Malko composa le 0725 063338, un peu tendu. La veille, il avait dit sagement bonsoir à Anna Litz dans le lobby du Serena et il devait la tenir au courant de ce premier contact. Harold Chestnut était à côté de lui, dans le bureau de Mark Roll et, grâce à une petite manip, ils avaient branché le portable allemand de Anna Litz sur le haut-parleur.
À la troisième sonnerie, une voix d’homme répondit :
— Ndio ?
— You are 725 063338 ? répondait Malko en anglais, mais avec un fort accent allemand.
— Yes. Who are you ? répondit son interlocuteur en anglais.
— J’arrive de Hambourg, dit Malko. On m’a dit d’appeler ce numéro.
— Je ne vous connais pas.
Néanmoins, l’inconnu ne raccrocha pas. Malko se hâta de compléter :
— C’est au sujet du cargo « Moselle ».
Il y eut un long silence, puis son interlocuteur demanda :
— Vous désirez rencontrer quelqu’un ?
— Ja wohl !
— O.K. Prenez un taxi et faites-vous conduire à Eastleigh. Demandez le City View Hôtel dans Wood street et attendez devant. Avec The Standard à la main. Dans une heure.
À peine eut-il raccroché que Wild Harry explosa de bonheur.
— Ils sont accrochés !
— Eastleigh, remarqua Malko, c’est un coin pourri de chez pourri. Je connais.
Un quartier mal famé à l’est de Nairobi, peuplé de Somaliens et d’Éthiopiens, centre géographique de tous les trafics.
— Vous ne risquez rien tant que vous n’y allez pas avec l’argent, assura Harold Chestnut. Il faut déjà voir à qui on a affaire.
— O.K. Je préviens Anna Litz.
Dès que la jeune Allemande fut au courant du rendez-vous, elle n’hésita pas.
— Je viens avec vous !
— Vous croyez que c’est vraiment nécessaire ? objecta Malko. C’est un quartier où les Blancs ne vont jamais. Et vous êtes une femme...
La jeune Allemande explosa dans le portable.
— Vous êtes machiste ?
— Non, prudent.
— Je tiens à venir. C’est mon boulot.
Toujours la conscience professionnelle allemande.
Malko se dit que, finalement, la présence de la jeune femme ajouterait à la vraisemblance de l’opération.
— O.K. Je vous attends à l’ambassade US. Prenez un taxi et venez.
Harold Chestnut était déjà au téléphone. En swahili. Lorsqu’il raccrocha, il annonça.
— J’étais avec Paul, le responsable de ma sécurité.
Dans une heure, il sera en face du City View en 4x4 avec deux ascaris et des riot-guns. Au cas où. Ici, un Blanc, ça vaut un million de dollars...
Depuis qu’ils avaient quitté Juja Road, ils avaient l’impression d’être dans un manège d’autos-tamponneuses. Rebondissant contre les parois du taxi, qui, lui-même sautait de trou en trou. La chaussée était totalement défoncée. Accroché au volant, le chauffeur essayait d’éviter les gosses, les charrettes à bras, les marchants ambulants, les animaux errants, y compris des chèvres.
Eastleigh était un gigantesque bidonville aux rues boueuses, poussiéreuses, sans la moindre signalisation, contrairement au reste de la ville. Cela tenait de la décharge publique, du marché tropical, du coupe-gorge. Effarée, Anna Litz écarquillait les yeux.
— Les gens ont l’air très pauvres, ici, remarquât-elle.
— Ils sont très méchants aussi, souligna Malko. Ils vous égorgent pour cent shillings. C’est pour cela que je ne voulais pas que vous veniez...
— Je vous demande pardon, fit la jeune Allemande.
C’est idiot, mais je suis toute la journée dans un bureau à Hambourg. Je n’ai jamais vu de choses comme ici. Ni rencontré de gens comme vous... Des gens qui...
Elle s’arrêta sans terminer sa phrase. Le taxi fit un violent écart qui la projeta contre lui et il sentit la masse tiède d’un sein. Le chauffeur jura, zigzaguant entre un énorme camion en loques et un bus qui avait jadis été jaune et ne tenait plus que par la peinture.
Enfin, il tourna à droite, dans une rue écrasée de soleil, bruyante, et s’arrêta devant un modeste bâtiment de trois étages, à la façade délavée. Il manquait plusieurs lettres à l’enseigne du City View Hôtel et on se demandait bien quelle vue il pouvait avoir, à part un toit de tôle où achevait de pourrir un énorme rat crevé.
— C’est ici, Bwana, annonça le chauffeur. C’est 400 shillings.
— Vous ne voulez pas attendre ?
Le Noir secoua la tête.
— Non, Bwana, pas ici. Ils vont me voler mes roues ou me dévaliser. Ce n’est pas bien d’avoir emmené une aussi jolie dame ici. Il y a d’autres hôtels à Nairobi.
Persuadé que Malko voulait sauter Anna Litz au City View Hôtel... Il paya et ils descendirent. Aussitôt pris à la gorge par la puanteur qui montait des tas d’ordures entourant le City View Hôtel. Le taxi démarra dans un nuage de poussière et Malko regretta de ne pas avoir pris une arme... Heureusement, il aperçut un peu plus loin une vieille Toyota avec deux Noirs à bord. Les « baby-sitters » de « Wild Harry ». Anna Litz avait perdu toute sa superbe. Elle se rapprocha de Malko.
— Quel endroit horrible ! souffla-t-elle. Je crois que j’ai peur.
Malko essaya de la rassurer.
— Vous voyez la voiture là-bas ? Ce sont des « baby-sitters » Ils sont armés.
Elle le fixa, de l’incompréhension plein les yeux.
— Des « baby-sitters ». Mais il n’y a pas d’enfants.
Malko dut lui expliquer. Visiblement, elle découvrait un autre monde.
Un Noir s’approcha, une liasse de billets à la main. Un changeur clandestin. Malko l’envoya promener et il s’éloigna avec un regard de concupiscence abjecte pour Anna Litz. Malko, machinalement, rabattit sa manche sur sa Breitling. Ici, on vous coupait le poignet pour une Swatch. Les passants leur jetaient des regards étonnés. Aucun muzungu ne venait jamais ici, à part quelques dealers de maraa... Le soleil tapait fort. Malko se dit qu’il valait mieux se réfugier dans l’hôtel. Au moment où il y poussait Anna Litz, un fil de fer flottant dans une chemise jaune se matérialisa, exhibant une denture de cannibale. Les Somaliens avaient souvent des dents énormes et très blanches.
— Jambo.
Il s’éloigna, faisant signe du regard à Malko de le suivre... Vingt mètres plus loin, ils tournèrent dans une sente étroite encore plus nauséabonde, bordée d’échoppes et ils durent se faufiler entre d’énormes marnas visiblement stupéfaites de voir deux muzungus dans ce coupe-gorge. Anna Litz prit Malko par le bras.
— Je préfère vous attendre à l’hôtel...
— Non, fit Malko, sauf si vous tenez à vous faire violer. Je pense que nous ne risquons rien. Pour le moment.
Ils passèrent près d’un groupe de femmes, exhibant des bagues à tous les doigts, qui tentèrent de les harponner. Des Somaliennes marchandes de bijoux. Puis, leur guide disparut. Il fallut à Malko quelques secondes pour comprendre qu’il s’était engagé dans un escalier de bois branlant et sombre, à peine visible de la rue.
Il le suivit.
Le Somalien s’était arrêté devant une porte bleue en métal, où s’étalait l’inscription « Somali Travels » Daily flights to Mogadiscio, Baidoa, Kimsayo.
Il s’éclipsa après avoir ouvert la porte. La pièce était grande comme un placard à balais avec un petit bureau occupé par un homme de grande taille, au menton prognathe, le teint très sombre, le visage anguleux et allongé. Lorsqu’il se leva, sa tête touchait presque le plafond et un ventre énorme jaillissait de sa chemise bleue mal boutonnée. Il désigna à ses deux visiteurs les deux uniques chaises.
— Sit down.
Les murs étaient recouverts de vieilles affiches de voyage. Malko brisa le silence.
— Vous êtes le représentant de Youssouf ?
— Je le connais.
— Vous savez pourquoi nous sommes ici ?
— Oui. Vous venez régler un litige sur des droits de pêche.
C’était joliment dit.
— Comment procédons-nous ? C’est à vous que...
L’énorme Somalien secoua la tête.
— Non, non, je suis seulement chargé de vous recevoir. Vous devez remettre le règlement du litige à une autre personne que je vais vous désigner.
— Où ?
— À Mombasa.
— Et ensuite ?
— Dès que cette personne aura l’argent, elle me préviendra et je transmettrai un message pour que le « Moselle » puisse appareiller avec son équipage.
Donc, il n’irait pas en Somalie : le plan échafaudé par Mark Roll s’effondrait. Malko dissimula sa déception.
— Vous allez revenir ici avec l’argent, enchaîna le gros Somalien. Nous le compterons ensemble et nous le mettrons dans un sac en plastique, fermé hermétiquement, où j’apposerai ma signature. Ensuite, vous irez à Mombasa.
Anna Litz tira Malko par la manche.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
Il le lui expliqua et elle sursauta.
— Comment savoir s’ils vont vraiment libérer le « Moselle » après avoir eu l’argent ?
— Il faut leur faire confiance.
Elle secoua la tête, têtue.
— Nein ! Je ne peux pas faire cela, je suis responsable. Je veux remettre l’argent aux pirates...
— Dans ce cas, il faut aller en Somalie... C’est extrêmement dangereux.
— Vous me protégerez.
Superman allait reprendre du service.
Le gros Somalien suivait leur échange, inquiet.
— Il y a un problème ? demanda-t-il.
— Non, affirma Malko.
— Parfait, je vous attends ici, à deux heures. Avec l’argent et 10000 dollars en plus pour mes frais.
Ils se retrouvèrent dans la rue défoncée. Anna Litz n’en menait pas large.
— Vous croyez qu’il est sérieux ?
— Je le crois, mais je vais prendre le conseil de Harold.
Ils durent marcher jusqu’à Juja street pour trouver un taxi, stupéfait de trouver des muzungus dans ce quartier pourri.
— C’est Ali Moussa ! s’exclama « Wild Harry ». La description physique correspond. J’ignorais qu’il servait d’intermédiaire aux pirates. C’est un homme respecté. Cela prouve qu’ils sont sérieux.
— Anna Litz ne veut pas remettre l’argent à Mombasa...
« Wild Harry » ricana.
— Il ne faut pas qu’elle fasse de caprices. On ne leur fera pas changer leur processus. Je pense qu’une fois que vous aurez compté l’argent avec Ali Moussa, vous pourrez décrocher. Anna Litz peut très bien aller à Mombasa avec ses deux clowns du BND. Il suffira juste de donner l’argent au représentant des pirates. Un enfant de quatre ans peut le faire.
— C’est ce que je pense aussi, conclut Malko. Il n’y a plus qu’à passer au plan B.
— Qui aurait dû être le plan A, lâcha « Wild Harry ». J’espère, qu’un jour, Dieu nous débarrassera des bureaucrates.
Malko se dit, avec une légère frustration, qu’il allait échanger un job relativement facile pour une aventure beaucoup plus risquée.