L’AIS représentait le rêve impossible de tout pirate en puissance. D’usage récent — moins de dix ans — il permettait à n’importe quel navire équipé d’un récepteur d’identifier les bâtiments se trouvant en mer dans un rayon d’une quarantaine de miles nautiques. Grâce à une combinaison de deux écrans et d’une.« souris », le tout relié à une antenne fixée au point le plus haut du bateau.
Cerise sur le gâteau : un règlement international, ignorant évidemment l’existence de la piraterie, obligeait tout bâtiment de plus de 300 tonneaux à être équipé d’un émetteur AIS. Comme ce matériel, censé augmenter la sécurité, était en vente libre, n’importe qui pouvait se le procurer, même par correspondance.
C’est grâce à l’AIS que le « Buruh Océan » avait entamé sa seconde carrière comme « mothership » de pirates.
Il quittait Hobyo avec le plein de vivres et de fuel, traînant derrière lui deux barques rigides, et un équipage mixte, moitié pirates, moitié marins.
Il n’y avait plus qu’à se poster sur le « rail » maritime emprunté par les navires se dirigeant vers le sud, à activer le récepteur AIS, et à choisir sa proie. Délicate attention, l’écran de l’AIS donnait le nom du navire repéré, sa nationalité, sa vitesse, son cap, et le cap qu’il fallait prendre pour le rejoindre.
En sus des proies, il permettait de repérer les navires de guerre de la Ve flotte Ils ou ceux de la Task Force 150 croisant dans l’Océan Indien. En cas de danger, le « Buruh Océan » s’éloignait prudemment.
Cette nuit-là, il était à l’affût depuis déjà deux heures et Ibrahim Issaq Yarow, l’opérateur de l’AIS, commençait à avoir mal aux yeux à force de fixer son écran.
Soudain, il sursauta : un petit triangle orange venait d’apparaître en haut, à droite, de son grand écran, souligné d’un numéro de neuf chiffres, son code OMI dont les trois premiers chiffres donnaient la nationalité du navire.
Fiévreusement, Ibrahim Issaq Yarow passa au plus petit écran et tapa le numéro OMI. Quelques secondes plus tard, une série d’indications s’affichèrent sur l’écran : MV FAINA, battant pavillon de Belize, cargo. Port d’attache Sebastopol, port de destination Mombasa. Suivaient la taille du navire, son tirant d’eau, sa position, latitude et longitude, son cap, sa vitesse et son statut. En utilisant sa souris, l’opérateur obtint le dernier renseignement, le plus important à ses yeux : en suivant le cap 320, le « Buruh Océan » ne se trouvait qu’à 32 miles nautiques du MV Faina. C’est-à-dire deux heures de mer.
Toutes ces indications étant actualisées toutes les vingt secondes, c’était un jeu d’enfant d’intercepter leur proie. Prodigieusement excité, Ibrahim Issaq Yarow se leva pour aller avertir le chef des pirates, Garda Abdi, surnommé « l’homme qui ne dort jamais ».
Garda Abdi ne sentait même pas la chaleur poisseuse de l’étroit réduit situé sous la dunette, à l’atmosphère irrespirable, baptisé pompeusement la cabine du commandant. Des parois d’acier, un hublot toujours fermé, une sourde odeur de gas-oil et des matelas posés à même le sol.
Le pirate venait de regagner son antre, après un bref tour sur le pont. Frappé d’insomnie chronique, il avait du mal à dormir plus de quatre heures par nuit. Il regarda quelques instants la fille endormie sur un des matelas, enroulée dans un long pagne, Saida, sa troisième épouse qu’il venait de s’offrir avec une partie de l’argent de sa précédente rançon. Une ravissante vierge de quatorze ans et demi que sa famille lui avait cédée pour cinq mille dollars...
Dans sa hâte de la consommer, il l’avait emmenée dans l’expédition du « Buruh Océan », privilège du chef, mais la laissait enfermée à double tour, afin de ne pas susciter la concupiscence de ses hommes qui, eux, n’avaient pas droit à cette gâterie.
Il se laissa tomber sur le matelas, s’approcha, puis écarta doucement le pagne, dévoilant les jambes de Saida qui se réveilla en sursaut. Croisant le regard luisant de lubricité de son mari, elle comprit immédiatement la raison de sa visite.
D’ailleurs, déjà, il défaisait son pantalon de toile, exhibant un caleçon mauve gonflé par un sexe déjà en érection. Il n’avait pas eu le temps de l’enlever quand, docilement, Saida défit son pagne, apparaissant entièrement nue. Il faisait trop chaud pour porter des dessous et, d’ailleurs, elle n’en mettait jamais. Son nouveau mari tenait à ce qu’elle soit toujours prête à être utilisée.
Sans un mot, elle s’allongea sur le dos, les cuisses déjà ouvertes, prête à se faire saillir. Priant pour qu’il ne soit pas trop brutal. Garda contempla longuement son corps gracile, avec ses petits seins hauts, sa peau mate, luisante de transpiration. Le tangage du chalutier l’excitait. Machinalement, il commença à se masturber à travers son caleçon, sous le regard inquiet de son épouse.
Il n’eut pas le temps de se manueliser longtemps. À vingt-six ans, même en se goinfrant de Khat, il pouvait faire l’amour plusieurs fois par jour. Il fit enfin glisser son caleçon mauve, découvrant le long sexe recourbé comme un cimeterre dont il était très fier. Saida écarta encore plus les cuisses. Garda n’était pas du genre câlin et ignorait même l’existence du clitoris. La plupart des Somaliennes étaient d’ailleurs excisées, ce qui réglait la question... Soudain, en contemplant le triangle de fourrure noire, le jeune pirate eut envie d’autre chose.
— Retourne-toi ! lança-t-il.
Saida obéit sans discuter, se mettant automatiquement à quatre pattes, le visage contre la paroi de la cabine. Garda sentait son cœur cogner contre ses côtes. La vue de cette croupe merveilleusement callipyge lui mettait l’eau à la bouche. Les Somaliennes étaient réputées pour la beauté de leur chute de reins et le grain de leur peau.
Il prit son sexe de la main gauche et tâtonna entre les cuisses disjointes jusqu’à ce qu’il trouve l’ouverture du sexe juvénile. Légèrement humide, mais, hélas, ce n’était pas l’excitation, seulement la transpiration... Il se cala bien et, de toutes ses forces, donna un violent coup de rein en avant, faisant pénétrer son « cimeterre » aux trois quarts dans le ventre de sa très jeune épouse.
Saida poussa un cri bref. L’imposante massue était disproportionnée pour son sexe déjà peu enthousiaste...
Garda n’en eut cure.
Une fois bien abuté, il saisit Saida par les hanches et donna un second coup de rein, afin de faire pénétrer tout son sexe. La jeune femme poussa encore un cri de souris. Avec l’impression d’être ouverte en deux. Garda se retira presque entièrement, et repartit aussitôt à l’assaut. Avec tant de vigueur que, poussée en avant, la tête de Saida heurta la paroi d’acier de la cabine.
Son mari continua de plus belle. Peu à peu, les muqueuses de Saida se dilataient et il la prenait plus facilement. Volontairement, il retenait son plaisir car il avait bien l’intention de terminer sa récréation dans ses reins.
Il adorait être serré à se faire mal.
Maintenant, à chacun de ses coups de reins, la tête de Saida cognait la paroi d’acier avec un bruit sourd, ce dont Garda se moquait. Au contraire, il prenait son élan pour mieux s’enfoncer en elle. Il allait se retirer pour violer enfin ses reins — la première fois, il avait dû la menacer de l’égorger si elle ne se laissait pas faire — quand on tambourina à la porte d’acier.
— On l’a repéré ! cria Ibrahim Issaq.
Garda regarda son sexe raide, rouge et brûlant.
— J’arrive ! cria-t-il.
À la fois joyeux et frustré, il s’enfonça une seule fois dans les reins de sa femme qui hurla de douleur. Il eut quand même le temps de lâcher sa semence, aplatissant Saida sur le matelas et se retirant aussitôt. Le temps de remettre son caleçon et son pantalon de toile, il sortait, prenant le temps de refermer soigneusement la porte de la cabine et de glisser la clef dans une poche secrète de son pantalon.
— Où est Hashi ? demanda-t-il.
— Au pied de la dunette.
— Réveille les autres, je m’occupe de lui.
Le reste de l’équipage et les pirates dormaient dans l’entrepont, au-dessus de la cale. Garda Abdi se dirigea vers la passerelle et aperçut une forme enroulée dans une couverture, d’où ne dépassait qu’un keffieh rose.
Hashi Farah, en dépit de son jeune âge, était déjà un héros des Shebabs, les milices islamistes qui étaient en train de grignoter la Somalie, village après village. Il militait depuis plus de dix ans. Au départ, en 1998, il avait accueilli en Somalie les rescapés de l’équipe d’Al Qaida qui avait fait sauter l’ambassade des États-Unis à Nairobi. Ensuite, grâce à leurs contacts, il avait été combattre en Afghanistan pendant plus d’un an. À son retour, il avait rejoint comme chef la milice d’un des tribunaux islamiques les plus radicaux, Ifka Halane Court.
Se distinguant par sa haine des gaalo. À Mogadiscio, il avait installé un camp d’entraînement dans un ancien cimetière italien dont il avait déterré tous les corps pour les jeter à la mer, afin qu’ils ne souillent pas ce lieu devenu musulman. Garda Abdi le secoua légèrement et il se réveilla en sursaut.
— Inch Allah, mon frère ! annonça le pirate, nous allons accomplir la volonté de Dieu.
Le jeune shebab s’ébroua, écartant la couverture. Il portait une longue tunique blanche avec un pantalon traditionnel, très large, et son torse disparaissait sous les étuis de toile des chargeurs d’AK 47. S’il dormait sur le pont, c’est qu’il souffrait du mal de mer et ne supportait pas de rester dans un espace confiné. Il ramassa sa Kalach, vérifia le pistolet glissé dans sa ceinture et demanda :
— C’est bien le Faina ?
— Viens voir toi-même. C’est affiché sur l’écran.
Spontanément, le shebab étreignit Garda Abdi.
— Tu vois que tu as bien fait de suivre mes conseils ! remarqua-t-il.
— C’est vrai ! reconnut Garda Abdi.
Depuis le début de la piraterie, c’était la première opération « mixte », entre shebabs et pirates. Au départ, les shebabs, dans leur intégrisme, avaient déclaré que la piraterie était un crime contre l’Islam et qu’ils la désapprouvaient. Tout en ne se mêlant pas des opérations menées au Puntland et à Hobyo.
Les pirates établis à Hobyo n’avaient que peu de contacts avec les shebabs, ceux-ci se trouvant beaucoup plus au sud, vers Mogadiscio, à une exception près. À Haradhère, 410 kilomètres au nord de Mogadiscio, et à une centaine de kilomètres au sud d’Hobyo, les shebabs avaient installé une tête de pont et se rendaient fréquemment à Hobyo. C’est ainsi que Garda Abdi et Hashi Farah s’étaient retrouvés. Tous deux membres du clan Darod et de son sous-clan, les Majarteen, ils étaient, en plus, vaguement cousins.
C’est lui qui, un jour, avait fait une proposition à Garda Abdi.
— Nous avons appris qu’un bateau chargé d’armes doit arriver à Mombasa, avait-il expliqué. Grâce à nos contacts à Mombasa, nous sommes en mesure de connaître sa date d’arrivée.
— D’où vient-il ?
— D’Europe. D’Ukraine. Nous aimerions nous emparer des armes légères et des munitions qu’il transporte. Ensuite, vous ferez ce que vous voulez avec le bateau et l’équipage.
Garda Abdi avait réuni ses amis et leur avait soumis la proposition du shebab. Sans beaucoup d’hésitations, ils avaient accepté : même sans sa cargaison, un navire de la taille du Faina pouvait rapporter une très grosse rançon.
Tout le monde était gagnant...
En plus, grâce à l’information donnée par les Shebabs, ils ne perdraient pas de temps.
Voilà comment Hashi Farah et deux de ses hommes s’étaient retrouvés sur le Buruh Océan.
— Viens dans la passerelle, conseilla Garda Abdi. Mes hommes se préparent. Pour le moment, il n’y a rien à faire.
Ils se retrouvèrent quelques instants plus tard devant les écrans de TAIS. Désormais, le Buruh Océan et le MV Faina étaient matérialisés par deux petits triangles qui se rapprochaient l’un de l’autre. En poussant ses machines, le chalutier russe pouvait atteindre vingt nœuds.
Sur le pont, les pirates attendaient, après avoir vérifié leurs armes et leur équipement.
Rien ne se passa pendant plus d’une heure, puis Garda Abdi montra au shebab un point lumineux droit devant eux.
— C’est le Faina ! annonça-t-il. Il ne se trouve plus qu’à cinq miles environ.
Il sortit de la dunette et lança un ordre à ses hommes. Ceux-ci se mirent à haler les deux barques attachées à l’arrière du chalutier, de façon à les mettre à couple avec le Buruh Océan. Ensuite, en utilisant des échelles lancées le long de la coque, la première équipe, avec ses armes et son matériel, prit place dans la première embarcation.
Dès qu’elle fut pleine, elle largua son amarre et s’éloigna, tandis que les derniers hommes commençaient à descendre l’échelle pour s’installer dans la seconde barque.
— Allons-y, mon frère ! lança Garda Abdi à Hashi Farah.
Normalement, il aurait dû partir avec la première barque, mais, connaissant l’aversion du shebab pour l’élément marin, il était resté avec lui.
Courageusement, Hashi Farah enjamba le bastingage et commença à descendre maladroitement le long de l’échelle. Ceux qui étaient déjà installés dans la barque l’aidèrent à y atterrir. La partie la plus délicate : il suffisait d’un coup de houle pour se casser une cheville.
Dès que Garda Abdi fut descendu à son tour, la seconde embarcation se décolla à son tour du Buruh Océan.
Les deux mirent ensuite le cap sur le Faina dont on apercevait les feux de position. À 35 nœuds, ils l’auraient rejoint en un quart d’heure.
L’abordage réussi, le « mothership » repartirait vers la côte, tandis que les pirates emmèneraient leur « prise » en face d’Hobyo pour y commencer les négociations.
Heureusement, la mer était calme, la lune pleine et la nuit plutôt claire. Debout, à l’avant, se retenant à un bout, Garda Abdi regardait les lumières du Faina se rapprocher.
Assis derrière lui, Hashi Farah essayait de faire bonne figure. Lui qui avait connu les combats d’Afghanistan et les bombardements éthiopiens, se sentait mal à l’aise sur cette étendue noire et mouvante.
La barque tanguait violemment et, de nouveau, il se sentit mal, mais, pour rien au monde, il n’aurait avoué sa faiblesse. L’odeur de l’essence lui donnait la nausée. Pour se changer les idées, il décida de ne plus quitter des yeux les lumières du Faina.
Si tout se passait bien,dans quelques minutes, ils seraient à bord.
Viktor Nikolski, le commandant en second du MV Faina, vracquier ukrainien battant pavillon de Bélize, parcourait distraitement un vieil exemplaire de « Kommerçant » dans le poste de commandement, à côté de l’homme de barre, Piotr, un Letton barbu aux yeux bleus, silencieux comme un sphinx.
Il abandonna son journal pour aller se pencher sur la table des cartes, afin de vérifier la position du navire. Ils longeaient la côte somalienne, à environ 200 miles nautiques après avoir franchi le détroit d’Aden. Viktor Nikolski calcula qu’ils avaient encore environ cinquante trois heures de mer avant d’arriver à Mombasa, au Kenya, leur destination finale. Le MV Faina ne dépassait guère quinze nœuds en croisière.
Un long voyage depuis Sebastopol où le vracquier naviguant pour le compte de Kaabyle Shipping, un armateur enregistré au Belize pour des raisons fiscales, avait chargé 3200 tonnes d’armements divers, dont trente-trois chars lourds T.72, des blindés légers sur roues BRB, des mitrailleuses, des explosifs, des munitions. Une commande de l’État kenyan.
Viktor Nikolski retourna s’asseoir. Le calme était absolu sur le vracquier. À part lui, l’homme de barre, l’officier de permanence aux machines, les autres membres d’équipage, tous ukrainiens, sauf trois Russes et Piotr le Letton, dormaient dans leurs couchettes. L’Océan Indien était relativement calme, le vent faible et la nuit plutôt claire.
L’itinéraire qu’ils suivaient était le « rail » emprunté par des centaines de navires contournant la Corne de l’Afrique et descendant ensuite vers le sud. Avec son énorme château arrière flanqué de deux hautes cheminées bleues, le MV Faina n’était pas très beau. Ce château occupait presque le tiers du pont, ce qui lui donnait une silhouette particulière. Après trois jours à Mombasa, ils repartiraient vers une autre destination, selon les ordres de leur armateur.
Le commandant en second reprit son journal, luttant pour ne pas céder au sommeil. Encore trois heures avant le changement de quart prévu à six heures du matin.
De la surface de l’océan agité par une houle légère, la coque du MV Faina ressemblait à un impressionnant mur noir et luisant de quinze mètres de haut. Un immeuble de cinq étages.
Hashi Farah n’arrivait pas à détacher les yeux du château arrière, se demandant comment les deux petites barques allaient pouvoir attaquer un tel mastodonte. Afin de s’écarter du remous des hélices, elles bifurquèrent pour se placer parallèlement au vracquier. Heureusement, leur moteur de trois cylindres chinois de 75 chevaux leur donnait une grande maniabilité et une vitesse de pointe de plus de trente nœuds.
L’une derrière l’autre, les deux barques arrivèrent à la hauteur du MV Faina et réglèrent leur vitesse sur la sienne, éloignées d’une quinzaine de mètres de leur cible.
Un des pirates se dressa à l’avant de la première, en équilibre sur le plat-bord, malgré la houle. Tenant fermement un lance-harpon, long tube relié à une bouteille d’air comprimé à 80 bars, posée dans le fond de la barque. L’homme braqua son engin avec un angle de 45° sur le bastinguage du vracquier.
Fasciné, Hashi Farah ne le quittait pas des yeux, assistant pour la première fois à cette opération audacieuse. À l’extrémité du long piston coulissant dans le tube du lance-harpon, était fixé un gros grappin, lui-même relié par un mousqueton à deux échelles de spéléologue lovées à l’avant de l’embarcation. L’homme en équilibre sur le plat-bord abaissa la main gauche. Aussitôt, son partenaire, accroupi au fond de la barque, actionna le levier libérant l’air comprimé. Le grappin entraînant les deux échelles de spéléologue fila vers le pont du MV Faina. L’opération ne générait qu’un « pschitt » léger, noyé dans le bruit de la houle.
Déjà, l’homme de barre à l’arrière de la barque donnait un coup de moteur pour se rapprocher du vracquier et venir se coller contre sa coque. Il était temps : le grappin avait disparu quelque part sur le pont du MV Faina et les deux échelles de spéléologue pendaient le long de la coque sombre. Le vracquier continuait sa course, la barque des pirates collée à lui comme une sangsue, évitant les chocs trop violents contre la coque du navire grâce à un bordage de vieux pneus.
C’était le moment délicat.
Celui qui avait lancé le grappin jeta le lanceur au fond de l’embarcation, et se pencha en avant, saisissant un des barreaux d’acier de l’échelle. Il tira dessus de toutes ses forces et elle ne s’abaissa pas : le grappin avait croche dans quelque chose de solide.
L’homme se retourna.
Garda Abdi, le chef de l’expédition, était déjà debout. Il gagna l’avant de la barque et, à son tour, attrapa l’échelle. C’était à lui de monter le premier. Accroché des deux mains aux barreaux longs d’une vingtaine de centimètres, il commença à grimper le long de la coque, enfilant ses baskets à toute vitesse dans les barreaux, suivi par l’autre pirate. Pointe-talon, il s’élevait comme un singe dans un cocotier, avec une facilité déconcertante, un pistolet automatique Tokarev dans un sac en plastique suspendu à son cou par un lacet.
Il était déjà à plusieurs mètres de hauteur lorsqu’un coup de houle brutal éleva la barque presque à sa hauteur, avant de la faire plonger à nouveau.
Hashi Farah crut se trouver dans un manège de foire. On ne voyait déjà plus les deux hommes, parvenus presque au bastingage du MV Faina et les autres pirates commençaient à monter à leur tour.
Aborder de cette façon un navire lancé à 15 nœuds, en pleine mer, la nuit, demandait des nerfs d’acier.
Heureusement, la récompense était au bout : plusieurs millions de dollars à se partager. Dans un pays où une famille arrivait à survivre avec 3 dollars par jour, cela motivait...
Il ne restait plus dans la barque que l’homme de barre, un dernier pirate et Hashi Farah. Celui-ci prit son courage à deux mains et se leva, gagnant l’avant de la barque. Le dernier pirate le soutint tandis qu’il attrapait l’échelle et commençait à grimper maladroitement. Arrosé par un paquet de mer, trempé, gêné par la Kalach accrochée dans son dos, il se demanda s’il allait arriver en haut.
Grimpé derrière lui, le dernier pirate l’encourageait de la voix.
Hashi Farah n’avait même pas peur : il avait tout simplement envie de se laisser tomber... Enfin, il aperçut la barre horizontale du bastingage et s’y accrocha, comme un chat qui parvient à s’extirper d’une baignoire.
À la surface de la mer, la première barque venait de s’éloigner, laissant la place à la seconde dont les occupants commencèrent à grimper à leur tour, apportant l’armement « lourd » : deux RPG7 et leurs roquettes.
Fedor Nemichenko, en train d’arpenter le pont du MV Faina pour une ronde, s’immobilisa, alerté par un bruit métallique derrière lui. Il se retourna, examinant le pont et ne vit rien de suspect. Il continua son chemin, sans s’inquiéter. Il y avait tant de bruits bizarres sur un gros navire comme le Faina...
Cinq minutes plus tard, il avait regagné sa couchette.
Garda Abdi atteignit, épuisé, le bastingage du vraquier. Tous ses muscles étaient douloureux mais il avait envie de hurler de joie en enjambant la barre d’acier et en sentant sous ses pieds le pont métallique. Il s’appuya au plat-bord pour reprendre son souffle, grelottant de froid, et fit passer par-dessus sa tête le lacet au bout duquel était pendue son arme.. En un clin d’oeil, il l’eut sortie du plastique et fait passer une balle dans le canon.
Un à un, ses hommes le rejoignirent. Il dut aider Hashi Farah à franchir le bastingage. Visiblement, le shebab n’en pouvait plus. Il demeura immobile, muet, aspirant avidement l’air marin.
Ils se trouvaient à l’arrière du Faina devant la masse du château arrière où s’ouvrait une porte aux angles arrondis qui menait certainement à la dunette. À part le bruit de la mer et du vent, le silence était absolu.
Le plus dur était fait. Les équipages des navires de commerce ayant l’interdiction d’être armés, ils ne risquaient pas de se heurter à une résistance dangereuse.
Garda Abdi attendit que tous ses hommes soient sur le pont pour manœuvrer le levier ouvrant la porte donnant accès au château arrière.
Devant lui, s’ouvrait un escalier métallique. Il s’y engagea silencieusement, suivi d’une partie de ses hommes et de Hashi Farah.
Viktor Nikolski ne leva pas la tête en entendant la porte de la passerelle de commandement s’ouvrir. Quand, enfin, il se tourna dans la bonne direction, il crut que son cœur s’arrêtait : un jeune homme au teint sombre, vêtu d’une longue chemise marron à carreaux visiblement trempée et d’un pantalon trop large, venait de surgir dans le local et le menaçait d’un pistolet !
L’officier ukrainien se leva et l’intrus lui lança en mauvais anglais :
— You no move !
Piotr, l’homme de barre, pétrifié, n’avait pas bougé, accroché à son volant de bois. N’en croyant pas ses yeux. Certes, il avait déjà entendu parler des pirates, mais il n’aurait jamais cru en voir en chair et en os. Ne recevant pas d’ordre de son chef, il demeura à son poste, conservant le même cap, sud, sud-ouest.
Fou de rage, Viktor Nicolski pointa son index sur l’homme au pistolet et lança :
— You, bandit !
Le mot russe désignant les criminels.
— No bandit, soldier ! répliqua le Somalien.
Deux hommes venaient de surgir derrière lui, armés de Kalachs à crosse pliante, l’un coiffé d’un keffieh rose, jeune et barbu, le regard farouche.
— You have weapons ? demanda le premier arrivé. L’officier ukrainien secoua la tête négativement.
— No, we are a merchant veassel.
Il se rapprocha discrètement de la radio VHF. Avant tout, prévenir le monde extérieur de ce qui se passait. S’il y avait un navire de guerre dans les parages, il se précipiterait à leur secours.
— You captain ? continua le pirate.
— No, he is sleeping.
Le Somalien arbora un large sourire et se frappa la poitrine de la main gauche.
— Now, I captain. You obey me.
— You are bandits ! rugit l’officier ukrainien, révulsé.
Le visage de son interlocuteur s’assombrit.
— No. We are soldiers of the Army of Somalia. From now, I am the somalese officer in command of this ship. If you do not resist, everything will be ail right.
Le Somalien s’approcha de la table des cartes, y jeta un coup d’oeil et se retourna vers Viktor Nicolski.
— You take cape 120. I repeat One Two Zéro. You understand "broken English" ?
L’Ukrainien inclina la tête affirmativement. Il n’avait pas besoin d’aller consulter une carte pour savoir que le cap 120, c’était la direction de la côte somalienne. Il tentait de se souvenir de quel port ils étaient le plus proche.
Ce qui avait finalement peu d’importance.
— I want tea ! lança le chef des pirates. Very hot tea.
Il regarda en contrebas, au travers des parois vitrées. Ses hommes étaient en train d’amarrer leurs deux barques à l’arrière du MV Faina.
Viktor Nicolski prit la barre et demanda à Piotr d’aller chercher du thé aux cuisines. Inutile d’exciter les envahisseurs. Lui aussi avait aperçu les autres pirates sur le pont : le MV Faina était bel et bien entre les mains. Un de ceux qui avaient envahi la dunette s’était assis par terre et parlait dans un Thuraya avec de grands éclats de rire.
L’homme au keffieh, silencieux et semblant épuisé, s’était installé dans le vieux fauteuil de bois réservé au capitaine et semblait lutter contre le sommeil.
Désormais, le vracquier ukrainier filait vers la côte somalienne, bien au nord de Mogadiscio.
Christopher Whitcomb, commandant le destroyer « Howard » appartenant à la Vème Flotte de l’US Navy, regardait pensivement le message que venait de lui apporter l’officier radar.
Le « Howard » appartenant à la Task Force 150, ratissait l’océan Indien, à la recherche de tous événements suspects liés potentiellement au terrorisme. La chasse aux pirates n’était pas dans ses attributions, mais le radar venait de signaler le brutal changement de course d’un navire en route pour Mombasa, qui se dirigeait désormais droit vers les côtes somaliennes.
Or, personne n’allait dans cette direction sans y être forcé. Malheureusement, le « Howard » se trouvait à la latitude de Eyl, dans le Puntland, à environ 300 miles du navire qui venait d’effectuer ce changement de cap suspect. Soit à une douzaine d’heures de mer, à pleine vitesse.
Il était trop loin pour pouvoir identifier ce navire par l’AIS, ce qui lui aurait apporté de précieuses indications. Il se contenta donc d’expédier un message « flash » au CentCom de Manama, signalant la manœuvre anormale et demandant de suivre au radar l’itinéraire du mystérieux navire.
Après avoir terminé son quart, il allait prendre un peu de repos lorsqu’on lui apporta un message « urgent high priority » du CentCom.
Après diffusion de son alerte sur toutes les fréquences marines, on venait d’identifier, grâce à un appel de son armateur, le navire qui avait changé de course. Il s’agissait d’Un cargo ukrainien chargé de 3 200 tonnes de matériel de guerre destiné au Kenya !
Vraisemblablement attaqué par des pirates et qui se dirigeait désormais vers le port somalien de Hobyo. Le CentCom donnait donc l’ordre au « Howard » de faire route vers Hobyo pour tenter d’y arriver avant le MV Faina et, de toute façon, à s’opposer si besoin était par la force, au déchargement de ce matériel de guerre.
Dans une zone comme la Somalie, c’était verser de l’essence sur un feu déjà bien allumé.
Si les chars lourds T.72 ne semblaient pas être utiles aux milices somaliennes, l’armement léger et les munitions du MV Faina valaient sûrement de l’or à leurs yeux.
Jusque-là, les autorités américaines avaient toujours appliqué aux pirates la politique du « benign neglect ». Elles ne connaissaient qu’une seule mission : la guerre contre le terrorisme. Le cas du Faina était différent. Les groupes islamistes somaliens, comme les Shebabs, étaient considérés comme des filiales d’Al Qaida et il n’était pas question de les laisser se renforcer.
Le jour s’était levé. Désormais, dans le poste de commandement du MV Faina, ils étaient quatre. Le commandant en second Viktor Nikolski, un marin à la barre et deux pirates. Celui qui avait fait irruption, pistolet au poing, et l’autre, coiffé du keffieh rose, qui n’avait pas ouvert la bouche et paraissait épuisé. Il avait juste avalé un peu de thé. Impossible même de savoir s’il comprenait l’anglais.
Fedor Nemichenko, l’officier radio, vint se joindre à eux, détendu. Grâce au message qu’il avait envoyé sur la fréquence MAYDAY, durant la nuit, le monde entier savait désormais que le MV Faina était aux mains des pirates somaliens. Or, le vracquier ukrainien se trouvait encore dans les eaux internationales. Ce qui laissait un mince espoir à l’équipage du vracquier. N’importe quel navire de guerre de n’importe quelle nation avait le droit d’intervenir par la force pour le libérer.
Les pirates n’étaient qu’une douzaine, la plupart très jeunes. Certains même n’étaient armés que de coutelas... En tout, ils avaient six Kalachnikovs, deux RPG7 et des pistolets. Hélas, pour le moment, l’horizon restait vide. Or, dans cinq heures au plus, ils seraient dans les eaux somaliennes.
Soudain, l’homme au keffieh rose eut une sorte de hoquet, pâlit et échangea quelques mots dans sa langue avec l’autre pirate avant de sortir de la dunette. Les deux Ukrainiens le virent émerger sur le pont et se pencher au-dessus du bastingage, vomissant tout ce qu’il avait dans le corps...
— Le salaud, s’il pouvait crever ! fit à mi-voix Fedor Nemichenko.
Hélas, on ne mourait pas du mal de mer...
D’ailleurs, le pirate remonta et reprit sa place dans le fauteuil de bois.
Quelques instants plus tard, il s’endormait. Son compagnon lança aux deux officiers ukrainiens, menaçant.
— You stay same cap !
Avant de s’éclipser. Lui aussi émergea sur le pont et se mit à parler avec ses hommes.
Fedor Nemichenko et Viktor Nikolski échangèrent un regard, après avoir fixé le pirate endormi. Il avait un pistolet dans un étui à sa ceinture, et sa Kalach à crosse pliante était posée à terre. À deux, ils pouvaient facilement le neutraliser et s’emparer de ses armes.
— On pourrait... commença l’officier radio.
Viktor Nikolski secoua la tête.
— Cela ne servirait à rien. En bas, ils ont des Kalachs. On va se faire tuer pour rien. Va plutôt prendre ta caméra et fais une photo. On va la transmettre par e-mail. Il est peut-être connu...
L’officier radio s’éclipsa et fut de retour quelques instants plus tard.
Le pirate au keffieh dormait toujours.
Tranquillement, Fedor Nemichenko prit plusieurs clichés. Il venait de terminer lorsque le chef des pirates réapparut. Juste au moment où l’officier radio quittait la dunette. Sa caméra à la main.
Le Somalien lui jeta un regard soupçonneux mais ne réagit pas, ne s’étant pas encore aperçu que l’homme au keffieh rose s’était endormi. Lorsqu’il le réalisa, Fedor Nemichenko avait disparu.
Le pirate secoua l’homme au keffieh qui se réveilla en sursaut. Les deux hommes eurent une brève conversation en somalien et l’homme au keffieh rose sauta sur ses pieds braquant son pistolet sur Viktor Nikolski en vociférant. Son compagnon jeta :
— You take picture !
— No, jura l’officier ukrainien.
Déjà, l’autre glapissait dans son dos, désignant la porte menant au pont inférieur.
— Where he go ? You tell or I kill you. Viktor Nikolski tenta de le calmer :
— In his cabin ! I suppose.
— Take me there !
Poussé par le canon du pistolet, il dut s’engager dans l’escalier métallique, priant pour que Fedor Nemichenko ait eu le temps de dissimuler sa caméra.
Fedor Nemichenko avait immédiatement glissé le chargeur de sa caméra numérique dans son ordinateur, pour expédier les photos à son armateur.
Lorsque la porte de la cabine radio s’ouvrit à la volée, l’opération était déjà terminée. Le pirate au keffieh rose brandit son pistolet sous son nez en hurlant :
— Caméra ! Caméra !
L’Ukrainien, sans perdre son calme, se retourna et lui montra la caméra posée à côté de l’ordinateur.
— Hère.
L’autre pirate tendit la main.
— Give me film !
Demande impossible à satisfaire avec une caméra numérique. L’officier ukrainien écarta les bras avec un sourire.
— No film !
Méfiant, le pirate se mit à examiner l’appareil sous toutes les coutures. Il allait le reposer quand, brusquement, son regard tomba sur l’écran de l’ordinateur qui affichait en plein écran sa photo en train de dormir. Il poussa un hurlement de fureur, braqua son pistolet sur l’écran et appuya sur la détente de l’arme.
L’écran explosa et la photo disparut.
Hélas, cela ne suffît pas à le calmer. Il avait compris. Sans un mot, il se tourna vers Fedor Nemichenko et appuya sur la détente. Une seule fois.
Le projectile pénétra dans le crâne de l’officier de marine ukrainien, à la base du nez, le foudroyant. Il tomba comme une masse, aussitôt bourré de coups de pieds par son meurtrier, déchaîné. Ce dernier ne se calma que lorsque deux des pirates attirés par la détonation surgirent, Kalachnikov au poing. C’était trop tard pour la photo et pour celui qui l’avait envoyée.
Ivre de fureur, Hashi Farah regardait ce qui restait de l’ordinateur, se demandant si sa photo avait pu être envoyée ou non.
Lui savait que c’était d’une importance cruciale.