CHAPITRE VI

Ils s’arrêtèrent dans la région de Barletta. L’hôtel où ils descendirent n’avait rien de luxueux, mais il offrait l’avantage de se trouver en bordure de mer. Le Presidente insista pour prendre une chambre à deux lits au lieu de deux chambres car il voulait épargner des frais à ses clients. De même il tint à dîner à l’écart. Le repas fut étrange. Au fond de la pièce, dans un angle discret, Ferrari et sa fille mangèrent en tête-à-tête tandis que le couple français dînait devant la baie vitrée. Philippe, qui tournait le dos à la mer, se trouvait face à Sirella et ne la quittait pas des yeux. Avant de passer à table, cette dernière avait troqué sa robe déchirée contre un petit deux-pièces imprimé dans les tons bleu pastel. Cet ensemble de Prisunic la moulait parfaitement et lui donnait un aspect plus moderne. Elle cessait de ressembler à Colomba pour devenir enfin une jeune fille coquette. Philippe la trouvait fascinante et il comprenait, avec un certain décalage, la nature de son geste de la chapelle. Sirella était infiniment désirable et semblait l’ignorer, ce qui ajoutait à son piquant.

Une fois seulement, leurs regards se croisèrent. Sirella s’empressa de détourner le sien et, jusqu’à la fin du repas, ses yeux fuirent ceux du garçon.

Philippe devinait qu’elle devait lutter pour ne pas répondre à son regard insistant ; cela ressemblait à un jeu apparemment innocent, mais qui nécessitait de part et d’autre une grande volonté.

— C’est elle que tu regardes ainsi ? questionna tout à coup Lina.

— Qui ? demanda-t-il avec cette fausse innocence outrancière des hommes pris en faute.

Elle sortit une cigarette de son sac à main et attendit qu’il lui donnât du feu, mais Philippe essayait de refaire surface et ce fut le serveur qui proposa à Lina la flamme de son briquet.

— Tu l’observes comme si tu voyais une fille pour la première fois, dit-elle en soufflant une bouffée dans son assiette. Elle t’intéresse ?

— C’est de Mlle Presidente que tu me parles ?

— Ne fais pas l’innocent. Tu ne me donneras pas le change, Phil. Cette fille te plaît ; mieux, elle te fascine. Si elle était un peu plus délurée, tu lui aurais déjà fait du charme, seulement son côté farouche t’intimide et tu es en train de te demander comment tu vas bien pouvoir t’y prendre avec elle.

Depuis leur liaison, Philippe avait eu deux ou trois aventures avec des relations de vacances. Chaque fois Lina avait dépisté le danger et pris les mesures qui s’imposaient sans heurter la susceptibilité de son amant, sans même lui faire la moindre allusion. Aussi était-il profondément surpris, et vaguement choqué, qu’elle le prenne ainsi à partie.

— Ma parole, tu me fais une scène de jalousie ! dit-il.

— Peut-être, reconnut-elle.

— C’est ridicule !

— Une scène de jalousie n’est jamais ridicule, Phil.

Il lui prit la main par-dessus la table et, du bout de l’index, se mit à jouer avec le bracelet de Lina.

— Tu es belle, dit-il.

— Faut-il que tu sois à court d’arguments, soupira Lina en dégageant son bras.

La maîtrise et la perspicacité de sa compagne le portèrent instantanément au bout de la fureur. Il se leva violemment. Dans le mouvement, son attelle accrocha la bouteille de vin rouge qui se renversa, projetant un long jet pourpre sur la robe blanche de Lina. La vue du vin souillant la robe lui fit honte.

— Excuse-moi ! murmura Philippe en se rasseyant.

Ce fut elle qui partit de la table afin d’aller se changer.

Philippe redressa la fiasque d’un geste désemparé. Il jeta un regard en direction des Ferrari et vit que le Presidente venait de quitter sa place.

Philippe trempa sa main dans la flaque de vin rouge et, du bout du doigt, se mit à écrire sur son plâtre : « Sono infelice » (Je suis malheureux). Il se leva, gagna la table de Sirella et lui montra son plâtre. Elle lut l’inscription et détourna la tête.

— Vous m’en voulez pour tout à l’heure ? demanda-t-il.

Elle ne répondit pas. Le jeune homme contempla Sirella avec émotion. Effectivement, il se sentait très malheureux ; mais il aurait été incapable d’analyser les raisons de ce profond désenchantement. Cela ressemblait à une maladie : il était mal dans sa peau et se détestait ardemment.

Le petit ensemble bleu collait au corps de Sirella comme une seconde peau, donnant un relief impudique à ses formes drues. « Ardente et sage », songea-t-il. Oui : ardente et sage. À quoi songeait-elle ? Le considérait-elle comme un soudard ou un bellâtre ?

— Vous ne voulez pas me répondre, Sirella ?

Le Presidente revint, tirant ainsi sa fille d’embarras. Il tenait une petite boîte de cigarillos qu’il était allé chercher dans la boîte à gants de son taxi ?

— Vous en prenez un, monsieur ?

Philippe qui connaissait le goût épouvantable des petits cigares noirs et tordus comme des sarments de vigne secoua la tête.

— Je vais me coucher, dit-il.

Il se trouva nez à nez avec Lina qui sortait de leur chambre après avoir passé une autre robe. Elle crut qu’il venait la chercher, mais quand elle le vit traverser la chambre et s’allonger tout habillé sur le lit elle referma la porte et vint s’asseoir à ses côtés. Elle paraissait apitoyée, sans doute son air profondément malheureux la touchait-il.

— Je te demande pardon, Phil.

— Pour quoi ?

— À cause de cette scène de jalousie, tu as raison, elle était déplacée. Mais reconnais que la présence de cette gamine nous gâche tout le plaisir que nous escomptions de ce voyage.

— C’est vrai, admit Philippe. Seulement maintenant il est difficile de lui demander de rentrer, il y a des trucs qui ne se font pas.

— Nous ferions mieux de chercher pourquoi cette Sirella casse l’atmosphère.

— Moi, je le sais, dit Philippe.

— Vas-y !

— C’est son mutisme. Elle se tient immobile comme une captive. On dirait que nous l’avons faite prisonnière et que nous l’emmenons comme otage.

Lina approuva.

— Oui, ce doit être ça, en effet.

Il posa sa main valide en écran sur ses yeux et se mit à penser de toutes ses forces à Sirella. C’était le mutisme de la jeune fille qui rompait la bonne ambiance du taxi, mais c’était également ce même mutisme qui le fascinait. À cause du silence de Sirella, il se sentait malheureux. Il éprouvait l’irrésistible envie de le vaincre ou plutôt de le violer. Il voulait aller la chercher au sein de son silence…

— Tu as ta tête de l’autre fois, chuchota-t-elle comme se parlant à elle-même.

Il savait que « l’autre fois » désignait le jour du suicide manqué.

— Quelle sorte de tête ?

— Un jour, fit-elle, je suis allée voir un ami au Val-de-Grâce. Dans le jardin, des malades prenaient l’air, entre autres un jeune homme pâle couché à plat ventre sur un chariot. Il y avait un récipient sous la voiture pour qu’il puisse uriner. Il avait les bras allongés le long de son corps et il ressemblait à un poisson. Il m’a regardée… Son regard était pareil au tien en ce moment.

Elle embrassa ses lèvres.

— Tu es malheureux ?

— Non, fit-il par charité.

Elle découvrit l’inscription sur le plâtre. Celle-ci se diluait, mais les caractères demeuraient encore lisibles.

— « Sono infelice », lut-elle laborieusement. Qu’est-ce que ça signifie ?

Il dit n’importe quoi pour éviter la vérité.

— Je ne sais pas, j’ai écrit ces mots machinalement, c’était une réclame sur un cendrier.

Pour une fois il avait menti d’une voix si naturelle qu’elle le crut.

— On redescend ?

— Je n’en ai pas envie, soupira Philippe.

— Tu as sommeil ?

— Non plus, je suis dans le flou ; c’est pas marrant d’avoir un bras dans le plâtre et de le balader en le portant devant soi comme un kangourou porte son petit dans la poche.

— Mon pauvre amour. Tu veux un whisky ?

— D’accord.

Elle décrocha le téléphone et demanda deux scotchs.

« À quoi pensait Sirella pendant ce temps ? Assise devant son père, elle devait le regarder fumer son abominable cigare d’un air respectueux en écoutant discourir le Presidente. »

Une serveuse grassouillette leur apporta les boissons. De la barbe frisottée moussait sur ses bajoues et elle sentait le rance. Comme elle débarrassait la table des valises qui l’encombraient afin d’y déposer son plateau, Philippe s’approcha d’elle, saisit un verre, le vida et but l’autre aussi rapidement.

— Allez en chercher deux autres ! ordonna-t-il.

La grosse femme de chambre éclata de rire.

— Tu as décidé de te saouler ? questionna posément Lina.

— J’essaie de réagir. L’opération coup de fouet, quoi !

Comme il disait ces mots, il sentit une grosse bouffée de chaleur dans sa tête et les objets environnants cessèrent d’être laids et hostiles.

Les deux autres whiskies arrivèrent. Ce fut Lina qui les but, de la même manière que son amant. La serveuse trouvait cela farce et riait de tout son gros ventre.

— Encore ? demanda-t-elle.

— Apportez la bouteille, sinon nous risquons de vous faire maigrir ! lança le garçon.

Elle le jugea impoli et cessa de s’amuser.

Ce ne fut pas elle qui apporta la bouteille de Gilbey’s, mais un valet de chambre anguleux, au sourire mince et au regard torve. Sa collègue l’avait prévenu car il présenta son plateau à Philippe au lieu de le poser sur la table.

— On continue ? demanda Lina d’une voix qui n’était pas la sienne.

Il vit quelle était ivre. Elle buvait peu en général et seulement un peu de vin aux repas.

Elle le défiait. Tout sentiment de pitié avait disparu de son beau visage.

— Continue sans moi, fit-il.

Elle emplit un verre de whisky et regarda le breuvage comme on regarde une amère potion avant de l’avaler. Philippe lui prit le verre et le vida dans le lavabo.

Lina approuva d’un lourd hochement de tête. Ensuite elle se coucha et éteignit la lumière sans tenir compte de Philippe, debout tout habillé au milieu de la chambre. Lorsque la pièce fut dans l’obscurité, le bruit de la mer parut augmenter d’intensité. Le jeune homme s’approcha de la fenêtre. Un reste de jour caressait les eaux sombres de l’Adriatique ; mais, au pied de l’hôtel, la plage était noire. Un troupeau de barques broutait le bois grinçant du ponton.

Il perçut le souffle régulier de Lina derrière lui. Ses deux scotchs l’avaient mise K.O. Philippe resta un long moment immobile, puis il quitta la fenêtre et sortit de la chambre. Une rumeur de stade montait du rez-de-chaussée. Il dévala l’escalier et constata qu’un poste de télévision sévissait dans le salon de l’hôtel. Il retransmettait un combat de boxe. Philippe vit le Presidente, son cigare blotti sous sa moustache, au premier rang des rares spectateurs. Sirella se trouvait également au salon, mais à quelques mètres derrière son père. Le poste, trop haut perché, obligeait les assistants à garder la tête levée et il était comique de voir ces visages offerts à la clarté lunaire du téléviseur. Philippe saisit une chaise par son dossier et alla se placer derrière le siège de Sirella.

Elle n’eut pas conscience de sa présence. Sur le petit écran deux gaillards au faciès bosselé se livraient à une féroce empoignade et le public survolté hurlait des encouragements.

Philippe se pencha sur l’épaule de Sirella. La jeune fille usait modérément d’un parfum de bazar qui parut suave au jeune homme. Il respira avec délectation l’odeur capiteuse qui montait de ce jeune corps.

— Sirella, balbutia-t-il.

Elle se retourna et ses yeux meurtris par la télévision le considérèrent avec effroi.

— Ne bougez pas, supplia-t-il. Il faut que je vous parle…

Elle reprit son attitude de spectatrice attentive, mais il observa qu’elle avait rentré sa tête dans ses épaules, comme fait une personne qui attend et redoute une détonation.

Le gong du ring retentit, violemment. Philippe qui allait parler se tut. Pendant toute la minute de repos, il resta coi, embusqué dans le dos de Sirella. Les clients de l’hôtel échangeaient des appréciations sur le combat. Un gros homme, aux cordes vocales meurtries, affirmait au Presidente que Dino Seruti gagnerait avant la limite, et Giuseppe hochait la tête d’un air de doute en tétant délicatement son cigare.

Un panneau lumineux s’éclaira un instant pour annoncer le troisième round.

— Sirella, je devine ce que vous pensez de moi. Vous devez vous dire que je suis un de ces Français coureurs de cotillon dont vous avez entendu parler.

Elle conservait le menton pointé vers le poste. Les boxeurs se cherchaient avec prudence, essayant des feintes sans conviction. Le commentateur fit observer que les deux hommes étaient essoufflés par leur départ en trombe et qu’ils récupéraient.

— Il faut que vous compreniez, Sirella, que je ne joue pas les galantins. Je ne vous connais que depuis ce matin, pourtant il me semble que nous venons de vivre des semaines côte à côte. Vous surgissez à un instant délicat de ma vie. Je voudrais pouvoir vous expliquer ce qui se passe en moi, mais c’est impossible parce que je ne le sais pas moi-même.

Les boxeurs se martelaient de nouveau avec la hargne du round précédent. Les trépignements du public en délire composaient un fond sonore à l’abri duquel Philippe s’épanchait librement.

Il était obligé de chercher ses mots car, s’il parlait parfaitement l’italien, cette langue n’épousait toutefois pas le rythme de sa pensée. Mais il lui semblait qu’il pourrait parler la nuit entière, pour peu qu’elle consentît à l’écouter et il espérait confusément qu’à force de se raconter il parviendrait à trouver les racines de son mal.

— Vous êtes jeune, belle, timide, effarouchée par cette existence qui me blesse. Quelque chose me dit qu’ensemble nous pourrions nous sauver.

Elle ne bronchait toujours pas. On eût dit qu’elle ne l’entendait pas. Il fut découragé et s’emporta.

— Me suis-je donc trompé ? J’appelle au secours et vous restez indifférente. Vous refusez cette main que je vous tends, Sirella.

Il lui sembla tout à coup qu’il parlait faux. La conviction n’y était pas. « Un jeu, se dit-il. C’est à moi-même que je lance un défi. » Philippe reprit :

— Écoutez-moi, Sirella, je vais quitter ce salon et aller sur la plage, près du ponton où sont amarrés les bateaux. Je vous y attendrai une demi-heure. Passé ce délai, si vous n’êtes pas venue…

« Ce n’est que l’humble fille d’un pauvre chauffeur de taxi italien, songeait-il parallèlement. Et je joue les Julien Sorel pour cette petite oie blanche. »

Mais une force perfide l’entraînait. C’était, grisant de vérifier jusqu’où il pouvait aller.

— … Si vous n’êtes pas venue, je détacherai une barque, je ramerai tant bien que mal pour aller loin du rivage, et je me jetterai à l’eau avec mon bras cassé.

« Ridicule ! Ridicule ! »

Autrefois, à l’ecole primaire, il s’amusait à épater des camarades en leur narrant des exploits imaginaires ou en leur assurant qu’il allait accomplir des tours de force. Il feignait de ne pas lire l’incrédulité dans les yeux et poursuivait interminablement, afin de se griser jusqu’au vertige.

— Maintenant, donnez-moi votre main, Sirella. Un instant, pour que je ne me sente plus seul…

Elle ne bougea pas.

Dans un tumulte indescriptible, le quatrième round s’achevait. Il leva les yeux vers l’écran et vit le gros plan d’un boxeur titubant de fatigue. Du sang dégoulinait d’une profonde entaille à sa pommette.

— Très bien ! Je sors, Sirella. Et n’oubliez pas ce que je viens de vous dire…

~

La plage sentait le bois pourri. Philippe gagna le ponton et s’y assit, les jambes ballantes. Des nuages filandreux rasaient les vagues blêmes. Sur la gauche, la côte traçait des méandres en pointillé lumineux. Un calme un peu triste régnait sur la mer.

— L’Italie ! soupira-t-il.

Il espéra de toutes ses forces que Sirella ne vînt pas : il n’avait rien à lui dire. Philippe attendit, écoutant la rumeur du monde. Il pensait aux deux boxeurs qui se criblaient de coups, à Lina que ses deux whiskies venaient de foudroyer et au Presidente dont le cigare achevait de se consumer. Il ne devait jamais les fumer de trop près à cause de sa moustache.

Beaucoup de temps passa. Elle ne vint pas. Il attendit encore, en regardant s’eteindre les fenêtres dans la haute façade de l’hôtel. Le mot Albergo, écrit au néon, rougeoyait sur le toit de l’établissement, éclaboussant la plage, la mer…

Alors Philippe se dressa et marcha jusqu’à la pointe du ponton pour regarder le large. Il vit des sillons noirs, mouvants, des éclaboussures blanches et, à bout de vue, la masse opaque de l’infini. Il repensa au mur ocre sur la route de Galatina, avec ses affiches politiques.

Il l’avait traversé comme le chien savant crève un cerceau de papier. La mort ne se tenait pas de l’autre côté du mur.

Se trouvait-elle là-bas, vers cet horizon gondolé ?

Il détacha sans peine une barquette aux flancs rebondis et y prit place. Les rames n’y étaient pas.

Philippe fit confiance à la mer et attendit que les vagues s’intéressassent à lui. Une première secoua la frêle embarcation ; une autre lui fit décrire un arc de cercle et une troisième la projeta contre un pilier du ponton avec tant de force que le jeune homme gémit de douleur…

— À quoi jouez-vous donc, Signor ? demanda une voix.

Il entendit craquer les lattes de bois et vit s’avancer la silhouette courtaude du Presidente.

Sa ridicule posture lui apparut alors. Un gamin turbulent, pris au piège de sa témérité et qui ne sait plus redescendre de l’arbre au sommet duquel il a grimpé !

— Je voulais faire une promenade, bredouilla Philippe.

— Avec votre bras cassé ! protesta Giuseppe.

Le chauffeur de taxi sauta dans une barque amarrée et, se penchant, réussit à saisir celle du blessé et à la haler jusqu’à lui.

— Ma fille, qui regardait par la croisée, vous a aperçu, dit Giuseppe. Votre plâtre faisait une tache dans le noir. C’est elle qui m’a demandé de venir voir.

Tout en parlant, avec des gestes précis d’homme calme, il s’empara de la corde et l’attacha à une boucle de fer fixée au ponton. Ensuite de quoi il aida Philippe à sortir de son embarcation.

Un croissant de lune déboucha d’un amoncellement de nuages et fit miroiter les vagues. Le Presidente dévisagea son client d’un air critique.

— Qu’est-ce qui vous a passé par la tête ? demanda-t-il.

Sa voix grondeuse avait des inflexions paternelles. Philippe songea que la vie devait être bonne et sûre sous sa tutelle.

Il haussa les épaules.

— Certains jours, la vie me pèse, Présidente.

— Et vous la trouvez plus légère dans cette barque ? ironisa Giuseppe.

Il mit la main sur l’épaule du jeune homme.

— J’ignore vos problèmes, Signor, mais ce que je sais c’est qu’il faut les regarder en face lorsqu’on est un homme.

— Faire quelque chose, n’importe quoi pour en finir, murmura Philippe.

Le Presidente lissa les pointes de sa moustache entre le pouce et l’index.

— L’os de votre bras était cassé, Signor. Qu’a-t-on fait ? On a remis les deux bouts face à face et on l’a plâtré. En ce moment, l’os se ressoude. Un jour on cassera ce plâtre et votre bras sera aussi entier qu’au moment de votre naissance. Pour le moral, c’est presque pareil : il suffit de bien maintenir les morceaux brisés et d’attendre qu’ils se soient ressoudés.

— Vous êtes un brave homme, Presidente, fit le garçon.

Ils ne se dirent plus rien et marchèrent jusqu’à l’entrée de l’hôtel. Avant d’y parvenir, Philippe leva les yeux vers une fenêtre éclairée et aperçut en ombre chinoise la silhouette de Sirella.

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