Le « Mac Arthur » n’avançait plus qu’à quelques nœuds. Ivre de rage, Malko, de la dunette, observait les marins entourant le « Bell 206 », sur la plage arrière. Deux missiles « Hellfîre » étaient accrochés sous son fuselage, prêts à servir, l’équipage était dans le cockpit, les filins le retenant au pont avaient été largués, mais la turbine refusait de démarrer !
Cela, depuis vingt minutes.
Fiévreusement, un mécanicien auscultait l’appareil, sous le regard désolé des autres membres dé l’équipage.
— Qu’est-ce qui se passe ? lança Malko.
— On n’en sait rien, avoua Malcolm. Avec l’air marin, on a parfois des pépins bénins, mais il faut les trouver...
Malko en aurait hurlé de fureur. Il se retourna vers l’avant et aperçut assez loin devant eux un petit navire qui s’éloignait vers l’est. Ils avaient vu s’en détacher deux barques qui étaient parties à l’abordage du « Venus Star », une demi-heure plus tôt. Normalement, ils auraient eu dix fois le temps de faire décoller le « Bell 206 » pour les intercepter. En plus des « Hellfire », l’hélico avait deux mitrailleuses légères, largement suffisantes pour neutraliser les pirates.
Hélas, le « Bell 206 » était toujours cloué au pont et, dans les jumelles ils avaient pu assister à l’attaque du « Venus Star », menée en quelques minutes !
Désormais les pirates étaient à bord et contrôlaient le super-gazier. Celui-ci continuait sa course à la même allure et les deux barques qui avaient servi à l’aborder avaient regagné leur « mothership ». Pour ce dernier, la mission était terminée.
Un sifflement aigu lui fit tourner la tête.
Les pales du « Bell 206 » tournaient enfin ! Les hommes s’écartèrent de l’hélico qui décolla verticalement puis s’éloigna en direction du « Venus Star ».
Un peu tard, hélas.
Malko se tourna vers Malcolm.
— Contactez le « Venus Star » en VHF.
— Ce sont les pirates qui vont répondre...
— On va voir.
Désormais, il fallait échafauder un autre plan de bataille.
Adam Salad Adam sortit de sa poche un papier plié et le posa sur la table des cartes à côté de la barre. Le commandant du super-gazier n’en revenait pas. La plupart de ses vingt-six hommes d’équipage se reposaient lorsque l’attaque avait eu lieu, et, d’ailleurs, à part un pistolet rangé dans le coffre de bord, il n’y avait aucune arme sur le super-gazier.
Son équipage, des Yéménites, des Nigérians et des Saoudiens, ne savait même pas encore que le bateau avait été arraisonné.
En arabe, Adam Salad Adam désigna son papier au capitaine.
— Tu vas suivre ce cap et tout se passera bien. Le commandant leva la tête, étonné.
— Tu veux que je revienne dans le Golfe Persique ?
— Exactement.
— Pourquoi ?
— Tu n’as pas à le savoir. Obéis.
Dompté, le commandant répercuta l’ordre au Yéménite qui tenait la barre et le « Venus Star » amorça un très lent virage destiné à le faire revenir sur ses pas.
Laissant un de ses hommes surveiller la dunette, Adam Salad Adam gagna le pont, grand comme un terrain de football. Ses hommes s’y affairaient déjà, ouvrant les sacs qui contenaient les explosifs. Il interpella leur chef, un moudjahid qui avait combattu en Afghanistan, formé au maniement des explosifs dans un des camps de l’organisation Laskhar e Taiba.
— Tu as plusieurs heures pour mettre ton dispositif en place, lança-t-il, mais il vaut mieux être prêt le plus vite possible. Au cas où nous croiserions un navire de guerre américain.
— Je pense que, dans deux heures, nous aurons disposé les charges aux endroits stratégiques, répondit le milicien.
— Viens me rendre compte quand tout sera prêt, ordonna Adam Salad Adam, remontant dans la dunette. Sur le pont, il avait le mal de mer, pourtant l’énorme super-gazier ne bougeait guère à cause de sa masse colossale.
Si Dieu était de leur côté, ils atteindraient le port de Dahran le lendemain matin à l’aube.
Le but était de s’approcher le plus possible des installations pétrolières saoudiennes et de faire ensuite exploser le super-gazier. D’après les spécialistes consultés, la déflagration causerait de tels dégâts qu’il faudrait des mois avant de pouvoir se resservir du plus grand port pétrolier. Juste avant l’explosion, Adam Salad Adam enverrait un message radio revendiquant au nom d’Al Qaida en Somalie l’attentat.. Non seulement les dégâts causés aux Saoudiens seraient terrifiants, mais le mouvement des Shebabs en profiterait et surgirait enfin sur la scène internationale, comme Al Qaida, après le 11 septembre 2001.
Au cas où un navire de guerre américain chercherait à les intercepter ou à prendre possession du « Venus Star », ils se feraient alors sauter, en espérant bien le détruire, mais ce n’était qu’un plan B moins satisfaisant.
Pour lutter contre le mal de mer, il étala son tapis de prière sur le sol métallique et se prosterna, remerciant Allah de l’avoir aidé à s’emparer de ce monstre d’acier plein de gaz.
Une véritable bombe flottante qui allait exploser au nez des infidèles.
Comme pour les avions utilisés le 11 septembre 2001, l’équipage du « Venus Star » serait sacrifié, mais il n’avait pas le choix.
— Le commandant vient de répondre qu’ils ont été abordés par des pirates et qu’il ne contrôle plus son navire, annonça Malcolm. Il n’a pas pu continuer, c’est un des pirates qui a pris la radio et a lancé des injures.
Malko regarda l’énorme « Venus Star ». Désormais, ils naviguaient de concert, séparés par moins d’un mile. Le « Bell 206 », lui, se tenait à bonne distance des RPG des pirates, volant à quelques centaines de mètres du super-gazier.
— Est-ce qu’on peut tenter de l’aborder ? demanda Malko à Malcolm.
Le Sud-Africain fit la moue.
— Avec le « Mac Arthur » c’est difficile, mes hommes ne sont pas entraînés à ce genre de chose. On peut tenter, à partir de l’hélico, de neutraliser le maximum de pirates, mais ils sont au moins une douzaine.
Il faudra s’approcher et ils peuvent nous faire du mal. En plus, une seule cartouche incendiaire tirée par nous au mauvais endroit et tout saute... Et nous avec, si nous sommes trop près.
Pas vraiment enthousiasmant.
Malcolm poussa soudain une exclamation.
— Regardez, le « Venus Star » change de course !
Effectivement, le sillage n’était plus rectiligne, mais courbe. Le « super-gazier » était en train d’amorcer un virage lent, à cause de sa masse, mais marqué. Les deux hommes l’observèrent. Peu à peu, il tournait vers bâbord et, au bout d’une demi-heure, il n’y eut plus aucun doute : il revenait sur ses pas !
Incompréhensible : le détroit d’Ormuz était une des zones maritimes les mieux protégées, avec des dizaines de navires de guerre occidentaux, iraniens et saoudiens. Qu’allait faire ce super-gazier dans ce goulet étroitement surveillé ?
Malko en tira une conclusion immédiate : l’information donné par Amin Osman Said se vérifiait : il ne s’agissait pas d’une attaque de pirates classique destinée à obtenir une rançon contre le navire et son équipage, mais d’autre chose : un acte terroriste. Ceux qui s’en étaient emparés voulaient utiliser l’énorme super-gazier comme une bombe flottante.
Quelque part dans le Golfe Persique, la zone où il y avait des dizaines de pétroliers... Malko en avait des sueurs froides. Il observa le « Venus Star » continuer son virage puis demanda à Malcolm de lui passer son Thuraya. Il y avait des décisions à prendre et il ne pouvait pas le faire tout seul.
Dès qu’il eut attrapé le satellite, Malcolm lui tendit le téléphone et il composa le numéro de Mark Roll, qui devait attendre anxieusement devant son téléphone. Effectivement, le chef de Station de la CIA répondit instantanément.
— Où en êtes-vous ? lança-t-il anxieusement. Vous avez repéré le « Venus Star » ?
— Nous naviguons de concert, annonça Malko.
— Superbe ! approuva l’Américain.
— Ça, c’est la bonne nouvelle, précisa Malko. La mauvaise c’est que les pirates s’en sont emparés.
Il mit un certain temps, au milieu des vociférations de l’Américain, à expliquer les problèmes de l’hélicoptère et ce qui s’en était suivi.
— C’est une catastrophe, conclut le chef de Station de la CIA. Nous sommes ridiculisés ! Ces enfoirés de « Blackwater » pourraient avoir du bon matériel. Je ne les paierai pas.
Pour le calmer, Malko continua son récit.
— Il y a quelque chose de plus inquiétant, dit-il. Le « Venus Star » a changé de cap, il semble retourner vers le détroit d’Ormuz... L’Américain en resta muet de stupéfaction.
— Qu’est-ce qu’il va faire là-bas ?
— Bonne question ! reconnut Malko. C’est la preuve qu’il ne s’agit pas d’un acte de piraterie ordinaire, mais plutôt d’une action terroriste. Le « Venus Star » est une bombe flottante.
— My God ! explosa l’Américain. Il faut que j’avertisse Langley immédiatement. Donnez-moi le numéro où je peux vous joindre. Nous sommes confrontés à un cas non-conforme...
C’était une litote...
Adam Salad Adam regardait les moutonnements de l’Océan Indien, serein. La joie de réussir son attaque effaçait l’effet du mal de mer. Il s’était installé dans la dunette, d’où il dominait l’immense pont où ses hommes avaient pris position un peu partout. Seul contretemps, un navire les escortait toujours, accompagné d’un hélicoptère sur lequel ils avaient déjà tiré plusieurs rafales pour l’éloigner.
Mais c’était comme une mouche avec un éléphant. Ses hommes veillaient avec leurs lance-roquettes et l’hélico était vulnérable. Ce n’était pas cela qui l’empêcherait de remplir sa mission.
Un homme monta l’échelle et vint murmurer à son oreille.
— Tout le dispositif est en place, annonça-t-il. Nous pouvons provoquer l’explosion du navire en quelques secondes.
— C’est parfait, approuva Adam Salad Adam. Va prier, nous avons encore beaucoup de temps devant nous.
Lui-même se replongea dans une méditation religieuse. Le « Venus Star » filait à 16 nœuds en direction du Golfe Persique.
— Il est hors de question de le laisser pénétrer dans le Golfe Persique, annonça dans le téléphone satellite Mark Roll. Je viens de parler avec Langley qui a alerté la Maison Blanche. C’est un « executive order » du Président. Il faut neutraliser ces pirates.
— Comment ? objecta Malko. Si nous tentons de reprendre le « Venus Star », nous risquons de perdre l’hélico, des hommes et de faire sauter le super-gazier...
Il y eut à l’autre bout du fil un long silence qui lui parut suspect. Il insista :
— Vous m’avez entendu ?
— Parfaitement, répondit l’Américain. Nous sommes en train d’envisager différentes solutions avec la Maison Blanche. Il ne nous reste que quelques heures.
— il n’y a aucun navire de la Ve Flotte dans le coin ?
— Le plus proche, un destroyer, se trouve à huit heures de mer et a une mission à exécuter. Je crains que nous ne soyons livrés à nous-mêmes.
— C’est-à-dire ?
Bref silence. Un ange passa, emporté par les alizés et l’Américain laissa tomber.
— J’ai reçu l’ordre de neutraliser le « Venus Star ». Par tous les moyens.
Malko en eut froid dans le dos.
— Soyez plus explicite, demanda-t-il. Qu’entendez-vous par « neutraliser » ?
— Vous m’avez très bien compris, rétorqua Mark Roll. Il faut le détruire.
— Avec son équipage ? demanda Malko, horrifié. Il y a vingt-six marins à bord.
— Pas nécessairement, admit Mark Roll, mais cela ne doit pas être un obstacle infranchissable. Utilisez les moyens dont vous disposez.
Malko ne répondit pas. Il se trouvait en bout de chaîne et c’était à lui d’accomplir le sale boulot.
— À propos, continua l’Américain, à partir de cet instant, c’est vous qui commandez, je vais prévenir les « Blackwaters ». Les décisions doivent être prises par vous, et vous seul. Vous m’avez compris ?
— Je vous ai compris, répondit Malko.
Tout en parlant, il contemplait l’énorme super-gazier filant paisiblement à quelques encablures...
— Alors, ne perdez pas de temps, conclut l’Américain.
Il coupa la communication. Malko se tourna vers Malcolm.
— Faites revenir l’hélico.
— On décroche ?
— Non, je veux monter à bord.
Rapidement, il lui expliqua les ordres. Le Sud-Africain était blême.
— Vous vous rendez compte ! C’est un crime auquel vous me demandez de participer.
— Je vais le commander, fit froidement Malko. Ce n’est pas la guerre en dentelles : le « Venus Star » représente un risque colossal. Je vais vous poser une question : si, le 11 septembre, on avait pu détruire les deux appareils avec leurs passagers, qui se sont jetés sur les tours du World Trade Center, pensez-vous qu’on aurait hésité ? Nous allons essayer de limiter la casse, conclut Malko. Appelez le « Venus Star » sur la VHF. J’espère que vous tomberez sur un membre d’équipage.
— Qu’est-ce que je leur dis ?
— Que le navire va être détruit : que tous les marins qui le peuvent abandonnent le bord. Qu’ils sautent à la mer. Il fait jour et il n’y pas trop de houle. Nous allons les recueillir et les hélitreuiller ici. Et ensuite...
Il n’eut pas besoin de continuer : l’autre avait déjà empoigné sa radio. Malko suivit tant bien que mal la conversation. D’abord en anglais, puis en arabe. Elle fut très courte.
— J’ai eu le commandant, annonça Malcolm. J’espère qu’il a compris. Je lui ai répété ce que vous m’aviez dit. Ensuite, les pirates lui ont pris le micro.
— Il n’y a plus qu’à prier ! soupira Malko. Prévenez l’hélico.
Adam Salad Adam n’en crut pas ses yeux lorsqu’il vit le commandant du « Venus Star » sortir de la dunette, descendre sur le pont, parler à plusieurs marins, enjamber le bastingage et sauter à la mer d’une hauteur de dix mètres !
Il était déjà debout, éructant, menaçant de son pistolet l’homme de barre, un Yéménite.
— Qu’est-ce qui se passe ? hurla-t-il. Terifié, le Yéménite bredouilla.
— Il paraît que le navire va sauter... Le Shebab pointa son arme sur sa tête.
— Si tu bouges de ton poste, je te tue ! Accroché à sa barre, le Yéménite se dit qu’il allait mourir de toute façon. À travers les glaces du cockpit, il vit trois des marins sauter à leur tour par-dessus bord.
Décontenancés, les pirates ne réagirent d’abord pas. Puis l’un d’eux lâcha une rafale dans le dos d’un marin en train d’enjamber le bastingage, qui tomba comme une masse dans la mer et ne réapparut pas.
Dans la dunette, Adam Salad Adam cuvait sa fureur, impuissant. Tant qu’il aurait l’homme de barre sous la main, il avait une chance d’accomplir sa mission.
— Ça en fait seize ! annonça Malcolm. Deux ont été abattus par les pirates. Les autres ne donnent pas signe de vie.
Il manquait donc huit marins, dont l’homme de barre. Le commandant du « Venus Star » venait d’être hélitreuillé à bord, encore choqué. Malko attendit la dernière rotation de l’hélicoptère puis monta à bord, installé dans le troisième poste du cockpit.
Ils redécollèrent et prirent de l’altitude. C’était une lourde décision à prendre. Il décida d’attendre encore une demi-heure. Mais aucun marin ne se montra sur le pont du « Venus-Star » : ou ils avaient été abattus par les pirates ou ils n’avaient pu être prévenus. Les pirates, eux, faisaient les cent pas sur le pont, tirant parfois une rafale en direction de l’hélico, heureusement trop éloigné pour être atteint...
Malko baissa les yeux sur sa Breitling Bentley. Encore une demi-heure de jour.
Il se tourna vers le pilote.
— Vous allez tirer d’abord un « Hellfire » sur le flanc bâbord du « Venus Star ». Si cela ne suffit pas, vous tirerez le second...
Le pilote sursauta.
— Tout va exploser !
— C’est le but recherché, fit simplement Malko.
— Il y a encore des gens à bord...
— Je sais, mais nous n’avons pas le choix. C’est un ordre de la Maison Blanche. Nous devons l’exécuter, afin d’éviter une catastrophe beaucoup plus grave.
L’hélico s’inclina, s’éloignant du « Venus Star », puis se positionna à plus d’un mile du super-gazier.
— Ça va secouer ! avertit le pilote. Accrochez-vous.
Malko serra au maximum son harnais de sécurité.
Il vit le missile partir en laissant une traînée de fumée derrière lui, droit sur la coque noire. Un objectif facile. Malko retenait son souffle. Quand le missile perça la coque noire, il eut l’impression de recevoir le choc lui-même.
Adam Salad Adam hurlait des insultes sans discontinuer, en suivant des yeux le missile qui se rapprochait à toute vitesse du « Venus Star ». Sans même s’en rendre compte, il vida le chargeur de son pistolet sur l’homme de barre, qui tomba comme une masse, foudroyé.
Malko avait beau s’y attendre : la puissance de l’explosion dépassa tout ce qu’il avait pu imaginer. Une gigantesque boule de feu, comme un champignon atomique, s’éleva dans le ciel et un souffle violent balaya l’espace aérien. Le « Bell 206 » fut emporté comme un fétu de paille et le pilote n’en garda le contrôle que par miracle.
À la place du « Venus Star », il ne restait qu’une énorme boule de feu surmontée de volutes de fumée noire, comme l’explosion d’un volcan sous-marin. La déflagration avait dû se voir à des centaines de kilomètres. Il eut une pensée pour ceux qui étaient restés piégés à l’intérieur du super-gazier, puis essaya d’imaginer ce qui aurait pu se produire si l’attentat avait été mené à bien.
Une fois de plus, il s’était sali les mains. Dans son métier, on faisait rarement des omelettes sans casser des œufs.
Il avait un goût de cendre dans la bouche, tous les muscles lui faisaient mal et il se demanda si le combat contre ces fous de Dieu qui préféraient la mort à la vie cesserait jamais.