Giuseppe Ferrari chantait à tue-tête en taillant sa moustache au moyen de ciseaux de brodeuse. Il réussissait des prodiges de régularité, coupant un millimètre de poil par-ci, un autre millimètre par-là après avoir longuement caressé l’espèce de brosse surmontant ses lèvres épaisses. Il aimait sa moustache. Elle constituait sa suprême coquetterie de quinquagénaire sérieux, au veuvage respectable. Giuseppe acceptait volontiers d’avoir précocement les cheveux blancs, mais il teignait chaque samedi soir sa moustache, avec une dévotion, un recueillement qui avait fait de cette opération une sorte de cérémonie. Le soir, avant de se mettre au lit, il la tenait plaquée contre ses joues avec du sparadrap, ce qui lui avait provoqué deux taches d’eczéma aux commissures des lèvres. Il la parfumait tous les matins et possédait un mouchoir spécial, fait de fine batiste, pour l’essuyer après les repas, comme on torche le derrière d’un bébé.
La plus belle moustache de Gallipoli !
Il déposa les ciseaux sur le marbre fendu de la commode, fit une grimace à gauche, une autre à droite afin de s’assurer de la symétrie et profita de ce qu’il se trouvait en tête-à-tête avec lui-même pour s’ôter le poil en forme d’hameçon qui s’obstinait à pousser sur le bout de son gros nez.
En se penchant sur le miroir au cadre de verre filé (orgueil de l’humble appartement), il s’aperçut que la mamma lui souriait depuis son fauteuil. Giuseppe s’arrêta de chanter et se retourna, tenant entre le pouce et l’index le gros poil intempestif. L’ablation lui avait rempli les yeux de larmes.
— Dès que je serai prêt je te porterai sur le balcon, promit-il.
À cet instant on toqua à la porte.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Giuseppe.
La porte s’ouvrit et un groom d’hôtel entra.
Il portait un uniforme orange et bleu à boutons d’or.
— Salut, Benito ! fit Giuseppe. M’est avis que tu manques un peu d’exercice, mon garçon, si mes trois petits étages te font cet effet !
L’arrivant prit une large inspiration.
— J’ai couru, dit-il.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— J’ai une bonne affaire pour vous, Présidente !
Giuseppe caressa sa moustache avec satisfaction. Il tenait à son titre de présidente et se sentait plein de clémence envers ceux qui le lui donnaient. En fait, il n’était président que de la fanfare de sa paroisse.
— De quoi s’agit-il, Benito ?
Il prit deux verres dans le placard et les emplit de marsala. Il en désigna un au gamin :
— Tu peux boire ça, c’est doux.
— Merci, Présidente.
Le groom but et demanda :
— Vous êtes libre en ce moment ?
— Pourquoi ? fit prudemment Ferrari.
— Il y a à notre hôtel des touristes qui ont besoin d’un taxi à la journée, pour plusieurs journées, expliqua le gamin.
Giuseppe réprima son contentement. Les affaires n’allaient pas tellement fort et celle que lui proposait Benito tombait à point nommé.
— Quel genre de touristes ? s’informa le chauffeur de taxi.
— Des Français.
Giuseppe hocha la tête.
— Les Français ne sont pas de très bons clients.
— Ceux-ci sont riches, affirma le garçon.
Il cligna de l’œil.
— Et généreux, Présidente !
Du coup, Giuseppe s’épanouit. Il saisit son verre de marsala et, s’approchant du fauteuil de sa vieille mère impotente, lui en fit avaler une gorgée qu’elle déglutit avec un bruit d’évier qui se vide.
— Pourquoi veulent-ils un taxi à la journée, tes Français, Benito ?
— Hier, ils ont eu un grave accident sur la route de Galatina. Leur bagnole est morte.
— Et pas eux ? plaisanta Giuseppe en enfilant son maillot de corps.
— Le monsieur s’est cassé le bras, sinon ils auraient loué une autre auto, et la dame ne sait pas conduire… Alors, c’est d’accord, vous vous occupez d’eux ?
— Je m’en occupe, dit Giuseppe, magnanime.
Le groom allait repartir, mais il le stoppa.
— Aide-moi à porter la mamma sur le balcon.
Ils empoignèrent chacun un des accoudoirs du fauteuil et coltinèrent l’infirme sur le balcon. Ce dernier ressemblait à la vitrine d’un fleuriste. On y avait tellement accumulé de plantes vertes et de fleurs en pots qu’il restait seulement une toute petite place pour le fauteuil. Des liserons garnissaient la grille du balcon et ils avaient poussé le long de la façade au point de rejoindre les tiges métalliques du store de toile décolorée et d’en bloquer le mécanisme.
— Elle est bien, ici, remarqua Benito, chaviré par les rudes senteurs des végétaux rassemblés.
— C’est son coin de nature à la pauvre chérie, dit Giuseppe.
Il eut envie de verser deux ou trois larmes, mais s’abstint en pensant à sa moustache.
— Bon, eh bien ! je te remercie, Benito. Tu peux leur dire que j’arrive.
Il mit la main sur l’épaule de son jeune « démarcheur ».
— Tu auras ta prime, affirma-t-il.
Lorsque le gamin fut parti, il s’attarda un instant dans l’ombre végétale du balcon, près de sa mère, caressant d’un geste tendre la nuque de la vieille femme.
— Je vais te brancher la radio, murmura Giuseppe.
De l’autre côté de la rue, Mme Ceruti, la femme de l’ordonnateur des Pompes funèbres, qui étendait son linge, lui fit remarquer qu’il faisait aussi chaud que la veille, ce qui donna soif à Giuseppe.
Lorsqu’il sortit de son immeuble, il trouva son taxi blotti dans un renfoncement de la rue. C’était une vieille Fiat âgée de quinze ans, à la caisse carrée et aux ailes cabossées. Ferrari faisait exécuter les raccords de tôlerie chaque année, après la période des vacances, par un membre de la fanfare ; après quoi, il repeignait lui-même la voiture, aidé de ses deux jeunes fils, Gastone et Bruno. Il changeait de teinte chaque fois, selon son humeur. Cette année son taxi était rouge avec le pavillon jaune et une bande noire à la hauteur des poignées car il avait voulu utiliser les reliquats de peinture des années précédentes. C’était le taxi le plus voyant de Gallipoli. Giuseppe commençait à s’en lasser et attendait impatiemment la lin de la saison pour lui redonner une robe plus raisonnable. Il s’était laissé influencer par ses garçons et il le regrettait. Sirella, sa fille, avait cependant tenté de juguler leur extravagance et l’avait adoucie dans la mesure de ses moyens en confectionnant des housses de velours gris pour les banquettes, mais l’ensemble meurtrissait l’œil.
Afin de cacher la misère de la garniture intérieure, les enfants avaient accroché dans l’auto une guirlande de petites bouteilles de chianti, du genre de celles dont on fait des salières. Cette fantaisie n’atténuait pas la misère de l’habitacle, mais donnait au véhicule l’aspect saugrenu d’une baraque foraine.
Giuseppe s’installa au volant après s’être contemplé un instant dans la vitre de la portière. Il portait une chemise bleue, un pantalon strict et estima que sa mise sobre devait faire oublier à ses clients les outrances du taxi. Il prit un vieux vaporisateur dans sa boîte à gants et pulvérisa un nuage de parfum sur les banquettes arrière.
Quand il stoppa devant la terrasse de l’Étoile d'Or, Benito le guida jusqu’à la table de ses clients.
Ferrari découvrit un étrange couple sous un parasol. La femme portant un pansement au front et avait les bras et le visage constellés de « bleus ». Quant à l’homme, il tenait son bras gauche plâtré de frais sur un bâti de métal chargé de le maintenir dans une position relativement confortable. Giuseppe nota l’air de profonde lassitude du jeune homme et s’étonna confusément qu’il ne fût pas rasé. Au lieu de le vieillir, ses joues bleues de barbe lui donnaient l’allure d’un étudiant anarchiste, rongé par l’insomnie.
— Votre chauffeur ! annonça pompeusement Benito.
Lina regarda l’arrivant d’un œil indifférent.
— Tu tiens vraiment à ce pèlerinage ? demanda-t-elle.
Pour toute réponse, Philippe se leva et marcha vers la sortie. Giuseppe le trouva très grand. Lui-même était de petite taille et il admirait d’emblée ses contemporains qui le dépassaient de la tête.
On avait découpé la chemise du jeune homme afin de pouvoir la lui passer malgré son bras plâtré, l’Italien déplora qu’on eût sacrifié cette chemise de soie. Il devinait que d’autres vêtements de prix seraient mutilés dans les jours à venir et en fut confusément peiné.
En débouchant sur le trottoir, Philippe tomba en arrêt devant la voiture de Giuseppe et mit un temps à comprendre que c’était là le taxi demandé. En voyant Ferrari ouvrir la portière arrière, il eut confirmation de la chose et éclata de rire.
— Tu as vu ? fit-il en se tournant vers Lina qui le suivait, on va rouler Barnum à partir de maintenant.
Lina fronça les sourcils à la vue du surprenant véhicule.
— C’est une plaisanterie ! s exclama-t-elle.
Giuseppe Ferrari ne comprenait pas le français, mais l’expression de la cliente était éloquente. Il sentit une grande tristesse l’envahir et poussa un soupir.
— Moi je le trouve marrant, ce tacot, dit Philippe.
— Tu nous vois là-dedans !
— Très bien ! assura le jeune homme.
Il surprit le regard triste et anxieux du chauffeur et lui sourit.
— C’est à vous, ce machin-là ? demanda-t-il en italien.
— Si, Signor, s’empressa Giuseppe. Il n’est pas jeune, mais il roule bien. J’ai changé les soupapes l’année dernière et les amortisseurs en début de saison.
Philippe considéra la moustache de son interlocuteur. Elle luisait comme de l’astrakan. Une tête de brave homme. Le regard était fervent et tendre, un peu humide à force de gentillesse. Ce gros nez strié de minuscules veines — menus affluents du chianti — inspirait confiance. Philippe pensa qu’un type affligé d’un tel appendice ne pouvait pas se permettre de faire du mal à ses semblables.
— Je n’ai pas l’humeur à jouer au carnaval, fit résolument Lina. Nous allons chercher une autre voiture.
Son compagnon l’enveloppa d’un regard sinistre. Lorsqu’il était dans les assurances, il était allé reconnaître le corps d’un noyé à la morgue. Il conservait du cadavre un souvenir précis et revoyait avec une acuité saisissante les plaques bleuâtres qui couvraient son corps boursouflé. Pourquoi les bleus de Lina le faisaient-ils irrésistiblement songer à ce mort ancien ?
Pourquoi se disait-il qu’un jour plus ou moins proche Lina serait pareille au noyé de jadis ?
— Comme tu manques de simplicité et de fantaisie, soupira-t-il. Comme tu es insensible, Lina. Tu ne te rends pas compte que ce brave bonhomme est dans les transes et que ton attitude le ravage ?
Elle regarda Ferrari qui attendait, prêt à toutes les déceptions.
— Ce taxi, poursuivit-il, c’est une chanson napolitaine à lui tout seul…
Il prit place dans la voiture sans plus s’occuper d’elle. Giuseppe se mit à respirer plus librement. Il se précipita pour aider son client blessé à s’installer, puis proposa à la femme une main qu’elle négligea.
Lorsqu’elle fut assise au côté de son amant, Lina se pelotonna dans l’angle du véhicule avec une mauvaise humeur ostensible.
— Où désirez-vous aller ? demanda Giuseppe avec un sourire mouillé sous sa belle moustache.
— Prenez la route de Galatina, dit Philippe, je vous ferai signe lorsque vous devrez arrêter.
Ils roulèrent lentement sur la route de la veille jalonnée de vieux palmiers en haillons.
Le soleil continuait de moudre la poussière jaune.
— Désirez-vous un peu de musique ? demanda Giuseppe en se retournant vers ses passagers.
— Vous avez la radio ? s’étonna Philippe.
— Non, Signor, j’ai mieux !
Sans cesser de piloter, le chauffeur prit un disque sur la banquette, près de lui, et le posa sur un petit gramophone à manivelle.
Une mélodie napolitaine s’éleva, dans une forte envolée de mandolines. Penchée en avant, Lina regardait fonctionner l’appareil.
— Toute l’Italie, non ? murmura Philippe.
Les cahots, parfois, faisaient tressaillir le bras du phonographe et l’aiguille sautait un sillon du disque.
Giuseppe Ferrari vit dans son rétroviseur que le couple souriait et comprit que la partie était gagnée.
Il se mit à chanter.
— Arrêtez ! lança Philippe.
Ils atteignaient le virage où, la veille, la Mercédès avait foncé dans le mur. Une brèche énorme béait maintenant, encadrée par les affiches politiques.
On voyait nettement dans l’herbe sèche du talus les ornières creusées par les pneus.
« Tiens ! songea Philippe, j’ai donc freiné. »
Il ne se rappelait pas avoir écrasé la pédale du frein. L’instinct de conservation !
Des débris de phares et des éclats de verre jonchaient la route à cet endroit. Le jeune homme descendit péniblement. Il n’avait pas encore pris l’habitude de se mouvoir avec ce bloc de plâtre et de métal.
— Crois-tu que c’est utile ? demanda Lina.
Il haussa les épaules.
— Qu’est-ce qui est utile et qu’est-ce qui est inutile ? répondit Philippe sans se retourner.
Intéressé, Giuseppe Ferrari quitta son volant et le rejoignit au seuil de la brèche. Au-delà du trou, les débris de la voiture étaient plus nombreux. Ils pénétrèrent dans la propriété. Il s’agissait d’un parc en friche. L’auto avait parcouru une cinquantaine de mètres à travers des taillis de lauriers avant d’aller s’écraser contre un arbre qu’elle avait sectionné net.
Ferrari émit un petit sifflement.
— Votre accident, Signor ?
Philippe acquiesça.
— Vous avez eu de la chance que le mur soit en terre, observa le chauffeur.
« Était-ce de la chance ? » se demanda Philippe. La Mercédès gisait sur le flanc, son train avant écartelé. Une portière arrachée, pliée en tuile, se trouvait posée à la verticale au milieu d’un massif de buis, semblable à quelque sculpture moderne. Pendant la nuit, des pillards avaient mis l’épave à sac. Il ne restait plus ni pneus ni banquettes. L’auto si pimpante la veille ressemblait désormais à ces carcasses blanchies qui jalonnent les pistes sahariennes. Philippe s’adossa à la carrosserie et se mit à chercher ce qui le choquait dans ce spectacle lamentable d’un bel objet détruit. Giuseppe respecta sa méditation tout en regardant alentour s’il ne restait rien à récupérer. Il ne vit qu’un livre froissé dont les pages chuchotaient dans la brise, le ramassa, s’aperçut qu’il était imprimé en français et le laissa retomber dans l’herbe.
« Le seul objet pourtant qui soit intact », songea Philippe qui avait vu son geste.
— Tu en as encore pour longtemps ?
Lina se tenait au milieu de la brèche. Elle avait mis de nouvelles lunettes de soleil, plus classiques que celles qu’elle portait au moment de l’accident ; plus larges aussi.
Il sut alors ce qui le choquait : c’était qu’ils fussent encore vivants, elle et lui. Près de cette auto morte, leurs existences avaient quelque chose d’indécent.
Elle hésita un instant et le rejoignit.
— Heureusement que tu es assurée tous risques, ironisa Philippe en la voyant flatter nostalgiquement la croupe cabossée de la Mercédès.
Lina hocha la tête.
— Il y a un risque contre lequel les meilleures compagnies ne vous assurent pas, soupira-t-elle.
— Lequel ?
— Les garçons comme toi, fit Lina.
Giuseppe qui le vit triste lui offrit une cigarette. Philippe l’accepta et téta longtemps la flamme fumeuse du méchant briquet que son chauffeur lui proposait. Il souffla avec force la première goulée.
— Qu’entends-tu par là ? demanda-t-il à Lina.
— Tu le sais bien !
En effet, il savait. Depuis la veille ils n’avaient parlé de l’accident que comme d’un véritable accident.
Le jeune homme avait prétexté un dérapage et Lina avait fait semblant d’accepter cette version. Mais maintenant il se rendait compte quelle n’était pas dupe.
— Tu l’as fait exprès, n’est-ce pas ?
— Tu es folle !
— Ne nie pas ! Je somnolais. Et puis j’ai eu soudain conscience que quelque chose de terrible se passait. J’ai ouvert les yeux et j’ai vu ton visage dans le rétroviseur. Si tu savais comme il était atroce !
Il renonça à protester.
— Tu avais la bouche ouverte comme si tu hurlais, mais tu ne disais rien. Ton regard était fixe…
Il y eut un silence. Ferrari vit quelque chose de brillant dans un roncier et s’en fut le ramasser. Il s’agissait de l’enjoliveur du capot à l’emblème de la marque. L’étoile Mercédès se mit à étinceler dans son cercle de métal. Il la présenta à Lina qui haussa les épaules, alors il la glissa dans sa poche en songeant que cela ferait plaisir à ses garçons.
— C’est toi ou moi que tu as voulu tuer, Philippe ?
— C’est moi, fit-il avec sincérité.
— En général, on se suicide seul, riposta Lina, sinon ça devient, un assassinat.
Ferrari les regardait d’un œil indécis. Il se rendait compte que ses clients discutaient de choses graves et regrettait de ne pas comprendre leur langue.
— Pourquoi as-tu fait ça ?
— Je me le demande.
— Tu ne m’aimes plus ?
— Si !
— Oh ! Philippe ! balbutia-t-elle.
Elle s’inclina et embrassa son plâtre. Il en fut gêné et regarda si le chauffeur de taxi avait surpris ce geste. Giuseppe, qui avait vu, s’éloigna pudiquement du couple.
— Je te demande pardon, dit Philippe. Ç’a été un coup de folie. Je devrais sans doute consulter un médecin.
— Inutile, affirma-t-elle.
Elle récita une phrase qu’étant jeune fille elle avait puisée dans Georges Duhamel pour la noter sur un cahier où elle consignait ses secrets et des citations.
— Qu’on me laisse errer, trébucher, faire mes faux pas, je finirai bien par suivre toute ma route !
Elle caressa le plâtre rugueux.
— Tu finiras bien par suivre toute ta route, Phil.
— Tu n’as pas peur que je recommence ?
— Tu recommenceras peut-être, mais je n’ai pas peur.
— Ce que tu peux m’aimer, fit le jeune homme d’un ton si admiratif que son amie éclata de rire.
— Mais oui, je t’aime. L’amour et la mort sont de la même famille et nous ne pouvons rien contre eux, que nous soumettre, Phil ; que nous soumettre !
De son bras valide, il la prit par la taille et l’entraîna vers la route. Il venait de décider qu’il l’aimait autant qu’elle l’aimait ; qu’ils seraient heureux ensemble désormais et qu’ils allaient passer une bonne fin de vacances malgré son bras cassé.
Le fait est que Philippe aima beaucoup Lina au cours de la quinzaine qui suivit et qu’ils furent à peu près heureux. Ils connurent une fin de vacances joyeuse, grâce surtout au Signor Ferrari dont l’entrain leur mit de la joie au cœur et qui leur fit découvrir une Italie du Sud que la plupart des touristes ignorent, même après y avoir séjourné longtemps.
Il sut leur montrer les petites églises inconnues des guides touristiques, les artisanats pittoresques, les villages qu’on ne visite pas, les fêtes locales réservées d’ordinaire aux seuls autochtones, les cérémonies religieuses auxquelles d’ordinaire n’assistent pas les étrangers. Ce furent quinze jours passionnants et joyeux. Giuseppe les convia à sa fanfare où il fit l’important, avec une casquette blanche ornée d’une lyre, allant jusqu’à faire exécuter la « Marseillaise » à ses musiciens pour leur être agréable. Lorsqu’il ne parlait pas il chantait. Son dada était d’apprendre le français et à tout bout de champ il se faisait traduire les mots les plus inattendus. Parfois il leur demandait d’écrire une phrase entière sur un bout de papier et la lisait jusqu’à ce que sa prononciation fût correcte. Par la suite, Philippe en évoquant cette période, comprit que s’ils avaient été heureux pendant cette quinzaine, Lina et lui, ils le devaient au Présidente. Car ils n’appelaient plus Giuseppe que le Présidente depuis leur réception à la fanfare. Philippe le plaisantait à propos de son taxi tricolore.
— S’appeler Ferrari et rouler dans une bagnole pareille, c’est un comble ! lui disait-il.
Ou bien, lorsqu’ils revenaient d’une excursion amusante, il déclarait :
— Signor Présidente, vous n’êtes pas le Guide Bleu, mais le Guide Rose.
Et le bon Giuseppe riait en prenant garde de ne pas froisser sa moustache.