CHAPITRE III

Philippe ne devait jamais très bien se souvenir si ce fut lui ou bien Lina qui eut l’idée de la chose. Probablement germa-t-elle simultanément dans leur esprit et celui qui l’exprima ne fit que devancer l’autre.

Un matin, vers la fin de leur séjour, le Présidente vint les chercher plus tôt que d’habitude afin de les conduire dans un petit café de campagne dont le propriétaire possédait un « orchestre à manivelle ».

L’appareil en question tenait du piano mécanique et de la batterie. L’ensemble s’actionnait à l’aide d’une énorme manivelle que tournait un gros vieillard chauve et les airs crincrin qui sortaient de cet instrument compliqué, riche en nacre, paraissaient exécutés par une véritable formation.

La musique métallique plongea aussitôt Philippe dans un abîme de nostalgie parce qu’elle lui rappela un vieux piano désaccordé de sa petite enfance.

— Comme je voudrais pouvoir emporter ce bastringue, murmura-t-il.

— C’est tout ce pays qu’il faudrait emmener avec soi, renchérit Lina, c’est dur de s’en arracher.

— Si, au moins, il nous faisait un brin de conduite…

Ensemble ils regardèrent le Présidente qui se croyait obligé de battre la mesure.

— Je pense à quelque chose !

— Moi aussi…

Ils se turent pour écouter les notes grêles qui leur limaient le cœur jusqu’à l’âme.

Le morceau avait des accents déchirants. Cela ressemblait à une plainte et à la pluie ; à l’amour et à la souffrance. Ensemble ils eurent les larmes aux yeux. Quand la musique cessa dans un grand spasme de rouages épuisés ils eurent la surprenante impression d’être tout à coup devenus meilleurs.

— Signor Présidente, dit Philippe, nous avons quelque chose à vous demander…

Giuseppe haussa son sourcil gauche et son œil devint parfaitement rond.

— Accepteriez-vous de nous emmener à Paris ?

Le patron du bistrot voulut attaquer l’air numéro 2 de son mince répertoire, mais Ferrari l’arrêta d’un bref « Momento ! »

Il considéra son interlocuteur d’un air à la fois incrédule et indécis. Il se dit qu’en quinze jours ce garçon avait bien changé. Il le trouvait paradoxalement mûri et détendu. Un léger sourire creusait en permanence une fossette au coin de sa bouche.

— Vous emmener à Paris ! répéta-t-il si lentement que Lina eut l’agréable sensation de comprendre l’italien.

— Possible ?

— Avec mon taxi ?

— Oui, Présidente, avec votre taxi.

Philippe eut la vision du véhicule stoppant devant leur appartement de l’avenue Paul-Doumer, et ce qui jusqu’alors ne lui paraissait être qu’un caprice devint impétueusement une nécessité. Il imagina la stupeur de la concierge et des locataires de leur grave immeuble en les voyant débarquer de cette voiture insensée. L’auto de Giuseppe dans le seizième, c’était une espèce d’aventure en soi ! De téméraires coureurs de brousses et de savanes ramènent avec plus ou moins de tartarinades de glorieux trophées de leurs expéditions. Lui voulait ramener le taxi du Présidente. Cela constituait un autre exploit que celui qui consiste à déballer les défenses de mammouths exhumés ou des têtes humaines réduites par les Indiens Jivaros.

Giuseppe répéta, comme s’il cherchait à se persuader de la chose :

— À Paris, avec mon taxi !

Et brusquement, comme s’il flairait quelque machination diabolique, il demanda :

— Mais pourquoi ?

Philippe tapota son plâtre terni.

— Avec ce machin-là je n’ai guère envie de faire un long voyage en chemin de fer et ma femme a horreur de l’avion. Nous rentrerions par petites étapes, comprenez-vous ?

Le Présidente promena un doigt délicat sous sa moustache. Son sens tactile infaillible lui apprit que pas un poil ne dépassait les autres…

— Ça va être cher, dit-il loyalement.

— Bast ! vous nous ferez un prix.

Parigi !

Ferrari se leva et s’approcha du gros vieillard aux yeux de batracien qui attendait, appuyé contre son monumental instrument, le bon plaisir de ses clients.

— Je vais les emmener à Paris ! lui dit-il en montrant le couple. Avec mon taxi ! Je ne sais pas si vous vous rendez compte !

Giuseppe ne connaissait de la France que Menton et Nice et il s’obstinait à considérer ces villes comme des territoires hybrides où il ne se sentait pas dépaysé.

Tous les chromos sur Paris rencontrés au cours de sa vie se mirent à défiler dans sa mémoire et prirent une soudaine réalité. Des gravures de mode dont sa fille avait tapissé les murs de sa chambre s’animèrent. Sirella possédait une grande carte postale en couleur, expédiée par une compagne de classe dont un parent habitait la capitale française. Cette carte représentait les quais de la Seine près de Notre-Dame. Giuseppe y vit défiler son cher vieux taxi et il en eut un frisson capiteux.

— Il est d’accord ? demanda Lina.

— Tu parles ! C’est son apothéose !

Le Présidente se fit volubile. Il s’assit, réclama du vino bianco et déclara qu’il allait avant de partir changer ses pneus, sa durite d’eau et ses bougies.

~

Pour leur dernière soirée à Gallipoli, Lina et Philippe allèrent au cabaret. Ils furent déçus par le programme, écœurés par le mauvais champagne et rentrèrent tôt à leur hôtel. Comme ils atteignaient l’Etoile d’Or, ils virent une silhouette quitter l’ombre de la terrasse et s’approcher d’eux. C’était Giuseppe Ferrari. Les photophores de l’hôtel leur apprirent qu’il était gêné.

— Que se passe-t-il, Présidente ? s’inquiéta Philippe.

Le Présidente sortait d’une réunion de sa fanfare. Il portait sa casquette à lyre et une veste bleue ornée d’un écusson aussi large qu’un bouclier.

— J’ai une requête à vous formuler, Signor. Depuis deux jours je n’ose pas. Et puis voilà que ce soir, le besoin d’oser m’a pris…

Il avait dû vider quelques bouteilles d’asti spumante avec ses musiciens, car il avait l’œil et le bout du nez brillants.

— Que dit-il ? s’impatienta Lina.

— Attends ! dit Philippe.

Le Presidente massa les broderies de son écusson, lesquelles représentaient une trompette cernée par des lauriers.

— Il s’agit de ce voyage à Paris, Signor. Je voudrais vous demander la permission d’emmener ma petite fille avec moi. Depuis son plus jeune âge, elle ne rêve que de Paris, c’est une occasion unique qui ne se présentera peut-être jamais. Et puis ça me ferait une compagnie pour le retour…

En entendant par deux fois le nom de « Paris », Lina se méprit et questionna, déjà hargneuse et méprisante :

— Il s’est ravisé et ne veut plus faire ce voyage ?

— Au contraire, il demande s’il peut emmener sa petite fille.

— Charmant, soupira-t-elle. La maternelle en déplacement !

— Il voudrait montrer Paris à sa fille qui en rêve depuis qu’elle est sevrée, plaisanta Philippe. Et il fait valoir que son retour sera moins triste.

Giuseppe attendait, l’œil aux aguets. Jamais sa somptueuse moustache n’avait autant brillé. Il sentait l’opposition de Lina et il eut peur de perdre par cette requête incongrue cette mirifique affaire qui le parait déjà d’un rare prestige aux yeux de sa famille et de ses amis.

— Si la Signora est contrariée, j’irai seul, se hâta-t-il d’assurer.

Philippe traduisit à Lina.

— Après tout, trancha celle-ci, si ça peut lui faire plaisir.

Philippe lui prit le menton et dit sérieusement en la regardant dans les yeux :

— Ma parole, mais tu deviens bonne, Lina !

Puis il annonça à Giuseppe que c’était d’accord et le brave homme se mit à déverser un torrent de reconnaissance.

— Nous déduirons ses frais de voyage de la note, fit-il. Et que la Signora se rassure ; Sirella est une fille tranquille qui saura se faire oublier.

~

Tout le monde dormait à la maison lorsque Ferrari rentra. Sa surexcitation n’avait fait que croître pendant le trajet. Il ouvrit à la volée les portes des chambres, en criant à tue-tête :

— Debout tout le monde ! J’ai une grande nouvelle à vous annoncer !

Un concert de bâillements et de sommiers retentit. Tandis que son petit monde se levait, Giuseppe sortit la bouteille de marsala du buffet et s’octroya un dernier petit verre.

Il regarda sa fille et ses deux garçons qui se grattaient les cheveux en clignant des yeux à la lumière et il leur sourit de toute sa rude tendresse.

— Mes enfants, leur dit-il. J’ai décidé d’emmener Sirella avec moi à Paris, les Français sont consentants.

Sirella devint aussi blanche que sa chemise de nuit.

— Tu prépareras tes bagages, fille. Tu es une brave enfant et il est juste que tu sois récompensée.

Giuseppe aimait l’emphase et jouait son rôle de juste avec la gravité et la majesté d’un patriarche.

— Et nous ? protestèrent les garçons.

— Vous, je ne peux pas vous emmener, bien sûr, car il n’y aurait plus de place pour mes clients, plaisanta le Presidente. Mais je vous laisserai de l’argent pour vivre et vous payer le cinéma samedi et dimanche.

Cette annonce calma instantanément les fils Ferrari. Ils se virent libres et munis d’argent et estimèrent qu’à tout prendre leur sort était plutôt enviable.

— Par exemple, s’empressa d’ajouter le Presidente, je n’admettrai aucune sottise en mon absence. Si, au retour, j’apprends que vous vous êtes mal conduits, je vous casserai à chacun une trique sur le dos !

— Combien vas-tu nous laisser ? demanda Gastone.

Giuseppe examina la question avec attention et sortit son vieux portefeuille bourré d’humbles documents personnels. Il y avait de tout dans la pochette de cuir râpé : des images pieuses, une ancienne carte d’adhérent au parti communiste, des photographies de son épouse défunte, des mèches de cheveux des enfants, une coupure de journal relatant en quatre lignes un léger accident qu’il avait eu quinze ans auparavant, et du papier à en-tête de sa fanfare sur lequel figurait son nom.

Le portefeuille contenait également quatorze mille lires : toute sa fortune liquide. Giuseppe possédait quelques centaines de milliers de lires péniblement amassées au fil des ans et qu’il laissait fructifier chichement à la Caisse d’Épargne. Il s’appliquait à oublier cet argent, se réservant d’y penser en cas d’absolue nécessité.

Il fit un rapide calcul. Le voyage aller-retour durerait une dizaine de jours puisque la Française voulait prendre pour rentrer le chemin des écoliers et flâner le long de l’Adriatique. Elle paierait les frais de route et il aurait pour le retour l’argent de sa randonnée.

Magnanime, il prit l’immense billet de dix mille et s’en éventa d’un geste plein de désinvolture.

— Gastone, fit-il. C’est toi l’aîné. Par conséquent tu auras la bourse. J’espère que tu seras raisonnable.

— Et la mamma ? demanda Sirella.

Son regard allait du fauteuil vide de la vieille femme impotente au balcon fleuri. Le clair de lune donnait aux plantes accumulées là un aspect magique.

— J’y ai pensé, fit Giuseppe. Comme les garçons n’auraient pas le temps de s’occuper d’elle, nous allons la confier aux Camolenni. Après tout nous leur avons gardé leur chat et leur plantes vertes l’année où ils sont allés voir leur fils à la prison de Rome ! Entre voisins, on doit se rendre service.

Il tendit avec quelque solennité le gigantesque billet de banque à Gastone.

— Vous, les garçons, dit-il, vous êtes des hommes et vous voyagerez. Un jour, vous aussi, vous irez à Paris. Tandis que Sirella est une femme. Elle épousera un garçon d’ici et il est bien improbable qu’elle retourne jamais à Paris.

Sirella rougit en entendant son père évoquer son mariage.

— Paris ! balbutia-t-elle. Il me semble que je rêve…

Elle courut à sa chambre et décrocha la carte postale représentant Notre-Dame. Elle l’avait mise sous verre elle-même et passait de longs moments en contemplation devant l’image.

Elle la tendit à Bruno.

— Tu la donneras à mon amie Maria ! fit-elle. Je n’en aurai plus besoin maintenant.

Le mot « besoin » fit réfléchir Giuseppe. Il pensa que les femmes sont vraiment des êtres à part, qu’on ne peut jamais cerner tout à fait.

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