Malko s’ébroua intérieurement. Ayant du mal à réaliser que son séjour à Mogadiscio avait duré à peine quarante-huit heures. Le brouhaha des conversations, la musique, les visages détendus des dîneurs du Tamarind paraissaient presque artificiels...
Il croisa le regard de Hawo. Indéchiffrable. Elle était arrivée en compagnie de « Wild Harry », toujours aussi attentionnée. Ce dernier avait accueilli Malko avec chaleur et participé à son debriefing en compagnie de Mark Roll. Ce dernier leva sa flûte de Champagne Taittinger et lança, euphorique.
— Bravo à vous et à Hawo ! Vous avez accompli un travail formidable !
Ils cognèrent leurs flûtes au verre de Pimm’s de « Wild Harry » qui grommela.
— Il y a encore beaucoup à faire...
— Vous pensez que cet Amin Osman Said va réellement tenir ses engagements ? demanda le chef de station de la CIA.
— Quand il travaillait avec moi, coupa « Wild Harry », il a toujours « délivré »... Dès demain matin, il faut mettre en place le dispositif de récupération avec la Navy.
— Cela passe par le CentCom de Bahrein, précisa Mark Roll. Je vais les alerter.
— Vous n’allez pas demander leur aide pour contrer l’opération des pirates, lorsque nous aurons les éléments nécessaires ? interrogea Malko. La Ve Flotte est très présente dans le coin.
— C’est vrai, reconnut l’Américain, mais je dois en parler d’abord à Langley...
— Vous n’avez pas de navires de guerre à la CIA, objecta Malko.
Mark Roll sourit.
— C’est vrai, mais nous pouvons utiliser les « Blackwater ». Ils ont positionné un navire à Djibouti, le « Mac Arthur », et ils le louent pour escorter des navires de commerce. Ils ont un hélicoptère et une quinzaine de types très bien armés à bord.
— C’est quand même moins efficace qu’un porte-avions, objecta Malko.
— C’est vrai, reconnut Mark Roll, mais je vous rappelle qu’il s’agit d’une « covert opération » et que l’Agence voudrait la mener seule de bout en bout... Enfin, c’est Langley qui décidera... D’ailleurs, je suis étonné par les révélations de cet Amin. Il a parlé d’un pétrolier détourné. Quel genre d’attentat peut-on commettre avec un pétrolier ? Le pétrole est quelque chose qui s’enflamme difficilement...
— Je ne suis pas un expert, répliqua Malko, un peu agacé, mais je pense que c’est la réponse à la question que vous vous posiez : savoir ce que manigancent les Shebabs...
Mark Roll piqua du nez dans son assiette.
— C’est vrai ! reconnut-il, mais vous êtes certain qu’il n’a pas inventé l’histoire uniquement pour se faire exfiltrer ? Je n’ai pas confiance dans ces Somaliens.
Malko crut que « Wild Harry » allait sauter à la gorge du chef de Station.
— Amin a pris des risques insensés pour nous aider ! protesta-t-il. S’il est traqué aujourd’hui, c’est à cause de nous, des familles de ceux qu’il a aidé à capturer et qui sont à Guantanamo. C’est un type O.K.
Je me porte garant de lui. Nouveau silence. Lourd.
— OK, conclut Mark Roll, on verra tout cela demain. Vous devez être fatigués.
C’était une litote...
Devant le restaurant, Malko déposa un chaste baiser sur la joue de Hawo qui monta dans le vieux 4x4 de « Wild Harry » dont la glace était toujours bloquée.
Mark Roll déposa Malko au Serena, qui bruissait encore de musique et d’animation. Le bar était bourré. Malko gagna sa chambre et se déshabilla. Quelque part, il espérait qu’Hawo lui téléphonerait, mais rien ne se passa. La récréation était terminée. Il n’avait plus qu’à attendre le coup de fil d’Amin Osman Said.
S’il venait.
Malko avait dormi jusqu’à dix heures. C’est Mark Roll qui le réveilla.
— Nous avons un meeting à quatre heures, au bureau, annonça-t-il. D’ici là, j’aurai tous les éléments.
Malko faillit appeler « Wild Harry » pour l’inviter à déjeuner, mais il se sentait un peu gêné. Et il n’avait pas vraiment faim. Il se traîna jusqu’à la piscine et s’allongea au milieu des quelques putes de service qui le couvaient des yeux. Un muzungu seul et pas d’âge canonique, c’était une proie de choix...
La voiture de l’ambassade Ils arriva à trois heures et demie. Malko avait encore du mal à chasser Mogadiscio de sa tête.
Mark Roll semblait s’être bourré d’amphétamines, tant il paraissait anormalement nerveux. Et ce n’était pas le café américain qu’il avalait à longueur de journée qui le mettait dans cet état.
— Vous voulez les good news ou les bad news ? demanda-t-il dès que Malko fut installé dans son bureau.
— The bad news ! laissa tomber Malko.
— La Navy refuse catégoriquement de coopérer en envoyant un hélicoptère chercher des Somaliens. Ce n’est prévu que pour des individus recherchés par le FBI.
Première douche glaciale.
— Donc, je suis allé là-bas pour rien, conclut Malko.
— Attendez, tempéra l’Américain, on va sûrement trouver une solution avec « Wild Harry ». En tout cas, j’ai l’accord des Kenyans pour les visas de la famille Amin.
— Si on ne peut pas les faire venir... Vous avez d’autres « bonnes » nouvelles ?
— Oui. Comme je le pensais, Langley ne veut pas mêler la Navy à notre « covert opération ».
— Cela ne va pas simplifier les choses...
— J’ai parlé avec les « Blackwater » répliqua Mark Roll. Ils sont d’accord pour travailler avec nous sur ce coup. Leur patrouilleur, le « Mac Arthur », quitte aujourd’hui Djibouti pour rejoindre Mombasa. Il sera là dans moins de quarante-huit heures. Pour ne pas attirer l’attention des Somaliens, il ne débarquera personne.
— Pourquoi le faire venir à Mombasa ?
— Ces pirates opèrent à partir de Haradhère, c’est très au sud de Djibouti, beaucoup plus près d’ici.
— C’est vrai, reconnut Malko, mais dans notre cas, il ne s’agit pas d’emmener un navire « hijacké » dans un port somalien, mais de s’en servir comme arme pour commettre un attentat. Dont nous ignorons tout... Cela peut viser l’Arabie Saoudite, le Yemen, un navire de guerre dans l’océan Indien, un autre pétrolier...
Mark Roll se leva pour aller se planter devant la grande carte de la région, occupant tout un pan de mur.
— À partir de Mombasa, dit-il, le « Mac Arthur » peut gagner l’entrée du golfe d’Oman en trente-six heures au plus. Il file 35 nœuds. Or, s’il s’agit d’un pétrolier, il passera forcément par là, quelle que soit sa route. En plus, je tiens à ce que vous embarquiez, le moment venu, sur le « Mac Arthur » pour suivre cette opération jusqu’au bout. Il n’est pas question de laisser aux « Blackwater » la maîtrise de l’opération.
— Pour l’instant, trancha Malko, il n’y a pas d’opération. Pas tant que nous n’aurons pas trouvé un moyen d’exfiltrer Amin.
— J’ai essayé de joindre Harry, fit Mark Roll, mais il est parti avec sa copine à Niery pour ses trucs de fleurs.
— Bien, conclut Malko, je n’ai plus qu’à retourner à la piscine pour attendre l’appel d’Amin. Et lui annoncer la « bonne » nouvelle.
Mark Roll sursauta.
— Ne lui annoncez rien du tout ! Ce qui serait bien...
Malko lui jeta un regard glacial.
— Ce serait qu’il me communique au téléphone l’information et que je lui annonce que, finalement, on ne peut pas venir le chercher et qu’on lui enverra une lettre d’excuses. Je ne pense pas qu’il soit assez idiot pour ça.
— On va trouver une solution, promit le chef de Station de la CIA. Nous avons un peu de temps devant nous...
— Pas beaucoup ! avertit Malko. Si Amin appelle, je serai bien obligé de lui dire la vérité.
Mark Roll l’accompagna jusqu’à l’ascenseur, défait.
— On va y arriver ! jura-t-il. Harry aura sûrement une idée...
Malko secoua la tête, sombre.
— Si on rate cette opération, ce sera à cause de la connerie des bureaucrates, lâcha-t-il. Moi, je m’étais engagé auprès d’Amin.
Il avait envie de vomir.
Depuis vingt-quatre heures, Amin Osman Said se trouvait à Harardhere, à une centaine de kilomètres de Hobyo, là où les Shebabs avaient établi leur QG, en liaison avec les pirates. Les hommes de Robow étaient venus le chercher dans sa station-service en 4x4, pour l’amener jusque-là. Il disposait d’une chambre dans le bâtiment où se trouvait le groupe de protection de Robow. Avantage : c’était plus confortable que le sac de couchage. Inconvénient : il était étroitement surveillé par les Shebabs sourcilleux constituant la garde rapprochée du chef islamique. Non parce qu’ils se méfiaient de lui, mais parce qu’ils se méfiaient de tout le monde.
Un jeune Shebab pénétra dans sa chambre, portant un bol de lait de chamelle et une assiette de riz.
— Comment va ton genou, mon frère ? demanda-t-il affectueusement.
— Je souffre beaucoup. Il faut que j’aille me faire soigner au Kenya.
L’autre le regarda, intrigué.
— Comment vas-tu aller là-bas ?
Amin ne se démonta pas. Depuis son arrivée à Harardhere, il avait réalisé que le plan échafaudé avec l’ami « Wild Harry » était impossible à mettre en œuvre. Pas question de fixer un rendez-vous à un hélicoptère américain à Harardhere. Il avait donc imaginé une autre solution.
— Mes cousins d’Hobyo, expliqua-t-il, partent pêcher tous les jours. Ensuite, ils vont vendre leurs poissons à Mombasa. Je pense qu’ils accepteront de m’emmener là-bas.
— Comment feras-tu ensuite ?
— J’ai une cousine qui a un magasin à Mombasa. Elle m’aidera. Peux-tu demander à Cheikh Robow pendant combien de temps il a encore besoin de moi ?
— Je vais le faire, mon frère, promit le Shebab.
Il fut de retour trois heures plus tard pour annoncer.
— Cheikh Robow approuve ton désir de te faire soigner au Kenya. Ici, nous ne pouvons rien pour toi. Il te fait dire que d’ici deux ou trois jours, nous aurons le contact que nous attendons avec notre frère de Bahrein. Ensuite, tu pourras partir. Nous t’emmènerons à Hobyo.
— Qu’Allah et le Prophète bénissent le Cheikh Robow, fit Amin.
— Allah ou Akbar, conclut le jeune Shebab, avant de ressortir.
Resté seul, Amin Osman Said se mit à réfléchir. Si le navire que comptaient attaquer les Shebabs partait de Bahrein, c’était probablement un pétrolier. Comme celui « hijacké » par une autre équipe avec ses deux millions de barils, en plein océan Indien.
C’était bizarre. Si les Shebabs voulaient commettre un attentat avec un pétrolier, ils en avaient un sous la main. Pourquoi aller en attaquer un autre ?
Il cessa de penser, traversé par une douleur aiguë. Maladroitement, il essaya de masser son genou, pensant à sa famille à Baidoa. Priant pour que ses amis de Nairobi l’aident à la faire venir.
Malko tournait comme un lion en cage, entre le Serena, l’ambassade américaine et les rares boutiques du centre ville. Deux jours d’inactivité totale, sauf la piscine. « Wild Harry » et Hawo n’étaient toujours pas revenus. Mark Roll appelait toutes les heures pour avoir des nouvelles. Le « Mac Arthur », le patrouilleur des « Blackwater », était arrivé de Djibouti et s’était ancré en face du nouveau port de Mombasa. Il ne manquait plus que l’essentiel : l’information de Amin. Malko n’osait pas lui téléphoner. Il fallait attendre et prier... Il sursauta : une longue liane noire venait de s’installer sur le transat voisin. Une ravissante pute en deux pièces fuschia, avec de longues cuisses fuselées, une poitrine bien refaite et un regard caressant.
— Jambo ! Tu es seul, Bwana demanda-t-elle.
— Oui.
— Tu as l’air fatigué. Tu ne veux pas que je te masse ?
Malko sourit, pensant au genre de massage pratiqué.
— Ici ?
— Oh, non, Bwana, je sais que tu as une très belle chambre. Je peux te rejoindre là-haut.
Elle s’était tournée vers lui, toute sensualité. Magie de l’Afrique et de ce regard soumis et provoquant : Il avait presque envie d’accepter l’offre de cette Miss Sida... La sonnerie de son portable l’arracha à sa brève rêverie. Aucun numéro ne s’affichait. Il prit la communication.
— Mister Malko ? L’adrénaline manqua l’étouffer.
— Yes.
— C’est Amin. Je n’ai presque plus d’unités. Vous pouvez me rappeler dans deux heures, exactement. Deux heures.
Discrète, la pute s’était éloignée dans un balancement langoureux.
— Deux heures, répéta Malko. No problem.
— Ça y était ! Maintenant, il restait à dire la vérité au jeune Somalien. Il appela Mark Roll.
Le chef de Station explosa de joie.
— Fantastique ! Je viens d’avoir Harry. Il est enfin rentré. Je le préviens.
« Wild Harry » appela dix minutes plus tard. La voix fatiguée.
— Je suis crevé ! dit-il. Quatre cents kilomètres de piste depuis ce matin. Je vous envoie Hawo.
— Qu’est-ce qu’on va dire à Amin ?
— La vérité, fit le vieil Américain. Il faut toujours dire la vérité. On va trouver un truc.
Hawo frappa à la porte de la chambre de Malko à six heures moins le quart. Les traits creusés, le regard éteint, en jean et longue tunique marron.
— Harry s’est endormi comme une masse, dit-elle.
J’ai cru qu’on ne reviendrait jamais.
Malko la mit au courant.
— On va lui dire de gagner Baidoa, dit la Somalienne. De là, il y a des vols pour Nairobi et pour Addis Abbeba, en Ethiopie. Sinon on devrait pouvoir lui envoyer un avion d’ici. J’ai soif, vous pouvez me donner quelque chose ?
Malko prit un jus de mangue dans le minibar et elle le but avidement. Elle semblait détachée, comme s’ils se connaissaient à peine. Quand elle reposa le verre vide, il ne put s’empêcher de s’approcher d’elle et de passer un bras autour de sa taille ; miracle, elle ne se dégagea pas, et, même elle s’appuya contre Malko. Son regard avait changé.
— Je me sens sale. Je suis morte, dit-elle doucement.
Malko baissa les yeux sur le cadran de sa Breitling. Six heures pile.
— Il faut appeler Amin, dit-il.
Il dut composer cinq fois le numéro avant d’accrocher. Le jeune Somalien répondit en une fraction de seconde, d’une voix hachée, tendue.
— Il faut changer nos plans, fit-il, je suis trop surveillé. Je vais venir avec des cousins pêcheurs. Ils me déposeront à Mombasa.
— Quand ?
— Je ne sais pas encore, très vite, je crois.
— Comment vais-je vous retrouver ? demanda Malko.
— J’ai une cousine à Mombasa. Elle s’appelle Lui. Voilà son portable : 0733 6573961. Dès que j’arriverai, elle sera prévenue. Ne m’appelez surtout plus. Maintenant, c’est l’heure de la prière, je suis seul.
Il avait coupé. Brutalement. Malko transmit le message à Hawo qui sembla soulagée.
— C’est bien qu’il vienne de cette façon, conclut-elle.
Leurs regards se croisèrent.
— Je vais prendre une douche, dit Hawo.
— Bonne idée.
En un clin d’œil, il l’eut débarrassée de sa longue tunique. Puis de son soutien-gorge. Elle apparut torse nu, seins dressés, n’ayant plus que son jean. Doucement, sans même le lui ôter, Malko l’entraîna jusqu’à la douche et y entra avec elle.
Hawo ferma les yeux tandis qu’il massait ses seins gonflés, comme pour en ôter la fatigue. Puis, il fit glisser le jean trempé, la culotte, et se colla contre la jeune femme, sous la gerbe d’eau tiède. Sans un mot, elle eut un petit sursaut lorsqu’il la pénétra, debout derrière elle, et dut se retenir à la douche pour ne pas tomber.