Malko avait l’impression de vivre un remake. Le Boeing 737 des Kenyan Airways venait de décoller de Nairobi, à destination de Mombasa, comme dix jours plus tôt. Même horaire, même destination, seulement la femme assise à côté de lui n’était plus la blonde Anna Litz mais Hawo, la compagne de « Wild Harry ». C’est d’ailleurs le vieil Américain qui l’avait déposée à l’aéroport, pour la plus grande gêne de Malko.
À la suite de la conversation avec Amin Osman Said, il avait été décidé que, dans un premier temps, Malko se rendrait à Mombasa pour y rejoindre les « Blackwater » accompagné par Hawo, qui, elle, prendrait contact avec la cousine d’Amin Osman Said. Ce qui serait plus discret. « Wild Harry » arriverait plus tard, pour accueillir Amin. Prudent, il s’était renseigné sur Hadj Aidid Ziwani et avait appris que le milliardaire, qui avait encore tenté de faire assassiner Malko à Mogadiscio, se trouvait à Dubai. Pour l’instant, il ne risquait donc pas d’interférer avec leurs projets.
— À quel hôtel allons-nous ? demanda Hawo d’une voix égale.
Entre deux étreintes, elle se comportait comme une simple camarade de travail...
— Au Serena Beach, dit Malko, c’est un peu loin, mais, à Mombasa, il n’y a rien.
Ils n’échangèrent plus un mot jusqu’à l’atterrissage à l’aéroport de Mombasa. La voiture de l’hôtel les attendait et ils retrouvèrent presque la chaleur de Mogadiscio. Hawo ne fit aucun commentaire en s’installant dans la suite comportant deux chambres.
— Appelez cette Lui, conseilla Malko. Qu’on établisse le contact.
Hawo s’exécuta. La conversation fut brève et lorsqu’elle raccrocha, Hawo annonça.
— Je lui ai annoncé que j’avais vu son cousin à Mogadiscio et que je voulais lui donner des nouvelles.
Elle m’a dit de passer demain à sa boutique, dans Mzizima street, au numéro 29.
Un problème résolu.
Ils allèrent dîner au restaurant situé sur la plage, un peu moins sinistre que celui de la piscine. Et, quand ils regagnèrent le bungalow, Hawo lui dit simplement « bonsoir » avant de gagner sa chambre.
Hawo était partie seule à Mombasa prendre contact avec Lui. Malko composa le numéro donné par Mark Roll, celui du responsable des « Blackwater » qui devait se trouver désormais à Mombasa.
Une voix au fort accent sud-africain lui répondit aussitôt.
— This is Malcolm ? demanda Malko.
— Speaking.
— My nome is Malko. We are supposed to meet.
— Right, confirma le « Blackwater ». Nous sommes ancrés dans Kilindiri Harbor.
— OK, dit Malko. Descendez à terre, prenez un taxi et faites-vous conduire au Serena Beach Hôtel. Demandez le bungalow 43.
Le dispositif de la CIA se mettait en place. Seulement, si Amin Osman Said ne parvenait pas à s’échapper de Somalie, ils pourraient avoir un porte-avions, cela ne changerait rien.
Hawo réapparut une demi-heure plus tard.
— C’est fait ! annonça-t-elle. J’ai rencontré Lui, elle a une boutique de souvenirs dans le quartier somalien. Amin, son cousin, lui a effectivement dit qu’il allait essayer de venir, mais elle ne sait encore rien de précis. Je lui ai donné mon portable, elle me préviendra dès qu’elle aura du nouveau.
— Bravo ! approuva Malko. Moi, j’attends les « Blackwater ».
Hawo eut une petite grimace.
— Vous n’avez pas besoin de moi. Je vais à la piscine.
Elle ressortit de sa chambre dans un deux-pièces noir très pousse au viol. Hélas, le téléphone sonnait. La réception.
Ils étaient deux. L’un, blanc, déjà très musculeux, dix centimètres de plus que Malko. L’autre, on se demandait à quelle race il appartenait. Il ressemblait à Hulk, le géant vert des bandes dessinées. Tout noir, un peu plus de deux mètres, des épaules moulées par un tricot de corps d’un blanc immaculé, le front bas, des mains comme des battoirs et le reste à l’avenant.
— C’est Mike, annonça Malcolm. Mon second. Il vient de Capetown et c’est un formidable combattant.
Ils avaient été s’installer dans le petit bar dominant la piscine. Les rares clients de l’hôtel présents les regardaient, éberlués. Ce n’était pas vraiment le profil de la clientèle.
Pour plus de discrétion, ils gagnèrent la pelouse qui descendait jusqu’à la plage. A chaque pas, Malko se demandait si Mike n’allait pas s’amuser à arracher un cocotier, juste pour rire.
Face à l’océan Indien, Malko entreprit de faire le point.
— Combien avez-vous d’hommes à bord ?
— Quinze. Plus les deux pilotes d’hélicoptère.
— De quel armement disposez-vous ?
— Deux canons à tir rapide Gatling, des RPG7 et l’hélico a des missiles « hellfire ». Quatre.
— D’où tenez-vous tout cela ?
— On était en Irak avant... Qu’est-ce que vous attendez de nous ?
Malko leur expliqua le principe de l’opération. Dès qu’ils auraient pris en charge le navire ciblé par les pirates, il faudrait intercepter ces derniers et les détruire, avant qu’ils ne puissent monter à bord de leur cible.
— La seule façon de faire, conclut Malcolm, c’est de se coller dans le sillage du navire-cible et d’intervenir lorsqu’ils montent à l’assaut. Avec l’hélico, c’est faisable. Seulement, on n’aura pas beaucoup de temps...
— Les bateaux des pirates vont partir d’un « mother-ship », objecta Malko, ce ne serait pas plus simple de s’attaquer à celui-ci avant qu’il n’ait envoyé les pirates ?
— Sure ! reconnut Malcolm, seulement, tant qu’il n’a pas lâché ses esquifs d’attaque, le « mothership » ressemble à n’importe quel chalutier. Il ne possède pas d’armement apparent. Il faut donc attendre un commencement d’exécution. En plus, nous devons rester en retrait jusqu’au dernier moment. Les pirates sont méfiants : s’ils nous aperçoivent, ils vont faire demi-tour... Il faut donc qu’on intervienne au dernier moment. Cela va se jouer dans une demi-heure, au plus. Pourvu que la mer soit belle.
— Ils ne peuvent pas vous repérer grâce à l’AIS ?
— Le nôtre sera coupé.
Tout cela n’était pas simple.
— Je risque de connaître le nom du navire et son port d’attache peu de temps avant son départ, expliqua Malko. Je pense qu’il viendra du Golfe Persique.
Combien de temps vous faut-il de Mombasa pour le prendre en charge dès qu’il pénétrera dans l’Océan Indien ?
Malcolm réfléchit rapidement.
— Nous filons à 35 nœuds, dit-il. On a 2000 miles d’autonomie. Nous sommes prêts à appareiller dans l’heure. Tout l’équipage est à bord. Il nous faut un jour et demi de mer pour traverser l’Océan Indien. Au maximum.
Malko faisait ses comptes et ce n’était pas réjouissant. Si le « mothership » des pirates se trouvait, lui, déjà à la sortie du Golfe Persique, il aurait le temps de lancer son attaque bien avant que le « Marc Arthur » ait rallié la zone.
En dépit des réticences de la CIA, il allait peut-être devoir faire appel à la Ve Flotte US. À condition qu’elle ait des navires disponibles sur la zone.
Soudain, il se rendit compte que « Hulk » était en train de se décrocher la mâchoire, le regard fixe. Il suivit son regard et découvrit au bout Hawo, qui remontait de la plage, avançant vers eux d’une démarche dansante. Avec le contre jour, elle avait l’air nue.
Les yeux de « Hulk » lui sortirent de la tête lorsqu’elle se pencha vers Malko, ce qui permit d’admirer la plus grande partie de ses seins, et dit d’une voix douce.
— Je vais au bungalow.
Elle s’éloigna et il crut que « Hulk » allait décoller de sa chaise pour la courser.
— O.K., conclut-il, je vais rendre compte. Je vous rappelle très vite.
L’interception des pirates n’allait pas être une partie de plaisir.
Amin Osman Said fut arraché à sa torpeur par la porte qui s’ouvrait brutalement. Mohammad, le jeune Shebab qui s’occupait de lui, venait de pénétrer dans la chambre, visiblement très excité.
Il tendit à Arnin le portable qu’il avait à la main, et lança :
— Vite, mon frère ! C’est notre ami de Bahrein. Donne-lui le code.
— Le code ? Quel code ?
Abruti de douleur, Amin ne tenait le coup qu’en mâchant du khat toute la journée. Le seul médicament disponible à Harardere. Il ne bougeait plus de son lit.
— Wadajir, lança Muhammad. Dis-lui que tu es Wadajir.
Asmin Osman Said prit l’appareil et lança le mot code. Aussitôt, son interlocuteur annonça en mauvais anglais :
— Le navire s’appelle Venus Star. Il bat pavillon libérien. Il est très gros, avec un équipage de 26 hommes. Il doit appareiller de Bahrein dans quarante-huit heures, à destination de Rotterdam, en passant par le Cap de Bonne Espérance. Il est trop gros pour franchir le canal de Suez. Il navigue à 14 nœuds.
Tu as compris ? Répète.
Amin Osman Said répéta à haute voix, en détachant bien les mots. En face de lui, Mohammad était tellement excité qu’il dansait littéralement de joie.
Soudain, la communication fut coupée et Amin Osman Said tendit le portable à Mohammad avant de retomber sur son lit. Le jeune Shebab se ruait déjà hors de la pièce.
Dans un état second, Amin se dit que son calvaire allait peut-être prendre fin. Désormais, les Shebabs n’avaient plus aucune raison de le retenir. Il allait enfin pouvoir se faire soigner dans un vrai hôpital où il ne fallait pas amener ses médicaments... Il ne pensait même pas, en cette seconde, à la précieuse information à transmettre aux Américains, tant il souffrait.
Le petit groupe de Shebabs entourant Cheikh Robow était penché sur une grande carte de l’Océan Indien et du Golfe Persique qu’ils avaient sortie de sa cachette. En effet, sur ce document étaient indiquées les zones de travail des « motherships » des pirates. Jour après jour, grâce à la radio et aux téléphones satellites, ils suivaient leur position. Un surtout les intéressait : le Buruh Océan, qui devait mener l’opération mixte pirates-Shebabs. En ce moment, il tournait en rond dans l’océan Indien, à la latitude des Maldives, à près de 600 miles nautiques de la côte somalienne. Traînant derrière lui ses deux barques d’assaut munies de moteurs de 75 chevaux leur permettant d’atteindre 30 nœuds.
Cheikh Robow se pencha sur la carte, posant l’index sur un point tout près de l’Arabie Saoudite : le port de Manama, dans l’île de Bahrein. Au beau milieu du golfe persique, à mi-chemin entre Koweit et le détroit d’Ormouz.
En appareillant de Manama, le Venus Star allait probablement plein est pendant 300 miles environ, jusqu’au détroit d’Ormouz. Après l’avoir franchi, il piquerait alors vers le sud, très au large des côtes africaines pour contourner d’abord Madagascar, puis ensuite l’Afrique du Sud.
Il ne restait plus qu’à calculer sa course et à transmettre les éléments aux pirates qui attendaient de l’intercepter. Tant qu’il se trouvait à l’intérieur du Golfe Persique, il n’y avait rien à faire : les navires de guerre américains, saoudiens, iraniens, y pullulaient. Ensuite, la zone était encore infestée d’ennemis, à cause de la surveillance étroite que les Américains exerçaient sur les côtes iraniennes.
Après, c’était plus cool. La Task Force 150 se trouvait beaucoup plus au nord, vers Aden, et, seules quelques grosses unités américaines patrouillaient cette zone de l’océan Indien, arraisonnant les navires qui leur paraissaient suspects. Seulement, la zone était immense et, sans renseignements précis, ils n’étaient guère dangereux pour les pirates. Le Cheikh Robow se redressa, le regard brillant.
— Inch Allah, lança-t-il, nous allons servir la cause d’Allah, le Tout Puissant et le Miséricordieux.
Et aussi, celle des Shebabs, que personne ne prenait au sérieux, décimés par les chars éthiopiens, obligés de s’enfuir des villes. Ils allaient prendre leur revanche.
Muhammad se pencha vers son,chef.
— Le frère Amin souffre beaucoup. Peut-il rejoindre son clan à Hobyo ? Ils doivent le transporter à Mombasa.
— Oui, approuva le Cheikh. Nous avons toutes les informations nécessaires.
Le visage d’Amin Osman Said était couvert de sueur lorsque Muhammad retourna auprès de lui. Lorsque le jeune Somalien ouvrit les yeux, Muham-mad réalisa à quel point il souffrait.
— Le Cheikh est d’accord pour que tu partes, dit-il.
— Il faut me transporter à Hobyo, souffla Amin. Hobyo se trouvait à trois heures de route de Harardere, par une piste effroyable, mais il n’y avait pas d’autre moyen d’y arriver. Amin Osman Said se dit que le parcours allait être un véritable supplice. Sa dernière épreuve.
— Tu partiras demain matin, annonça Muhammad.
Amin leva vers lui un visage ravagé par la douleur.
— J’ai mal, mon frère, on ne peut pas partir aujourd’hui ? Je n’en peux plus.
— Je vais voir s’il y a un véhicule pour t’emmener, promit le Shebab en sortant de la pièce.
De Hobyo à Mombasa, il y avait environ 400 miles nautiques. Les dhows de pêche filaient au maximum à 12 nœuds. Cela représentait plus de trente heures de mer.
Malko mit la clef dans la serrure du bungalow. Après le départ des Blackwaters, il avait eu une longue conversation téléphonique cryptée avec Mark Roll, expliquant les difficultés de leur projet. Il était plus prudent, dès qu’ils auraient obtenu le renseignement essentiel, de le transmettre à l’US Navy. La Ve Flotte avait des moyens d’intervention infiniment supérieurs à ceux de la CIA.
Le chef de Station avait bondi au plafond.
— Jamais ! C’est une affaire que nous traitons. Nous le ferons jusqu’au bout.
— Et si cela cause une catastrophe, à cause des délais trop courts ?
— À vous de faire que cela ne se produise pas ! avait tranché Mark Roll.
Le dhow était parti de Hobyo avec la marée. Cap au sud. Une petite embarcation de douze mètres, utilisée pour la pêche. Six hommes d’équipage. Amin Osman Said avait été installé sur une toile, à l’arrière, à côté de l’homme de barre, avec de l’eau, du khat et du riz. Les trépidations du diesel semblaient se répercuter directement dans son genou. Heureusement, la mer était calme et la houle supportable. Aucun pavillon, un seul feu en haut du mât, pas de nom ni de port d’attache. L’équipage dormait, à l’exception de l’homme de barre.
À une trentaine de miles de la côte somalienne, se dirigeant au GPS, invisibles pour les radars, ils ne risquaient aucune interception.
L’arrivée à Mombasa ne poserait aucun problème.. Tous les jours, ou presque, des dhows similaires y relâchaient pour y vendre leur poisson, repartant ensuite avec des marchandises de contrebande. Pour quelques centaines de shillings kenyans, les douaniers fermaient les yeux.
Amin Osman Said finit par s’endormir, abruti par le khat et bercé par la houle.
Muhammad était en train de nettoyer la chambre qui avait été occupée par Amin Osman Said lorsqu’il aperçut un portable tombé à terre. Vraisemblablement celui du jeune interprète somalien. Il le prit et, machinalement, l’alluma.
Un numéro s’afficha aussitôt. Commençant par (214), l’indicatif du Kenya. Un portable. Intrigué, Muhammad faillit le composer, mais décida de le porter à son chef.
Cheikh Robow l’écouta attentivement, prit le portable et passa en revue les numéros. Il n’y en avait que deux. Tous les deux kenyans. Cela l’intrigua, puis il se dit qu’il s’agissait sûrement de la cousine du jeune Amin. Il ferait appeler quelqu’un pour vérifier.