CHAPITRE XVII

Le Presidente et sa fille étaient prêts et l’attendaient déjà sur la terrasse. Sirella avait dû donner des apaisements à Ferrari à propos de l’étrange départ de « la dame » car Giuseppe paraissait de bonne humeur.

— On part toujours ce soir, Signor ?

— Toujours, fit le jeune homme. Le temps de boucler ma valise et de régler la note.

Il répondit au regard angoissé de Sirella par un battement de cils rassurant.

Une heure plus tard, ils prirent la route d’Ancône. Juste au moment où le taxi allait quitter la ville, Philippe aperçut un magasin de disques. Il ordonna au Presidente de s’arrêter et entra dans la boutique pour y acheter l’Adagio d’Albinoni.

— Vous voulez bien me passer cela sur votre phono ? demanda-t-il à Sirella.

Elle obéit tandis que le Presidente redémarrait en souplesse pour ne pas faire dérailler le bras de l’instrument.

Lina se prenait la tête à deux mains, ses cheveux blonds pendaient sur son front. Elle ne rêvassait pas, il en était à peu près sûr, non : elle évoquait. Quelles images de quel confus passé défilaient alors dans son esprit ?

Che bella musica ! fit le Presidente.

Mais il préférait « O Sole mio ».

Sirella se retourna pour regarder leur passager. L’achat de ce disque l’intriguait. Philippe était si déconcertant, si inattendu. Elle l’aimait ardemment, avec un fanatisme de disciple.

Le jeune homme passa son poignet libre dans le vieil accoudoir élimé qui brimbalait contre la portière.

Il sourit à Sirella. Mais il se revoyait dans le grand salon de l’avenue Paul-Doumer, avec les meubles Boulle aux incrustations somptueuses et le feu de boulets dans la cheminée de marbre.

Lina se lovait chaque fois dans le même fauteuil pour écouter des disques. Et Philippe, que faisait-il dans ces moments-là ? Il crut se voir, allongé sur la moquette, un verre de whisky posé devant lui. Il regardait fondre le glaçon à la chaleur du feu et se laissait cuire doucement. Il aimait les dimanches de claustration, immobiles et suavement tristes comme des dimanches anglais. Parfois il regardait par la croisée l’avenue déserte. Ces jours-là ils s’embaumaient tous deux dans leur intimité. Alcool, musique.

« Tu permets que je remette l’Adagio, Phil ? »

Elle n’attendait pas son consentement, comme toujours.

Et maintenant Lina gisait sous une cabine de plage en compagnie d’une bête crevée ! Lina la superbe ! Lina la triomphante, qui avait mené sa vie à la cravache pour arriver avant les autres ou pour aller plus loin qu’eux.

— C’est beau, c’est très beau, chuchota Sirella.

Il faisait nuit lorsqu’ils atteignirent Ancône. Philippe voulut s’arrêter dans un hôtel du centre de la ville qui ressemblait aux hôtels Terminus de nos sous-préfectures. C’était grand, morne et d’un pompeux dégradé. Il y avait des lambris sombres, de gigantesques glaces piquées et des plantes vertes comme sur les toiles de Raoul Dufy.

Le personnel semblait moisi et une odeur de repassage flottait dans tout l’établissement. On leur donna trois chambres à trois étages différents car la fin des vacances emplissait les hôtels de grand passage.

Ils dînèrent de choses fades servies dans de l’argenterie fastueuse.

Ce soir-là, le Presidente accepta d’aller au cinéma et ils virent un film d’espionnage italien dans lequel les agents russes étaient bruns, frisés, et portaient une moustache de garçon coiffeur. Sirella s’assit entre les deux hommes. Philippe la terrorisa pendant la projection en lui prenant la main. Elle eut si peur que son père ne s’en aperçût qu’elle n’osa pas la lui retirer. Pendant une heure et demie ils restèrent avec les doigts emmêlés et Philippe retrouva une émotion capiteuse qui lui fit oublier le présent.

En sortant de la salle, il s’arrangea pour se placer derrière elle dans la foule et il lui chuchota à l’oreille :

— Dans une heure j’irai vous retrouver dans votre chambre, il faut que je vous parle !

Il n’attendit pas sa réaction et s’écarta de Sirella pour se placer près de Giuseppe. Le Presidente tombait de sommeil. Il allait peu au spectacle, consacrant ses loisirs à sa chère fanfare, et minuit le prenait toujours au dépourvu. Par mesure de sécurité, Philippe insista pour qu’il bût un cognac avec lui.

— À quelle heure le départ, demain ? demanda Ferrari lorsqu’il fut devant la porte de l’ascenseur.

— Sept heures, dit Philippe. Nous tâcherons d’abattre un bon morceau de route. J’aimerais que nous déjeunions à Bologne et que nous prenions ensuite l’autostrada pour Milan.

— Vous n’aimeriez pas visiter San Marino ? proposa le Presidente.

— Je connais !

Giuseppe sembla le déplorer car lui-même eût aimé visiter cette minuscule république.

— Bonne nuit, Signor !

— Bonne nuit, Presidente.

Il vit le père et la fille s’élever dans l’archaïque ascenseur hydraulique. Sirella évita de le regarder. Lorsqu’ils eurent disparu dans les étages, Philippe retourna au bar. Il éprouvait du vague à l’âme. En y réfléchissant, il s’aperçut qu’il avait la nostalgie de la plage de Pescara.

Il regrettait la soirée de la veille avec leur promenade le long des grilles. En ce moment, les cabines étalaient leurs ombres régulières sur l’allée de ciment. Il se sentait proche de Lina.

Un chasseur de l’hôtel jouait aux dés avec le barman dans le bar presque désert. Enfoncé dans un fauteuil-club au cuir râpé, Philippe s’abandonnait à sa tristesse. Il était seul désormais, seul malgré Sirella et son père. Personne ne l’aimerait plus comme l’avait aimé Lina ; avec tant d’autorité et de vraie passion.

Il était dans l’état d’esprit d’un révolutionnaire inexpérimenté qui a pris le pouvoir et ne sait plus qu’en faire.

Dans l’hôtel rococo presque tout le monde dormait. Et Lina ? Dormait-elle réellement d’un dernier sommeil dans la mauvaise terre de la plage, sous cette cabine qui sentait le bois mouillé, le savon et l’embrocation ?

Il suivit du bout de l’index le contour de son support métallique, s’arrêtant à l’endroit où l’armature de fer formait un creux.

Lina était morte de cette tige chromée. Dans quel néant tout neuf allait-il errer désormais ? Refaire sa vie, certes, mais comment croire à cette nouvelle existence ? Comment se passionner pour elle ?

Il but un nouveau verre et gagna sa chambre. Il négligea l’ascenseur car il logeait au premier étage. Un long couloir sombre où végétait une lumière cafardeuse ! Le tapis déroulait sa solennité incarnate le long des portes peintes à l’huile. Il n’eut pas le courage d’affronter sa chambre et monta à l’étage supérieur où se trouvait celle de Sirella. Le 220. Il tendit l’oreille, ne perçut aucun bruit et toqua légèrement. Des paires de chaussures posées près des portes montaient une faction surréaliste. Personne ne répondit. Il frappa un peu plus fort, puis tourna le bouton de cuivre. La porte s’ouvrit. Il vit Sirella assise sur son lit, sagement, les mains jointes sur sa jupe. Elle était restée habillée et l’attendait. Il referma et hésita à mettre le loquet car ce geste pourrait la choquer. Il l’actionna pourtant, non pas furtivement, mais avec une sorte d’application qui équivalait à un défi.

Puis il s’approcha du lit et s’assit auprès de la jeune fille.

— Il est des journées qui durent des siècles, fit-il.

Elle remua la tête. Philippe remarqua qu’elle avait vieilli en quelques heures.

— Tu m’aimes toujours ?

Elle répondit « oui ». Il lui saisit le menton et leurs yeux se fouillèrent désespérément.

— Ç’a été affreux, murmura Philippe.

— Il vaut mieux ne plus en parler.

Et pourtant, malgré ce conseil, elle questionna presque aussitôt :

— Personne n’a rien remarqué ?

— Non, je ne crois pas.

— Qui étaient les gens de midi ?

— C’est eux qui ont repêché Lina, et elle les avait invités à déjeuner.

— Ils n’ont pas été surpris de ne pas la trouver ?

— Choqués, surtout. Ce sont des bourgeois.

— Ils se doutent de quelque chose ?

— Quelle importance ! Et votre père ?

— Il m’a questionnée sur hier soir. Je lui ai dit que vous m’aviez laissée dans un café près de la gare, ça l’a complètement rassuré.

Philippe attira le menton à lui et posa un léger baiser sur les lèvres crispées de Sirella.

— Qu’est-ce que vous allez faire ? demanda-t-elle en se dégageant.

— Je ne sais pas.

— Personne ne l’attend, à Paris ?

— Dans l’immédiat, non. Mais à la longue, son absence finira par inquiéter des gens : son homme d’affaires, sa concierge, ses amis et ne serait-ce que sa couturière qui remuera tout Paris pour la dénicher au moment de sa collection d’octobre !

— Alors ?

Jusque-là, talonné par le danger immédiat, il s’était refusé à voir plus loin.

— Plusieurs solutions, réfléchit Philippe. Ou je ne me manifeste pas et alors au bout d’un certain temps on se demandera ce que nous sommes devenus et on nous recherchera, elle et moi. Ou je rentre à la maison en annonçant à tout le monde quelle est malade quelque part en Italie, mais alors ses amis me demanderont l’adresse pour lui écrire… Ou bien encore…

Il se tut.

— Ou bien quoi ? insista la jeune fille.

— Non, rien, c’est tout. On ne peut pas effacer quelqu’un comme on efface des mots ou des chiffres sur un tableau noir. Les hommes sont répertoriés, numérotés, observés. Quand ils meurent, il leur faut encore un passeport pour franchir l’ultime frontière.

— À votre avis, de combien de temps disposez-vous ?

La question l’impressionna. Elle contenait tout le drame.

— En admettant que tout aille bien sur la plage et en admettant que j’adresse quelques cartes postales à nos relations pour leur annoncer que nous prolongeons notre séjour, je crois qu’un bon mois… Peut-être plus d’ailleurs… Il faudra que quelqu’un prenne l’initiative d’alerter la police, que la police française se mette en contact avec la police italienne et que cette dernière reconstitue notre périple. Dans le fond, voyez-vous, une seule personne est vraiment dangereuse dans tout ça.

— Mon père ? fit-elle.

— Oui, votre père. Il suffit qu’un inspecteur le questionne pour qu’il réalise combien ses doutes étaient fondés et qu’il lui en fasse part.

Sirella se leva et fit quelques pas autour du lit. Elle ne paraissait pas troublée par la présence d’un homme dans sa chambre.

— Vous croyez que vous m’aimez, vous aussi ? questionna-t-elle depuis l’autre bout de la pièce.

— Sirella, voyons !

Il se leva, mais elle eut un geste farouche et pudique pour lui intimer de rester à distance. Vaincu, il n’insista pas et reprit sa place sur le lit.

— Puisque vous m’aimez, marions-nous ! Très vite ! Et puis partons…

Philippe l’enveloppa d’un regard éperdu de reconnaissance. Cette jeune fille qui s’offrait à lui totalement en connaissance de cause, forçait le respect.

— L’Amérique du Sud, toujours ? demanda-t-il avec un pâle sourire.

Des chromos défilèrent dans sa tête. Il regarda le Brésil comme dans la petite loupe d’un porte-plume ancien. Pourquoi pas ? Peut-être qu’avec le temps, lorsqu’il aurait vieilli auprès de Sirella, lorsqu’il aurait du travail, des enfants, une autre notion des réalités, il parviendrait à oublier ? Lina ne serait plus qu’un doute ancré au tréfonds de lui-même. Et Paris une terre promise où il retournerait un jour lorsque les années de prescription l’auraient mis à l’abri des poursuites.

La clémence de Dieu c’est de toujours donner à l’homme la femme qui lui est nécessaire.

— Si vous devenez son gendre, mon père ne pourra plus rien contre vous, insista Sirella.

Il opina. C’était vrai que le Presidente deviendrait alors son complice. Il ne pourrait pas faire autrement !

— Après le mariage, nous lui dirons tout. Il faudra lui expliquer que c’était un accident.

— Je lui expliquerai, promit Philippe. Mais comment, où et quand allons-nous nous marier, puisqu’en ce moment nous sommes en route pour Paris ?

— Il faut parler à mon père !

— Il va se fâcher, voyons ! Hier j’étais avec une autre femme que j’ai quittée dans des conditions qui lui paraissent suspectes et voilà que je lui demande tout de go la permission de vous épouser !

— Si vous ne dites rien, nous allons aller jusqu’à Paris !

— Allons-y, décréta Philippe. Pendant ces quelques jours notre intimité se nouera. Il comprendra mieux, ensuite, que je décide de revenir avec vous !

En réalité, Philippe pensait à la rue du Hainaut. Il voulait la parcourir une fois, une seule, in memoriam, avant de quitter un monde qui lui serait bientôt interdit.

— Comme vous voudrez !

Cette fois, il alla à elle et l’embrassa. Elle consentit à entrouvrir ses lèvres et participa au baiser. Il caressait ses seins et se plaquait contre elle désespérément, cherchant sa chaleur et s’étourdissant de son odeur de fille. Ils s’étreignirent longuement, sans parvenir à se rassasier d’eux-mêmes, grisés par chaque baiser, déçus par chaque baiser sitôt qu’il cessait, fous d’absolu et épouvantés par leur extase dès qu’ils la frôlaient !

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