Malko reprit sa marche en avant, tenant son arme à l’horizontale, à hauteur de la ceinture, presque invisible dans cette foule compacte. Il se dirigeait vers les jeunes gens qui barraient la ruelle. Trois marchands de tissus virent le pistolet et plongèrent immédiatement sous leur comptoir. La cohue était telle que les passants se bousculaient sans même voir le Glock.
Il fit encore quelques pas, bousculant une « marna » qui se retourna, furieuse, et resta figée, les yeux exorbités devant le pistolet. Il n’était plus qu’à un mètre du « barrage » et il croisa le regard d’un des jeunes gens : sombre, inexpressif, dur. Ils se ressemblaient comme des clones : grands, très minces, les traits fins, les cheveux frisés très courts, le teint sombre. Des Somaliens.
Il adressa une prière muette au ciel, surveillant leurs mains. Et soudain, une voix fit derrière lui :
— Have no fear. They are friends.
Il se retourna et vit un Africain, coiffé d’un chapeau beige rejeté en arrière du front, un nez épaté, une chemise rouge flottant sur un torse maigre.
— I am Andrew, mister Malko, continua le Noir d’une voix douce. Have no fear.
Malko laissa retomber son bras le long du corps, sans lâcher son arme.
Andrew souffla à son oreille :
— Vous avez beaucoup d’argent avec vous. Ici, il y a des gens très pauvres. Suivez-moi.
Il passa devant, rejoignit les jeunes gens qui s’écartèrent. Rassuré, Malko remit le Glock sous sa chemise. Anna Litz tourna un regard inquiet vers lui.
— Ailes gut ?
— Ja wohl, assura Malko.
Malko continua son chemin, isolé au milieu des jeunes gens, comme dans une bulle protectrice. Andrew ouvrait la marche. Ils débouchèrent dans une ruelle un peu plus large, longeant le vieux port de Mombasa, en plein cœur du quartier somalien.
— Où allons-nous ? demanda Malko à Andrew.
— Livrer ce que vous avez apporté, répondit ce dernier.
Ils atteignirent une petite place bordée à gauche par un vieil immeuble blanchâtre à la façade duquel étaient accrochés des balcons de bois, portant sur son crépi une inscription un peu pompeuse « Rasanis Arcade ».
En face, il y avait une grille bleue, à travers laquelle on apercevait la mer en contrebas et quelques vieux rafiots en train de pourrir.
— C’est le vieux port de Mombasa, expliqua Andrew. Ici, il n’y a que les « dhows » et les bateaux de pêche somaliens qui viennent vendre leur poisson séché. Le vrai port est de l’autre côté de la ville, à Kilindini. Venez.
Malko et Anna Litz le suivirent et franchirent la grille, salués respectueusement par un douanier kenyan, assis par terre, en train de mâcher du khat. On se serait cru revenu un siècle en arrière. Une vingtaine d’hommes, pieds nus, vêtus de hardes, étaient entassés sur le sol au soleil. Les dockers.
D’autres faisaient la navette entre un hangar, situé à droite de la grille, et un « dhow » ventru amarré plus bas, descendant un raidillon et franchissant une passerelle pour atteindre les cales ouvertes. Pieds nus, cinq sacs de quinze kilos de ciment en équilibre sur la tête.
Ils jetaient les sacs dans le « Dhow » et remontaient avec des cartons remplis de matériel électroménager.
— Qu’est-ce que c’est que ce bateau ? demanda Malko.
— Le Kismayo, répondit Andrew. Il arrive de Merka en Somalie avec un chargement d’électroménager, acheté à Dubai. Comme il n’y a pas de douane en Somalie, c’est facile. Et ici, il n’y a pas de douane non plus... le Kismayo va décharger son ciment à Merka. Ils en ont beaucoup besoin là-bas, il n’y a plus d’usine en Somalie.
D’ailleurs, il n’y avait plus de Somalie depuis longtemps, se dit Malko, serrant toujours son précieux paquet contre lui.
Andrew continua d’une voix douce.
— Nous allons descendre dans le Dhow pour remettre à quelqu’un ce que vous avez apporté.
— Qui ?
— L’envoyé du clan Majarteen d’Hobyo. Il va l’apporter à ses amis.
— Et s’il arrive quelque chose ?
— Ce n’est plus votre problème, assura Andrew. C’est Ali Moussa qui vous sert de garantie. Dès que j’aurai remis l’argent ici, je l’appellerai et lui donnerai le feu vert pour que le bateau allemand soit libéré.
— O.K., conclut Malko. Allons-y. Anna, vous venez ?
La jeune Allemande regarda le Dhow, les fourmis aux pieds nus, et dit d’une voix mal assurée.
— Ja wohl.
Ils descendirent le raidillon à côté des dockers qui, parfois, perdaient un sac ou deux, et franchirent la passerelle. Une trappe s’ouvrait sur le pont donnant accès à un escalier de bois qui, lui-même, menait à l’entrepont. Une pièce minuscule, exhalant une odeur fétide dans une chaleur poisseuse. En dépit des hublots ouverts, on y voyait à peine.
Malko distingua dans l’ombre plusieurs hommes assis le long des parois, en tenue somalienne, pieds nus. Trois AK 47 étaient appuyés à la paroi et des étuis de chargeurs en toile jonchaient le sol, ainsi qu’un lance-roquette RPG7.
Pas vraiment des pêcheurs...
Andrew s’accroupit en face d’eux et commença à discuter à voix basse, Malko gardant toujours le précieux paquet sous le bras. Quant à Anna Litz, la stupéfaction la rendait muette. Elle s’accroupit sur ses talons, derrière Malko. À travers la cloison, on percevait les échos sourds des sacs de ciment jetés dans la cale avant. En quelques minutes, Malko fut en nage. L’atmosphère était quasiment irrespirable. Andrew se retourna et dit :
— Ils sont d’accord pour prendre l’argent. Le navire part cette nuit, dès qu’il a fini de charger. Il va à Kismayo et ensuite à Mogadiscio.
— Mais le « Moselle » se trouve à Hobyo, objecta Malko.
— Certains vont aussi à Hobyo ! Ils vont prendre une petite commission pour le transport, mais il n’y a rien à craindre, ce sont des gens honnêtes, des bons musulmans.
Qui considéraient la piraterie comme un aimable hobby... Malko se retourna vers Anna.
— Notre voyage se termine ici, annonça-t-il. Nous leur donnons l’argent et ils s’en vont.
— Ils peuvent me faire un reçu ?
Malko transmit la demande à Andrew qui répercuta. La réponse fut sans appel.
— Ils ne savent pas écrire.
— Le seul moyen serait d’embarquer avec eux, conclut Malko. Je ne vous le conseille pas. Une blonde comme vous vaut très cher en Somalie. Beaucoup plus d’un million de dollars.
Cela ne dérida pas la jeune femme.
— Alors ? insista-t-il.
— Allez-y, fit-elle du bout des lèvres.
Il tendit le paquet à Andrew qui, à son tour, le remit à un des pirates. Aucune formule de politesse, pas de poignée de main. Rien. Ils remontèrent à l’air libre et quittèrent le Dhow. À peine arrivé en face du hangar, Andrew prit son portable et composa un numéro pour une courte discussion en somalien. Il tendit ensuite l’appareil à Malko.
— Parlez-lui. C’est Ali Moussa.
La voix du gros Somalien était particulièrement chaleureuse.
— Tout est en ordre, annonça-t-il. Andrew me l’a confirmé. Je vais envoyer tout de suite un mail à Hobyo. Si tout se passe bien, le « Moselle » pourra repartir demain matin.
— Et si tout ne se passe pas bien ?
Ali Moussa éclata de rire.
— Ce serait seulement un problème technique, pour quelques heures. Nous ne sommes pas des bandits. Seulement des espèces de douaniers afin de protéger notre pays...
— Inch Allah, conclut Malko. Je vais repartir ce soir à Nairobi. Vous savez que nous sommes en contact avec le navire.
— Bien sûr ! Ne craignez rien.
Malko rendit le portable à Andrew. Ce dernier souleva son drôle de chapeau en lui adressant un sourire édenté.
— Je vous laisse. Appelez votre chauffeur. Dites-lui que vous êtes en face du vieux port.
Il traversa la place et s’enfonça dans une ruelle. La procession des fourmis continuait derrière eux. Un minaret se mit à appeler à la prière tandis que Malko joignait le chauffeur du Serena. Anna Litz était défaite.
— J’espère que je n’ai pas fait une bêtise ! soupira-t-elle. Je risque de me retrouver au chômage.
— Ça vaut mieux que d’être otage, conclut Malko, avec un brin de cynisme... Si vous voulez, puisque nous sommes à Mombasa, je vous invite à dîner au Tamarind.
— Non, non, je veux rentrer à Nairobi. Il faut que je rende compte.
L’Embraer grimpait entre les nuages. Très vite, le sol ne fut plus visible. Anna Litz, épuisée par les émotions, dormait contre l’épaule de Malko. Ils avaient eu juste le temps de repasser par le Serena Beach prendre leurs affaires.
Malko était à la fois soulagé et déçu. La manip imaginée par Mark Roll avait accouché d’une souris. Certes, il connaissait désormais le « contact » des pirates à Mombasa, il savait comment ceux-ci se déplaçaient, mais cela ne lui apportait rien sur le noyau dur de sa mission : savoir ce que les Shebabs préparaient avec leurs alliés pirates. Il n’y avait plus qu’à passer au Plan B de « Wild Harry ».
À son tour, il somnola et ne se réveilla que lorsque les roues touchèrent la piste de Nairobi.
À peine dans le hall de l’aéroport, il appela Mark Roll, le chef de station. Ce dernier sembla soulagé.
— Les gens du BND m’appellent tous les quarts d’heure ! soupira-t-il. Ils s’imaginent Dieu sait quoi.
— Tout s’est bien passé, assura Malko. Normalement, le « Moselle » est relâché demain matin... .
— J’espère. Langley m’a reproché d’avoir embarqué nos amis allemands dans un truc tordu.
— O.K., conclut Malko, dites aux gens du BND qu’on peut faire le point ensemble. Pourquoi ne pas dîner tous au Carnivore ?
— Excellente idée, conclut l’Américain, je les préviens.
— Moi, j’appelle « Wild Harry », ajouta Malko.
Il alla rejoindre Anna Litz qui attendait les bagages.
— Ailes gut ! lança-t-il. Vous allez pouvoir raconter à vos amis du BND notre expédition. Nous dînons tous ensemble.
— Il faut que je me change, je sens la transpiration.
— Moi aussi.
Du taxi, il appela Harold Chestnut.
— Ça s’est bien passé ? demanda l’ex-case-officer.
— Sans problème majeur. Je vous raconterai... On dîne au Carnivore.
— Je vous rejoins là-bas.
Anna Litz était éblouissante, dans une longue robe fluide noire qui la moulait comme un gant. « Wild Harry », arrivé le premier, sans Hawo, avait déjà un Pimm’s en face de lui. Il se leva pour baiser la main d’Anna Litz. Les deux croque-morts du BND arrivèrent, cravatés, tirés à quatre épingles, accompagnés de Mark Roll, et se lancèrent aussitôt dans un interrogatoire serré d’Anna Litz.
Malko en profita pour prendre à part « Wild Harry ».
— Je crois qu’il faut activer la filière de votre ami Omar.
— Dès demain matin, promit Harold Chestnut. Sinon, on est mal. C’était de la connerie, votre truc.
Ou alors, il fallait partir avec eux sur le « Dhow », mais c’était suicidaire.
— Rien de neuf ?
— Si. D’après Mark, la station d’écoutes de camp Lemonnier à Djibouti a intercepté, au cours des derniers mois, des appels téléphoniques en provenance de Nairobi, à destination d’un « shipshandler » de Dubai. Tous ces appels concernaient l’achat de matériel électronique. Des AIS. Soi-disant destinés à des bateaux de pêche kenyan. L’adresse de livraison était le Yacht Club de Mombasa.
— On a identifié le donneur d’ordre ?
— Oui. C’est une femme. Une certaine Agathe Kilimaro. Elle a envoyé déjà plusieurs fois de l’argent pour payer ses AIS via une officine de Hawala.
— On sait où elle habite ?
— Non. Mark essaie de le découvrir avec l’aide du NSD. À travers son portable.
— Ça ne nous concerne pas directement, observa Malko. Cela ne fait qu’un point de chute des pirates supplémentaire.
Harold Chestnut se servit d’un gros morceau de crocodile et commanda un autre Pimm’s.
— On ne sait jamais ! Je m’occupe dès demain matin d’Omar.
Anna Litz semblait rassérénée, les deux croque-morts du BND ayant approuvé sa démarche.. Pendant un moment, ils se contentèrent de se goinfrer de viande arrosée d’un blanc sud-africain. Malko, pour fêter la fin heureuse de l’opération, commanda une bouteille de Taittinger « Brut » millésime.
— Je vous demande pardon, lui souffla Anne à l’oreille. J’ai été parfois désagréable. Je ne suis pas habituée à ce genre d’affaires. Mes « baby-sitters » trouvent que nous nous sommes bien débrouillés.
Elle adoptait la terminologie barbouze.
Malko sourit.
— Rassurez-vous. Je garderai un très bon souvenir de notre voyage à Mombasa.
Les deux Teutons, rassurés, forçaient sérieusement sur la bière. Deux heures plus tard, Anna Litz avait les pommettes très roses et « Wild Harry » ressemblait de plus en plus à un Bouddha heureux. Dans la voiture qui les ramenait au Serena, Anna Litz soupira :
— Je ne vais pas fermer l’œil de la nuit ! On ne sera fixé que demain matin...
— Restons éveillés ensemble, suggéra Malko.
L’Allemande secoua la tête.
— Oh, non ! Je suis trop crispée pour faire l’amour... Pourvu qu’ils tiennent parole.
Du coup, Malko alla se coucher seul, repoussant courageusement une très jolie pute, sûrement une ancienne Miss Sida, qui le suivit jusque dans l’ascenseur.
Anna Litz hurlait dans le combiné, sanglotant de joie.
— Ils l’ont relâché ! Il est déjà en haute mer ! bredouilla-t-elle. Il s’est mis sous la protection d’une frégate indienne qui passait par là. C’est merveilleux !
Ach ! Mein Gott. Es ist wunderbar !
— Bravo ! dit Malko, en baissant les yeux sur sa Breitling qui indiquait six heures et demie du matin.
Anna avait l’enthousiasme matinal.
— Oh, je veux vous voir maintenant ! lança la jeune femme. Je suis très excitée.
Malko eut juste le temps de passer un peignoir. Une tornade se rua dans sa chambre : Anna, enveloppée dans un peignoir du Serena. Il glissa de ses épaules dès qu’elle entra et elle se jeta dans les bras de Malko, uniquement vêtue d’un slip blanc très seyant.
— Wunderbar, wunderbar ! répétait-elle.
Peu à peu, son enthousiasme changea de nature. Malko sentit son pubis presser impérativement le sien.
— Faites-moi l’amour ! souffla Anna. Maintenant.
Je suis dénouée.
Déjà, elle faisait glisser son slip. Malko n’eut qu’à s’allonger sur elle pour la pénétrer jusqu’à l’estomac. Elle était dénouée et inondée. Bondissant comme une carpe sous lui, à chacun de ses coups de rein.
Déchaînée, elle lança :
— Ach, Sie wissen vie mon eine Frau fickt ...
Cela déchaîna encore plus Malko, qui lui replia les jambes sur la poitrine pour la pénétrer encore plus profondément. À l’accélération de ses mouvements, Anna sentit qu’il était sur le point de jouir. Elle le repoussa, presque avec brutalité.
— Hait ! Kommen siejetz. Ich môchte sie zwischen meine Titten spitzen !
En même temps, elle emprisonnait le membre tendu entre ses seins, les rapprochant l’un de l’autre.
Il ne tarda pas à exploser, tandis qu’Anna le buvait tant bien que mal, le pressant comme une orange pour ne pas perdre une goutte de sperme. Finalement, Malko, arcquebouté au-dessus d’elle, s’enfonça tout entier dans sa bouche... Lorsqu’il se retira, Anna murmura d’une voix énamourée.
— Es ist ein schôner Schwanz ...
Malko roula sur le côté et entendit Anna dire à voix basse.
— Je n’avais jamais osé demander cela à un homme, mais aujourd’hui, c’est différent...
Il allait répondre lorsque son portable sonna. Il faillit ne pas répondre, mais cela pouvait être « Wild Harry ». Ce n’était pas lui, mais il reconnut la voix rocailleuse d’Ali Moussa, le gros Somalien.
— Good morning, fit ce dernier, je suis désolé de vous réveiller, mais j’ai des amis qui souhaiteraient vous rencontrer.
— Pour quoi faire ?
— Ils ont besoin de conseils, fit d’un ton mystérieux le gros Somalien. Je crois qu’il s’agit d’une affaire similaire.
— Je dois repartir ce soir en Allemagne, mentit Malko.
— Il n’y en aura pas pour longtemps, promit Ali Moussa. Pouvez-vous venir à l’hôtel Safari Park vers six heures ? Tous les vols pour l’Europe partent très tard,vers minuit. Vous demandez le bungalow du block « Flamingo ». Vous verrez, c’est un très bel hôtel. Tout le monde connaît.
— Je vais essayer de venir, promit Malko.
Il coupa, intrigué par ce rendez-vous inattendu. Sachant déjà qu’il irait. Ali Moussa était très branché sur la Somalie, et, même avec le plan B de « Wild Harry », il ne pouvait négliger aucune piste.
Anna Litz avait remis son peignoir. Elle vint s’asseoir sur le lit, à côté de lui, épanouie.
— C’était merveilleux ! dit-elle.
— Quoi ?
— Tout. Je me souviendrai toute ma vie de ces quelques jours. J’ai eu l’impression de me dédoubler, d’être un autre personnage. Maintenant, c’est fini. Ganzfertig, ajouta-t-elle avec un sourire empreint de tristesse.
— La vie n’est pas finie, remarqua Malko.
— La vie, non. Seulement, je ne veux pas vous revoir. Jamais. Cela perturberait trop ma vie. Mais je ne vous oublierai pas. Vous et ce que nous avons vécu.
Elle se pencha et effleura tendrement ses lèvres avant de se lever et de quitter la pièce.
Malko s’ébroua intérieurement. La récréation était terminée. Il allait replonger dans le danger.
Sans Anna Litz.
Quelque chose l’intriguait dans le rendez-vous de Ali Moussa. Il décida de s’en ouvrir à « Wild Harry ». Il avait affaire à des gens tordus et dangereux. Très dangereux.