malko. Maintenant, on va rentrer. Demain va être une longue journée. À quel hôtel êtes-vous descendue ?
— Au Serena.
— Comme moi. Cela facilitera les choses.
— Vous n’habitez pas Nairobi ?
— Non, je suis de passage, comme vous...
— Mais...
— J’appartiens à la Central Intelligence Agency et je suis ici en mission, expliqua-t-il. Harold Chestnut, lui, vit à Nairobi et son amie est Somalienne. Cela peut être utile.
Ils regagnèrent la table. Les gros chats étaient tous partis se coucher, sauf un. Effectivement, la journée du lendemain allait être cruciale. Peut-être que grâce à l’idée de Mark Roll, il allait se retrouver en Somalie à ses risques et périls...