La grosse dame de la cabine d’en face dormait dans une chaise longue.
Avant même de pousser la porte, Philippe fut frappé par l’odeur douceâtre qui s’échappait de sa cabine. Il faillit tourner bride, se sentant incapable d’affronter ce qui l’attendait. À quoi bon lutter ? Son entreprise lui parut dérisoire.
Il entra pourtant et, lorsqu’il vit le corps sous la bâche avec les longues jambes brunies que la mort respectait encore, il sentit paradoxalement son calme revenir.
Le monde est chargé d’odeurs inquiétantes auxquelles les hommes s’habituent. L’odeur de la mort, pour obsédante qu’elle soit, devient très vite tolérable. Philippe la respirait doucement, en sachant qu’il s’en imprégnait et que, très longtemps, elle subsisterait en lui.
Il jugea le trou assez profond pour héberger Lina. De toute manière, il ne pouvait se permettre de recommencer ses allées et venues pour évacuer la terre. De plus, il devinait que le temps pressait. Il descendit dans la fosse et eut le plancher au niveau de la ceinture. Il avança sa main valide vers la morte et saisit sans répulsion l’une de ses chevilles.
Rue du Hainaut ! Il s’en souvenait. C’est là que Lina avait été élevée ; à deux pas du cimetière de la Villette. S’il s’en tirait, fût-ce provisoirement, il irait musarder dans ce quartier ; il chercherait l’école maternelle de Lina, il se promènerait dans les allées du parc des Buttes-Chaumont où elle avait dû jouer jadis. Pourquoi ce pèlerinage ?
Il réfléchit. Ses réactions le troublaient. Voilà qu’il décidait de partir à la recherche de Lina, du passé de Lina.
Il voulait revoir les lieux de sa jeunesse, retrouver les cadres successifs de sa vie. Savoir où et comment elle avait rencontré son mari. Mille souvenirs imprécis l’assaillaient. Par exemple, lorsqu’ils restaient le dimanche dans l’appartement de l’avenue Paul-Doumer, elle mettait plusieurs fois sur son électrophone l’Adagio d’Albinoni et elle écoutait, la tête dans ses mains, comme si cette musique lui eût rappelé une période particulière de sa vie. Jamais il ne l’avait interrogée à ce sujet ; l’idée ne lui en était pas venue. Et voilà qu’il voulait savoir !
Il tira ; le corps glissa sur les planches rugueuses. Lorsque Lina fut près de la fosse, il passa son bras sous ses épaules et la fit basculer. Ensuite il l’étendit dans la terre. Ce n’était plus Lina, mais quelqu’un d’étranger. Lina se trouvait à Paris, désormais, dans les vitres des magasins de la rue du Hainaut…
Tout alla très vite. Et quand il eut fini, il se mit la tête sous la pomme de la douche, l’offrant longuement à l’averse pointue.
Sa chemise ensuite était toute trempée ; il regarda la cabine. Elle était nette, c’est à peine si on apercevait des traces de terre sur les planches reclouées. Il sortit, la plage retrouvait son animation, mais la torpeur du début d’après-midi ouatait encore les cris et jusqu’à la rumeur de la mer. Philippe s’assit sur la marche du balcon afin de se faire sécher. Il avait hâte de retrouver Sirella, le taxi, la route. Il saurait apaiser les tourments du Presidente. Quelques jours de sursis ! Il n’en demandait pas davantage. Quelques jours de vraies vacances. Les premières qu’il allait prendre depuis le matin où sa compagnie d’assurances l’avait envoyé chez Lina.
En un rien de temps il fut sec, et le soleil se mit à le brûler. Il devait rentrer à l’hôtel afin de préparer ses bagages, mais il avait du mal à quitter sa cabine. La veille il y avait pénétré sans se douter qu’un tout autre homme allait en ressortir. Ainsi des cabines de magicien où s’escamotent les femmes enchaînées et où les colombes deviennent des poissons rouges…
— Excusez-moi !
Il releva la tête. Une femme en maillot de bain tango se tenait devant lui, irradiante. Il lui fallut du temps pour reconnaître la Signora Ciggli. Elle portait un bonnet de caoutchouc vert qui tirait sa peau sur son visage.
— Hier, nous avons prêté une serviette de bain à votre femme. Si par hasard je pouvais la récupérer…
— Une serviette de bain comment ? bredouilla Philippe en se dressant.
La femme l’écarta du coude.
— Ne vous dérangez pas, la voici.
Elle prit la serviette posée sur la balustrade et s’éloigna sans un mot. Philippe fit le tour de la cabine à pas lents, puis il rentra pour récupérer son matériel. Rien ne clochait, sinon cette caractéristique odeur.
Il fourra dans le sac de sable terreux le poste à transistors, la pelle et le marteau. Il avait entortillé son mouchoir autour de la tête de ce dernier pour amortir le bruit des coups et le carré d’étoffe, littéralement haché, ressemblait maintenant à de la charpie.
L’hostilité marquée de la Signora Ciggli le tourmentait. La façon dont elle s’était éloignée après avoir raflé la serviette sur la balustrade ne lui disait rien qui vaille. Encore heureux que cette serviette ait dû servir le matin pour débarbouiller le visage du gamin, sinon il l’aurait peut-être enfouie dans la fosse…
Philippe renifla fortement, pour attiser son inquiétude. L’odeur siégeait… elle seulement dans son nez, ou bien existait-elle encore dans la cabine ?
C’était la tache de sang sur la clé de Barbe-Bleue.
Que faire ? Acheter un produit désodorisant ? Son effet serait de bien courte durée. Il hésita, reniflant toujours pour bien se pénétrer de l’évidence de l’odeur. Alors il eut une idée et quitta la plage à grandes enjambées, en balançant son sac de plage du bout de l’index.
Au lieu de gagner son hôtel, il prit le chemin des faubourgs. Les maisons devinrent pauvres et les rues plus populeuses. Les cafés, aux portes munies de rideaux de perles, étaient pleins d’hommes gesticulants. Des gosses sales jouaient sur les trottoirs étroits. Cette partie de la ville sentait l’essence et la friture.
Philippe musarda un bon moment, sans trouver ce qu’il cherchait. Il quitta les voies fréquentées pour s’engager dans des ruelles vides, pleines d’ombres et de silences. Il cherchait une odeur. Cette pensée le fit sourire. Curieuse chasse en vérité. Il errait lentement, avec circonspection. Il procédait bel et bien à une espèce de battue. Il s’arrêtait parfois devant un tas d’immondices, le fouillait du pied pour l’explorer avec l’œil sagace d’un clochard. Il lui fallait trouver une odeur de décomposition animale. Les épluchures de légumes, les pastèques gâtées ne pouvaient convenir. Philippe allait toujours, humant prudemment les remugles du quartier misérable. Il atteignit les berges de la Pescara. Un maigre ruisseau aux eaux fangeuses s’y jetait quelques mètres plus haut.
Ce ruisseau était en fait un égout. Il roulait la misère d’une humanité sous-développée en un flot lent et grisâtre.
À l’approche de Philippe, quelques gros rats se jetèrent dans la rivière. La vue de ces animaux frappa Philippe. Il comprit que ce qu’il cherchait était là, sous une forme vivante, et qu’il fallait le tuer.
Il ramassa sur la berge galeuse des morceaux de ferraille rouillée dont il bourra la poche de son pantalon ; puis il s’embusqua à l’embouchure de l’égout, derrière une carcasse de voiture et attendit. Au bout d’un instant, les gros rats réapparurent.
Ils glissaient en louvoyant, comme des rabots sur des planches. Ils étaient trois, énormes et répugnants, avec de longues queues noires hérissées de poils. Lorsqu’ils s’immobilisèrent, Philippe visa le plus gros et lança sur lui, de toutes ses forces, l’énorme boulon qu’il serrait dans sa main. Sa détente fut telle qu’il ressentit une vive douleur à son bras cassé. Mais l’ardeur de la chasse lui fit oublier sa souffrance. Le boulon avait atteint le rat au ventre. L’animal fuyait maintenant en poussant des cris aigus. Philippe prit un second projectile et se mit à courir sur les traces du rat blessé. Les deux autres rongeurs avaient disparu dans l’eau fangeuse. Le garçon lança le morceau de fer. Il manqua sa proie, mais, par un curieux phénomène de ricochet, le bout de métal faucha les pattes du malheureux rat qui se coucha sur le flanc en couinant de plus belle.
Philippe courut à lui et fit la grimace en constatant que l’animal avait le ventre ouvert et qu’il perdait ses entrailles. Il l’acheva d’un coup de talon, puis, le saisissant par la queue, il l’enfouit dans le sac de plage.
Comme il rebroussait chemin, il avisa un vieux loqueteux, à la trogne violacée, qui le regardait d’un air ahuri.
— C’est pour mon chat, lui dit Philippe.
L’autre fronça son gros nez strié de veines bleues.
— Je peux vous en avoir d’autres, proposa-t-il.
Philippe lui donna une pièce de cinq cents lires et s’éloigna.
De retour à la cabine, il eut l’impression que l’odeur s’estompait. Il hésita à donner suite à son projet, mais la mort du rat ne devait pas être gratuite. Il arracha une latte de bois du plancher pour glisser le rat par l’ouverture. Dans quelques jours, l’odeur deviendrait insupportable. On déclouerait le plancher, on trouverait la charogne et on lui attribuerait la puanteur. On éviterait sans doute alors de relouer la cabine en cette fin de saison.
Et puis l’hiver passerait…