Frédéric Dard Refaire sa vie

Pour ma sœur Jeanine,

en souvenir de tout.

F. D.

CHAPITRE PREMIER

Depuis qu’ils séjournaient en Italie, Philippe s’éveillait tôt le matin, à cause des insectes qui se déchaînaient dans des rayons de soleil. Alors il se dressait sur un coude et regardait dormir Lina à son côté. Elle dormait « bête », d’après Philippe. Un peu comme ces fleurs nocturnes qui semblent se flétrir à l’approche du jour, se fripent et se recroquevillent, méprisant leurs pétales. Chaque fois son examen l’amenait à l’amère conclusion que la mort seule pouvait rompre leur liaison. Il aurait voulu avoir le sombre courage de supprimer Lina. Il n’entrait pas la moindre haine dans ce louche regret. Au contraire, ce qu’il éprouvait pour Lina ressemblait tellement à de l’amour que cela devait être de l’amour.

Mais il rêvait d’une vie ingénieuse qui lui eût permis de jouir de Lina sans avoir à supporter sa difficile présence. Quelle force mystérieuse le poussait donc à partager son existence avec cette femme très belle, mais plus âgée que lui, très riche mais si tyrannique que le luxe dont elle le comblait finissait par le déprimer ? Pourquoi ne pouvait-il la fuir et pourquoi, surtout, éprouvait-il l’impression d’être seul en sa compagnie, un peu comme on se sent seul dans un train ou au sein d’une populace ?

Ce matin-là, il s’éveilla plus tôt encore que les jours précédents et fut plus vite triste. Il décida qu’il buvait sans doute trop de chianti et que son spleen provenait de son foie. Philippe s’appliquait à trouver des explications rationnelles à ses sentiments les plus confus. Lina, férue d’astrologie, prétendait qu’il avait la froide logique des Verseau.

— Je voudrais savoir à quoi tu penses lorsque tu me regardes de cette façon, murmura-t-elle d’une voix laborieuse.

Il tressaillit, car elle n’avait pas ouvert les yeux, et Philippe se sentit en faute comme un domestique pris en flagrant délit d’indiscrétion.

— Comment sais-tu que je te regarde ? demanda-t-il, déjà exaspéré.

Elle souleva ses paupières et planta son regard bleu dans les yeux du jeune homme.

— Je le sens, fit-elle au bout d’un instant.

Puis elle se mit à fixer le plafond aux moulures délirantes.

Elle semblait lire des présages dans la grande surface plâtreuse sillonnée de fissures.

— Pourquoi ces Italiens font-ils des pièces avec des plafonds aussi hauts ? murmura-t-elle.

— Parce que les maçons ne coûtent pas cher et qu’ici on a le goût du palais, dit Philippe en se jetant hors du lit comme on plonge à l’eau.

Il était entièrement nu et de la sueur perlait dans les poils drus de sa poitrine. Il caressa d’un revers de main ses joues râpeuses et fit la grimace. Lina éclata de rire.

— Qu’est-ce qui te prend ? maugréa-t-il.

— Tous les matins tu parais surpris en constatant que ta barbe a poussé, expliqua Lina. Tu espères vraiment te réveiller imberbe, un jour ?

— Je n’espère rien, dit-il en mettant dans cette phrase tout ce qu’il pouvait d’intention.

— Tu veux commander le petit déjeuner, chéri ? implora Lina.

Elle feignait d’ignorer sa mauvaise humeur, ayant pris l’habitude de ses matins difficiles. Pour dissiper la maussaderie de Philippe, elle déployait une gentillesse excessive qui, bien entendu, ne faisait qu’ajouter à l’irritabilité de son compagnon.

— Programme d’aujourd’hui ? demanda-t-il après avoir commandé les cafés.

— Si nous allions déjeuner dans cette petite auberge de Cataldo dont on nous a parlé ?

Avant de répondre, il prit sur la commode une carte d’Italie, ravagée à force d’être manipulée, et constata que la localité en question était distante d’une cinquantaine de kilomètres.

— Cent kilomètres pour aller bouffer les mêmes spaghetti qu’ici, ricana Philippe, tu estimes vraiment que ça vaut le déplacement ?

— Nous sommes en vacances ! objecta Lina.

Il lâcha la carte sur le plancher et fit un signe d’acquiescement. Il savait que ses objections seraient stériles et que la décision de son amie était prise. C’était l’obstination de Lina, surtout, qui le déprimait. Elle s’accrochait à ses caprices comme un maquignon à son dernier prix, éprouvant plus de plaisir à les imposer qu’à les réaliser.

— Après tout, se soumit le jeune homme, si ça te fait plaisir.

Elle se leva et vint l’embrasser devant la grande glace dont le cadre doré s’ornait de rubans et de roses de plâtre. Le mauvais tain du miroir refléta une image brouillée du couple. Lina s’aperçut et fit la grimace.

— J’ai horreur de me regarder là-dedans, murmura-t-elle en frissonnant vraiment, je m’y trouve si vieille.

Philippe la contempla avec un sourire à la fois mauvais et apitoyé.

— Il faut des glaces comme celle-ci, Lina ; elles sont réconfortantes au contraire puisqu’on sait qu’elles exagèrent.

Elle se blottit contre lui et enfouit son visage dans les poils de sa poitrine.

Il eut un coup de tendresse. Le miracle de l’amour ! Il palpait la détresse de Lina et il cessa instantanément de la détester.

— Je suis déjà vieille, n’est-ce pas ? balbutia-t-elle.

Il devina la question plutôt qu’il ne l’entendit. Alors il écarta Lina de lui pour l’examiner d’un œil calme et vigilant. Il tenait entre ses mains un beau visage de quarante-six ans pour lequel le temps avait toutes les indulgences.

— C’est faux, Lina. Tu n’as pas une ride.

Elle caressa ses tempes, près des yeux, cherchant à lire du bout de ses doigts anxieux les perfides coups de griffe des années.

Il haussa les épaules.

— J’en ai plus que toi, dit-il.

C’était vrai. Ses pattes-d’oie à lui étaient beaucoup plus marquées que celles de Lina.

— Seulement, toi, tu as trente ans, objecta tristement Lina.

Un peu de buée voilait ses yeux pâles.

— Quand on a des yeux aussi bleus que les tiens, on n’est jamais vieille, assura Philippe.

Ils s’embrassèrent.

À cet instant, Philippe crut que cette journée allait ressembler aux autres ; il pensa qu’il avait surmonté comme chaque jour sa défaillance matinale et se sentit happé par le charme d’une suave résignation.

Lorsqu’il eut pris son bain et tandis que Lina se préparait, il s’en fut chercher la voiture au garage du coin où il l’avait donnée à laver. Il rêvait de piloter une voiture sport ; mais Lina ne lui avait consenti qu’une grosse Mercédès décapotable qu’il appelait hargneusement le carrosse. La puissance du véhicule lui procurait quelque joie lorsqu’il roulait seul, car Lina avait horreur de la vitesse ; mais, en général, il avait la sensation désagréable d’être un chauffeur de maître. Il lui était même arrivé un jour de s’acheter une casquette de yachtman et d’en arracher l’ancre pour parfaire l’illusion. Sur le moment, Lina ne s’était aperçue de rien et ils avaient roulé une demi-journée ainsi. Et puis à une halte, devant une terrasse bondée, Philippe était descendu en hâte pour aller ouvrir la portière à Lina, sa casquette à la main. Il se rappelait comme elle avait pâli et comme son regard était devenu fixe et méchant. Sans un mot elle lui avait arraché la casquette et s’en était coiffée.

~

Un jeune Italien aux dents de loup se précipita avec une peau de chamois pour le dernier coup au pare-brise chargé de provoquer le pourboire. Philippe ne trouva en fait de monnaie qu’un billet de cinq cents lires au fond de sa poche et le tendit à l’employé qui explosa en remerciements.

Il envia le jeune homme.

— Je voudrais bien être à votre place, fit-il dans son italien de cuisine.

— Perché ? s’étonna le laveur de voiture…

— Pour avoir une belle combinaison bleue pendant mes heures de travail et des tas de copains pendant mes heures de loisir, répondit-il.

L’autre éclata de rire.

— Qu’est-ce que vous faites dans la vie, signor ? demanda-t-il en décollant du pare-brise les balais de l’essuie-glace.

La question déconcerta un peu Philippe.

Dans la vie ?…

Tout le monde avait une occupation. Tout le monde, sauf lui. Depuis deux ans, il se consacrait uniquement à Lina. Il vivait de Lina, pour Lina. Un valet a des jours de congé, lui non. Il était en service vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ce qu’il faisait dans la vie ?

— L’amour, répondit-il.

L’employé cessa de rire et parut choqué. Ces italiens du Sud étaient pudibonds comme des rosières.

Philippe répéta entre ses dents : « L’amour ! »

Il venait soudain de comprendre la cause profonde de son désenchantement : il n’avait pas d’occupations. Il s’était toujours mal jugé en se prenant pour un paresseux. À l’époque où il travaillait comme inspecteur d’assurances, il rêvait d’une belle situation susceptible de lui fournir un maximum de luxe pour un minimum d’activité. C’est alors qu’il avait rencontré Lina pour des raisons professionnelles. Il avait été ébloui par sa richesse, impressionné par sa classe et troublé par son charme. Et maintenant…

Il sortit du garage dans un rush inutile et dangereux qui fit miauler les pneus sur la piste de ciment. Le soleil déversait une lumière d’Apocalypse dans les rues de Gallipoli. Philippe décida d’aller fumer une cigarette sur le port avant de repasser à l’hôtel. La mer flamboyante n’avait plus d’horizon et les mâts des bateaux qui oscillaient devant le soleil ressemblaient à des torches embrasées.

Il stoppa la voiture face au golf et, sans en descendre, alluma la cigarette qu’il s’était promise. Des marchands de poisson braillaient derrière leur étal frémissant. Il aimait les couleurs ardentes de cette Italie en folie, ses odeurs fortes et son vacarme. On lui pardonnait tous ses excès. On oubliait son côté clinquant ; c’était une belle bête ardente, enrubannée mais pure sous ses fanfreluches.

La radio de la voiture diffusait une chanson française, qui parut soudain importune à Philippe dans ce décor vibrant. Il coupa le contact et l’antenne automatique se mit à descendre avec un petit zonzonnement soyeux. Philippe fronça les sourcils, car la chanson continuait. C’était un vieux succès de Trenet. Il regarda autour de lui et découvrit un poste à transistors sur une pierre du quai. L’appareil appartenait à une jeune marchande de coco dont l’éventaire se composait d’une corbeille d’osier et d’un arrosoir. Les noix de coco découpées en minces tranches reposaient sur des feuilles de vigne. De temps à autre, la jeune marchande les aspergeait d’eau pour leur conserver leur engageante fraîcheur. C’était une fille d’environ dix-huit ans, dont les cheveux d’un noir brillant faisaient ressortir la pâleur. Elle possédait de grands yeux fauves qu’elle détourna pudiquement lorsque Philippe se mit à la regarder. Il lui sourit car il la trouvait belle. La jeune fille feignit de ne pas s’en apercevoir. Il fut tenté de lui acheter une tranche de noix de coco, mais il avait horreur de ça. Elle portait une robe noire qu’elle avait dû se couper elle-même dans du satin de coton semblable à celui qui sert à confectionner les blouses d’écolier. « Elle est belle comme l’Italie », songea Philippe. Une médaille de la Vierge mettait une tache bleue sur le noir de la robe. Le regard insistant du garçon traquait la jeune marchande qui, pour se donner une contenance, se mit à croquer un morceau de noix de coco. Elle avait des dents plus blanches que la chair éclatante du fruit. Philippe jeta sa cigarette et regagna l’hôtel. Vêtue d’une robe de lin bleu roi, Lina l’attendait en rongeant son frein sous un parasol de la terrasse. Elle avait noué un foulard blanc sur ses cheveux blonds et chaussé son nez de ces incroyables lunettes américaines en forme de virgule qui lui donnaient l’aspect d’une ancienne vedette jalouse de son incognito.

— Tu as été long ! reprocha-t-elle.

« Trois minutes pour fumer une cigarette ! » songea Philippe.

Comme toujours il mentit parce que c’était plus commode. Le mensonge est une ellipse quelquefois.

— La voiture n’était pas tout à fait prête !

Mais l’acerbe réflexion de Lina venait de donner une relance à sa hargne.

« Il faudra que je me décide à la frapper, pensa-t-il, cela me soulagera. Peut-être que la solution est là. Je n’ai pas envie de la quitter, mais seulement de me soulager. » Un jour qu’ils s’étaient disputés, il avait levé la main sur elle. Elle avait alors fauché son bras d’un impitoyable : « Je ne te le conseille pas ». Comment réagirait-elle s’il cognait pour de bon ? Il se le demandait avec une angoisse frémissante, quasi voluptueuse. Elle le chasserait ; ou bien lui sauterait au visage, toutes griffes dehors ? Il cultivait ce doute un peu comme on pense à la mort à bord d’un avion.

— Tu ne t’es pas rasé, ce matin, remarqua-t-elle.

Il caressa ses joues et eut un regard indécis pour sa compagne.

— C’est curieux, j’ai oublié, dit-il. Je crois que c’est la première fois que cela m’arrive depuis que je me sers d’un rasoir. Attends-moi un instant…

Elle haussa les épaules.

— Laisse, ça n’a pas d’importance ! Je t’aime bien comme ça, tu fais aventurier.

— Sans doute parce que j’en suis un dans mon genre, ricana Philippe.

— Tu te vantes, sourit Lina en se dirigeant vers la voiture.

Elle protesta parce qu’il avait rangé le véhicule en plein soleil et que les banquettes étaient brûlantes.

Philippe enfila ses gants d’automobiliste avant d’empoigner le volant.

— Mets la radio ! ordonna Lina.

Le bouton se trouvait entre eux deux, plus près de Lina que de Philippe. Il saisit brutalement la main de sa compagne, la força d’allonger son index et appuya l’extrémité de celui-ci sur le contacteur du poste.

— Qu’est-ce qui te prend ? fulmina Lina.

— Je t’apprends à mettre la radio en marche, répondit-il froidement. Tu vois, ça n’a rien de compliqué. Je parie que tu sauras le faire dorénavant sans avoir besoin de potasser la brochure !

Il y eut un silence. Il démarra sec. Lina, déséquilibrée, partit brutalement à la renverse et s’agrippa à l’accoudoir de cuir.

— Tu sais que je n’aime pas ça du tout, Philippe ?

Il la regarda dans le rétroviseur, vit son visage empourpré par la colère et lui adressa un désarmant sourire.

— Te fâche pas, Linoche, je me sens mutin.

— J’ai horreur que tu m’appelles Linoche, ça fait bistrot !

Il lui adressa un clin d’yeux.

— Et alors ? Tu ne connais pas la vie de bistrot, mon chou, ça manque à ton éducation.

— Je n’y tiens pas.

— Tu as tort : c’est chouette. Des bistrots, il y en a partout, depuis toujours et de plus en plus, ça veut dire quelque chose, non ? Faut respecter ce qui marche, Lina. On n’a pas le droit d’ignorer les institutions populaires, surtout quand on est plein aux as.

Il parlait comme un homme ayant trop bu et qui achève de se griser avec ses propres paroles.

— Vois-tu, Lina, le pognon, ça isole. Tu grimpes sur ton tas de fric et tu perds peu à peu le contact avec la vie courante, la seule vraie ! Les riches sont des ermites qui vivent dans leur coffre-fort.

Elle ouvrit son sac de plage et en sortit un roman qu’elle essayait de lire depuis le début des vacances sans parvenir à dépasser le premier chapitre.

— Ouais, en somme, tu me dis merde, grommela Philippe.

— Tu attends une réponse à ta brillante dissertation ? questionna Lina avec son mordant des jours d’orage.

Elle malmena le livre, le cassant en deux sans pitié, comme on plie un journal.

— En somme, tu me reproches d’être riche, Philippe, c’est bien ça ?

— Je te reproche de me faire partager ta richesse, fit-il, calmé et las tout à coup.

— Tu voudrais travailler ? demanda-t-elle lorsqu’ils eurent franchi les faubourgs ocres de la ville.

La route à cet endroit était bordée de palmiers poussiéreux.

Philippe songea que cette alignée d’arbres ressemblait à un troupeau d’éléphants déambulant dans le désert. La chaleur était si vive, si dense, qu’on la voyait frémir au ras de la route bleutée.

Comme il ne répondait pas, elle insista :

— Hein, réponds, Phil ; tu aimerais retrouver les assurances, les sonnettes et les discours oiseux sur les périls homologués qui menacent l’humanité ?

— J’aimerais m’occuper.

— Occupe-toi de moi, plaisanta-t-elle.

Il vint à Philippe une cinglante réplique qu’il s’abstint in extremis de proférer.

Lina réfléchit. Les pages de son livre frissonnaient dans le vent de la course.

— Ce n’est pas ce que tu crois, Philippe.

— Que veux-tu dire ?

— Ta mélancolie…

— Je ne suis pas mélancolique.

— Peut-être pas exactement, disons simplement ton état. Tu te figures qu’il provient de ton inaction ; en réalité, nous attaquons le mauvais tournant de notre histoire.

Il n’aimait pas s’enfoncer très avant dans un problème, sachant d’instinct qu’il ne pourrait qu’y faire de mauvaises rencontres ou, du moins, parvenir à une solution désagréable.

— Qu’est-ce que tu racontes, Lina ?

— Un couple, c’est une maladie, Philippe. Douce au début, voluptueuse même, pendant toute la période d’incubation, mais qui devient pénible lorsqu’elle se stabilise. Il faut tenir bon…

Elle inclina la tête sur son épaule et dit dans un râle :

— Je n’ai pas envie de guérir, Phil.

Maintenant la route était à peu près déserte.

Ils ne croisaient que de vieilles guimbardes disloquées, chargées à en perdre leurs entrailles de pastèques ou de sacs de maïs.

Ils arrivèrent à un carrefour.

— On passe par Lecce ? demanda-t-il.

— Prends plutôt des chemins d’écolier, je connais Lecce.

Il vira à droite en direction de Galatina. La route sinuait en plein soleil dans une campagne dont l’herbe ressemblait aux poils d’un tapis-brosse. La radio jouait un air de jazz. Philippe regarda droit devant lui. Il considéra, bien en deçà de la route, la perspective creuse de cette journée. Un petit port typique, une auberge, du chianti, la torpeur de l’après-midi… Ensuite le retour à l’albergo de l’Étoile d’Or. Ils se changeraient et iraient au cinéma de plein air. Puis il y aurait le soir et leur chambre haute de plafond dans laquelle flottait une très confuse odeur de grenier à blé malgré tous les parfums de Lina. Elle nouerait ses bras nus au cou de Philippe… Un programme de voyage de noces. La vie se dévidait comme une chaîne d’or sur un treuil.

Il la chercha dans le rétroviseur et vit qu’elle avait fermé les yeux pour savourer plus intensément le soleil des Pouilles.

Lorsque Philippe ralentissait, la chaleur croissait instantanément, devenait étouffante, et le fracas des cigales survoltées dominait le bruit du moteur. Pour retrouver la fraîcheur de la vitesse, il appuyait sur l’accélérateur. La puissante voiture se ruait dans un élan souple et généreux sur la route poudreuse.

— Lina…

Elle ne répondit pas et il vit qu’elle s’était endormie. Il contempla alors, à la pleine lumière de cette matinée italienne, la figure relâchée de sa compagne. Les plis de la bouche s’étaient affaissés et Lina retrouvait dans le sommeil son expression pleine d’une étrange turpitude.

— Je ne peux plus ! soupira Philippe sans savoir très bien au juste à quoi s’appliquait ce refus.

Il regarda autour de lui et, malgré le soleil, ou peut-être à cause de lui, il lui parut que l’univers était en cendres. Même sans Lina la vie lui sembla pour toujours compromise.

Jamais encore il n’était allé aussi loin dans ce que Lina appelait « son état ».

« J’ai trente ans, je ne suis pas bête et on me trouve beau gosse. Je vis fastueusement, j’aime et je suis aimé d’une femme riche et belle. Beau bilan. Et pourtant je suis arrivé aux limites de mon existence. »

Il n’avait plus envie de rien, pas même de cette liberté à laquelle il rêvait le matin encore dans la chambre de l’Étoile d’Or. Un mur se dressait.

Il le vit, là-bas, au fond de la route étroite, bordant un virage à angle droit. Il eut un formidable vertige. Une griserie monstrueuse le chavira et déjà le goût délectable d’une mort consentie lui emplit la bouche.

Le mur était ocre, comme la plupart des constructions de la région. Des affiches politiques illustrées de photographies pisseuses le recouvraient en partie. Logiquement, Philippe aurait dû lever le pied de l’accélérateur pour préparer son virage. Il en était encore temps. Tout son être contracté lui lançait un appel forcené auquel il resta insensible.

Finir ! Finir ! Ne pas aller plus loin… Il vit le mur se précipiter à sa rencontre. Il distingua avec une netteté affolante le portrait du leader politique multiplié par vingt qui le regardait fondre sur lui, d’un œil clairvoyant derrière ses grosses lunettes d’écaille.

Philippe s’abandonna pleinement, comme dans un suprême orgasme, s’offrant à son néant comme, nu sur le sable, on s’offre à la vague.

Il crut entendre un cri et alors, seulement à l’ultime seconde, reconnaissant la voix de Lina, il regretta.

Mais déjà le capot de la Mercédès s’enfonçait dans le mur. Tout basculait. Un nuage orangé s’abattit sur eux et il sembla à Philippe qu’il achevait de se disloquer par-delà d’invisibles frontières.

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