CHAPITRE IX

— Je suis intrigué par ce coup de fil de Moussa Ali, fit pensivement Harold Chestnut. Normalement, cette affaire est terminée : ils ont l’argent, nous avons récupéré les otages et le bateau. Je ne vois pas pourquoi. Il veut vous rencontrer...

Mark Roll l’interrompit.

— Je pense qu’il faut aller voir. C’est quand même une ouverture vers les pirates. On ne peut pas rester « inertes ». Vous n’avez pas encore remis la main sur votre Omar. Le Safari Park est un des plus luxueux hôtels de Nairobi, vous ne risquez pas grand-chose.

— Je vais quand même venir avec vous, conclut Harold Chestnut. C’est à quelle heure ?

— Six heures. Je partirai du Serena à cinq heures et demie.

— Je serai là, décida Harold Chestnut.

— N’oubliez pas que votre job, Harold, c’est d’assurer le déplacement en Somalie de Malko, dans de bonnes conditions, souligna Mark Roll. Le plus vite possible.

— Demain matin, je me mets en chasse pour Omar, je vous l’ai dit, bougonna « Wild Harry ».


* * *

Hadj Aidid Ziwani regarda la haute silhouette d’Andrew Mboya s’éloigner vers la grille de sa propriété. Soucieux. Le « contact » des pirates somaliens à Mombasa qui travaillait sous les ordres de Hadj Aidid Ziwani n’était visiblement pour rien dans le problème qui avait surgi sur l’opération du cargo « Moselle ».

Un problème qu’Hadj Aidid Ziwani se devait de résoudre, coûte que coûte, sous peine de perdre de très bons clients : depuis des mois, il servait de banquier et d’intermédiaire à plusieurs clans de pirates. Veillant à l’encaissement et à l’acheminement des rançons, à travers un système complexe de banques discrètes et de bureaux de Hawalas. Achetant pour le compte des clans d’Hobyo du matériel introuvable en Somalie qu’il facturait au prix fort.

Tout cela risquait de s’écrouler à la suite du mail comminatoire qu’il venait de recevoir de Somalie. En tant que responsable de la partie kenyane de l’organisation pirate, c’était à lui de réparer les dégâts.

Dès la réception du mail, il avait réagi en alertant son antenne de Nairobi. Maintenant, il devait trouver une solution. Sous peine de perdre une dizaine de millions de dollars par an, au bas mot.

Cette perspective le rendait fou.

Pourtant, Hadj Aidid Ziwani n’avait pas vraiment besoin d’argent.

Après avoir été, durant plusieurs années, membre du Parlement kenyan et avoir amassé grâce à la corruption ambiante un honnête pécule, il s’était lancé dans la culture de la maraa destinée à la Somalie. La demande étant de plus en plus pressante, il avait racheté une petite compagnie aérienne, la Blue Bird Airlines, de façon à maîtriser le transport de la marchandise qu’il faisait cultiver sur les pentes du mont Kenya.

Quelques dizaines de millions de dollars plus tard, il avait ajouté une corde à son arc déjà bien rempli : le blanchiment d’argent pour les warlords somaliens et ensuite, les pirates.

Activité encore plus lucrative.

Dans la foulée, il s’était converti à l’islam, ce qui ne coûtait qu’un pèlerinage à La Mecque et inspirait confiance à ses « clients ».

Abandonnant Nairobi, il s’était fait construire à Nyali, la banlieue chic de Mombasa, une somptueuse résidence dans Kangocho Road, entre le golf et la plage, important de Syrie des blocs de granit rose. Afin d’éviter les fastidieux déplacements en avion de ligne, il s’était offert un hélicoptère Bell dont l’héliport mordait légèrement sur sa pelouse. Ce qui lui permettait de rejoindre Nairobi en deux heures, directement de chez lui.

Il remonta dans sa chambre, se versa un jus de mangue et se mit à réfléchir. Ses partenaires somaliens étaient des brutaux qui ne se payaient pas de mots. Non seulement, ils réclamaient un dédommagement, mais il leur fallait aussi une preuve tangible de l’autorité de leur associé. Ce dernier se dit qu’il allait être obligé de sacrifier un « fusible ». Triste certes, mais moins que de diminuer son train de vie.

Sa décision fut vite prise et d’abord, il envoya un mail à son correspondant somalien précisant ce qu’il avait décidé et réclamant son accord.

La réponse arriva dix minutes plus tard : c’était « oui ».

Il se mit au téléphone, afin de mettre en place son dispositif, à Nairobi et à Mombasa.

Il avait presque terminé lorsqu’il se heurta au regard caressant de sa dernière épouse, Jamila, à peine seize ans, la peau très claire, de grands yeux de biche et un sexe pratiquement imberbe. Comme tous les matins, elle venait le provoquer gentiment, ayant compris qu’elle pouvait obtenir beaucoup de lui en déployant une docilité sexuelle sans limite.

Hadj Aidid Ziwani sentit des picotements monter de son bas-ventre devant ce sexe imberbe qu’il adorait défoncer sans modération, mais il se fit une raison.

— Va-t’en, dit-il, je suis obligé de partir en voyage.

Jamila fit demi-tour, ravie : elle allait pouvoir jouer avec ses Barbies.

Dès qu’il fut seul, Hadj Aidid Ziwani passa une chemise et un pantalon, puis appela le pilote de son hélicoptère afin qu’il dépose un plan de vol à la tour de contrôle de l’aéroport de Mombasa. Il se serait bien passé de ce voyage à Nairobi, mais c’était indispensable.


* * *

Le Safari Park était excentré, non loin des Nations Unies, étalé sur un domaine de 30 hectares à la végétation luxuriante. Quand « Wild Harry » franchit l’entrée monumentale au volant de son vieux 4x4, Malko eut l’impression de pénétrer dans un « lodge » en pleine jungle.

De grands bungalows en bois sombres qui ressemblaient aux « long houses » malaises, regroupant chacun plusieurs chambres avec des galeries extérieures, étaient plantés au milieu de pelouses soigneusement entretenues. La réception se trouvait dans un bâtiment rond au toit de chaume. Chaque bungalow portait le nom d’un animal africain.

— Bel endroit ! remarqua l’ex case-officer. Cela ne doit pas être donné...

Il s’était arrêté dans le parking, face à la réception.

— Je vous appelle s’il y a un problème, dit Malko.

Il avait ramené de Mombasa le Glock en bagage accompagné et, prudemment, l’avait glissé dans sa ceinture sous sa chemise. Sans réellement penser avoir à s’en servir. Le Safari Park ressemblait à tout sauf à un coupe-gorge. Il pénétra dans la rotonde abritant la réception, occupée par un énorme éléphant empaillé et demanda Ali Moussa. Ce dernier avait dû laisser des consignes, car l’employé lui dit aussitôt :

— Mister Ali Moussa est au Block 6, « Flamingo ». Vous prenez à droite en sortant. Bungalow n° 20.

Malko ressortit, suivant les « blocks » qui semblaient déserts, à quelques exceptions près. Quelques bonnes faisaient des chambres. Il arriva au bout du block « Flamingo » et aperçut, tout au fond, un bungalow isolé, tout près de la clôture.

Un panneau était planté au milieu de la pelouse : « bungalow N° 20 ». Malko sonna et la porte s’ouvrit aussitôt sur un homme au teint sombre, très maigre, qui, sans un mot, lui fit signe d’entrer. En tout, il y avait quatre hommes dans la pièce. Tous du même type. Très minces, le teint sombre, vêtus de tenues blanches. Celui qui avait ouvert désigna un fauteuil à Malko.

— Sit down. Ali Moussa is coming.

Malko s’installa et ils se contemplèrent en chiens de faïence pendant d’interminables minutes.

L’atmosphère était lourde, humide, car la clim ne marchait pas. Malko éprouva une sensation bizarre. Ces hommes étaient visiblement des Somaliens. Que voulaient-ils ? Il regretta de ne pas avoir emmené « Wild Harry ».

Il sortit son portable pour lui dire où il se trouvait. Aussitôt, l’homme qui avait ouvert lança, sans élever la voix.

— No mobile, please.

Malko faillit passe outre, puis il se dit qu’il était inutile de s’affronter avant l’arrivée de Ali Moussa. L’un d’eux alluma la télé. Ils ne semblaient pas agressifs.

Dix minutes plus tard, il entendit le bruit d’un véhicule qui s’arrêtait devant le bungalow. Celui qui lui avait ouvert se leva et, à peine la sonnette avait-elle retenti, ouvrit la porte.

L’imposante silhouette du gros Somalien s’y encadra. Dès qu’il aperçut Malko, il lui adressa un sourire chaleureux, se penchant en avant. Dans cette petite pièce, il semblait encore plus grand avec son énorme panse et son drôle de crâne en pain de sucre.

— Pourquoi vouliez-vous me voir ? demanda Malko.

Ali Moussa désigna celui qui avait ouvert la porte.

— C’est lui qui voulait vous rencontrer. Il paraît qu’il y a eu un problème avec le « Moselle ».

Malko sentit son pouls s’accélérer.

— Un problème ? Quel problème ?

— Ils ne me l’ont pas dit. Je devais seulement vous demander ce rendez-vous.

Il engagea la conversation en somalien. Son interlocuteur parlait d’une voix basse, presque imperceptible. Les premiers échanges se firent sur un ton modéré, puis Malko vit les traits d’Ali Moussa se crisper. Même s’il ne comprenait pas un mot de ce que disait le gros homme, il sentait la tension monter visiblement. Ali Moussa se défendait avec véhémence de quelque chose.

— Que se passe-t-il ? demanda Malko.

Ali Moussa se tourna vers lui et jeta.

— Ils prétendent que les billets que vous m’avez donnés étaient faux !

— Faux !

Malko n’en revenait pas. C’était l’argent remis par Anna Litz.

— C’est impossible ! protesta-t-il, cet argent venait d’Allemagne, d’une banque.

Ali Moussa se tourna vers les autres Somaliens et les apostropha violemment.

Il se retourna ensuite vers Malko. Cette fois, il semblait sincèrement bouleversé.

— Ils disent que ceux qui les ont réceptionnés là-bas avaient une machine à détecter les faux billets !

Ils en ont testé plusieurs. Ce sont des faux. Il y en a déjà eu. Ils disent qu’ils se sont fait voler. Maintenant, le « Moselle » est loin, avec son équipage. Ils prétendent que je suis responsable, que j’aurais dû vérifier les billets.

— Vous avez des détecteurs de faux ?

— Oui, avoua le gros homme, mais je n’y ai pas pensé.

— Qu’est-ce qu’ils veulent ?

— Leur argent.

Malko se demandait où était l’arnaque.

— C’est impossible, répéta-t-il. Ils mentent ; ces billets sortaient d’une banque, ils ne peuvent pas être faux. C’est eux qui veulent se faire payer deux fois.

Ali Moussa ne répondit pas. Planté au milieu de la pièce, il semblait perdu, dépassé, en dépit de sa taille immense. Il tourna un visage bouleversé vers Malko.

— Il faut faire quelque chose, dit-il d’une voix suppliante. Ils me rendent responsable...

C’était un comble... Malko commençait à sentir que la situation tournait au vinaigre. Il bougea légèrement afin de pouvoir plus facilement atteindre son pistolet plaqué dans son dos et proposa d’une voix conciliante.

— Dites-leur que, si c’était vrai, par impossible, ils recevront une compensation...

Celui qui faisait face à Ali Moussa cracha quelques mots après la traduction.

— C’est ce qu’ils ont prévu...

Le ton était nettement menaçant.

Malko n’eut pas le temps de répondre. Sans un mot, le Somalien venait de tirer de ses vêtements un très long poignard effilé. Sans crier gare, d’un geste brutal et précis, il le plongea dans le ventre d’Ali Moussa, en biais. Puis, avec un « han » de bûcheron, tenant le manche à deux mains, remonta, ouvrant en biais, le ventre du Somalien.

La bouche d’Ali Moussa s’ouvrit à se décrocher la mâchoire, son regard vacilla. Automatiquement, il porta ses deux mains à son ventre, essayant de retenir ses intestins qui commençaient à jaillir de l’affreuse blessure.

Une odeur fade, écœurante, se répandit instantanément dans la pièce. Le géant titubait, sans pouvoir articuler un mot. Il tournoya sur lui-même, puis tomba à genoux.

Malko était déjà debout, arrachant le Glock de sa ceinture. Il n’eut même pas le temps de tendre le bras. Un des autres Somaliens avait bondi et il sentit la pointe d’un poignard s’appuyer sur sa gorge...

Même s’il tirait, l’autre aurait le temps de l’égorger. Du coin de l’œil, il vit l’assassin de Moussa Ali lui relever la tête de la main gauche et promener délicatement le tranchant de sa lame sur sa gorge, faisant jaillir deux jets de sang des carotides. Puis, d’une bourrade, il le poussa en avant et le gros homme demeura immobile sur le parquet sombre.

Malko sentit qu’on lui arrachait son pistolet. La pointe appuyait toujours sur sa gorge. On le délesta de son portable et on le força à se rasseoir. Les quatre hommes semblaient parfaitement calmes.

Le chef sortit un stylo à bille et une feuille de papier de sa poche, puis lança à Malko.

— Vous écrivez : « Les billets étaient faux. Nous voulons trois millions de dollars d’ici trois jours. Sinon, l’otage sera exécuté ».

L’otage, c’était lui...

À peine eut-il terminé d’écrire qu’un des Somaliens ouvrit un sac de toile et y prit une cagoule qu’il enfila sur la tête de Malko, serrant un lacet autour de son cou. Ce dernier sentit qu’on lui attachait les poignets et les chevilles. Ensuite, l’un des hommes le chargea sur son épaule et, quelques secondes plus tard, il sentit l’air de la nuit. Il entendit coulisser la porte d’un véhicule et fut brutalement lâché sur le plancher métallique. Son portable était resté dans le bungalow.

La porte coulissa à nouveau, puis il entendit un bruit de moteur et le véhicule démarra. Quelques minutes plus tard, il se rendit compte qu’ils roulaient dans une grande artère, en entendant le bruit des voitures...

Cette fois, il était mal parti. Le sort réservé à Ali Moussa, qui était pourtant des leurs, n’était pas pour le rassurer.

Est-ce que la CIA allait payer trois millions de dollars pour le récupérer ?

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