CHAPITRE XI

Il ne restait plus, sur la plage désertée que le Presidente, sa fille et le garçon de cabines achevant de replier les ultimes parasols. Philippe regretta d’avoir avalé ce jus de fruit sucré qui ne faisait qu’accroître son mal de cœur. Il se sentait délabré comme au lendemain d’une cuite carabinée. Comprenant que les Ferrari l’attendaient, il les rejoignit en se demandant à chaque pas s’il allait leur dire ou non la vérité. Lorsqu’il fut près d’eux il n’avait toujours rien décidé et se laissa tomber lentement dans le sable chaud. Son bras lui faisait très mal. La douleur se manifestait par de longues lancées vrillantes qui foraient son épaule de façon intolérable.

— Vous souffrez ? demanda Sirella.

Il lui fut reconnaissant de rompre la tension. Le plagiste sifflait en faisant des trilles de rossignol. Ses modulations se développaient dans l’air capiteux du soir.

— Je suis tombé en sortant de ma cabine, dit Philippe pour expliquer son support tordu.

Il venait de choisir le mensonge. Une petite question anodine de Sirella l’y avait mystérieusement contraint. Le mensonge insensé qui ne pouvait le mener nulle part.

— Comment se fait-il que la dame ait été repêchée ? demanda Giuseppe que cette idée « travaillait ».

Il inventa très vite, avec une facilité qui l’éblouit.

— J’ai cru qu’elle avait coulé et je ne la cherchais pas au bon endroit. D’autant que mon pédalo s’était laissé déporter par les vagues. Heureusement, ce canot passait…

Le Presidente le crut-il ? Il avait son œil tranquille des jours de balade. Il sortit un minuscule peigne de sa poche ; un peigne aux dents fines et serrées et il brossa sa moustache.

Philippe fit un effort.

— Mais elle ne m’a pas cru, ajouta-t-il au bout d’un silence.

— Comment cela, Signor ?

— Elle a cru que je l’avais sciemment abandonnée, alors…

Il se tut, effrayé à la pensée qu’il parlait d’une femme morte. Il imagina le cadavre tiède de Lina dans la cabine, mais cette vision manquait de réalité.

— Alors quoi, Signor ?

— Elle m’a quitté ! dit Philippe.

Dans la confusion de l’heure, il commençait à déterminer la marche à suivre. Comment lui avait-elle dit, tout à l’heure, avant… l’accident ? C’est comme un rendez-vous mystérieux que nous aurions avec je ne sais qui, quelque part dans le temps et l’espace.

Lina avait annoncé cela alors que quelques secondes seulement la séparaient de la grande rencontre. Elle était arrivée. Elle avait compris leur cas à l’ultime instant. Pour Philippe il restait encore du chemin à parcourir. Il devait poursuivre sa route à tâtons, vaille que vaille. Décider seul désormais.

Le Presidente regarda sa fille. Il eut une réaction égoïste.

— Alors nous n’allons plus à Paris ?

— Si, dit Philippe, nous y allons tout de même, Presidente. Mon amie a décidé de rentrer par le train, moi je continuerai avec vous par la route. On ne va rien changer à ce qui a été décidé. Rien, Presidente ! À moins que vous ne vouliez plus ?

— Pourquoi ne voudrais-je plus ? soupira Giuseppe.

Il alluma une cigarette. L’allumette de carton acheva de se consumer dans le sable.

— Vous avez de la peine, Signor ?

Sirella retint son souffle.

— Je devrais, répondit le jeune homme ; mais je n’en ai pas.

Ferrari ramassa ce qui restait de son illustré.

— Rentrons, Sirella !

Docile, elle se leva et suivit son père vers la ville. Philippe les regarda partir sur le fond de ciel pourpre. Maintenant la plage était morte, il ne restait plus que le plagiste, lui-même, et le cadavre de Lina. La mer reprenait sa souveraineté. Elle avait foncé et ses vagues s’étaient faites plus hostiles. Philippe fit signe au plagiste.

— J’ai réfléchi, lui dit-il, je garde la cabine pour la semaine. On peut y laisser ses effets ?

~

Lorsqu’il retrouva leur chambre, il eut un moment de défaillance et crut qu’il ne serait pas capable de jouer ce jeu plus longtemps. À quoi bon lutter ? Il ne pourrait pas échapper à son sort. Il aurait beau faire, il devrait, dans quelques jours, quelques heures peut-être, se rendre au fameux rendez-vous dont parlait Lina.

C’est alors qu’il réalisa les raisons profondes de son attitude. Il allait refaire sa vie pour la durée incertaine de ce sursis. Il se devait ça. Mieux, il le devait aussi à la mémoire de Lina. Ces mois de tristesse et d’amertume, il se devait de les justifier, et son meurtre involontaire aussi.

Il prit le sac à main de Lina, l’ouvrit et s’empara de l’argent ainsi que des travellers-cheques qu’il contenait.

Après quoi il le glissa dans l’une des valises de Lina. Il se félicitait qu’elle ne les eût pas défaites avant d’aller à la plage ; cela lui épargnait une vilaine corvée.

Il mit les bagages de la maîtresse au milieu de la chambre et son cœur se serra : ces valises de cuir disaient l’absence infinie de Lina avec toute la cruauté des objets.

Philippe sonna le valet de chambre et ordonna qu’on portât les bagages à la gare.

— Vous les ferez déposer à la consigne, dit-il.

Bientôt la chambre fut nette et il se retrouva vraiment seul.

Il mit un complet de soie sauvage bleue, noua une cravate gris perle et descendit. Le service du soir battait son plein dans la salle à manger. Des fiasques de chianti égayaient chaque table.

Tout naturellement il alla à celle des Ferrari. Le père et la fille ne furent qu’à demi surpris en le voyant s’asseoir auprès d’eux.

Ils dînèrent en silence. Giuseppe l’observait à la dérobée pour guetter les signes d’un chagrin chez ce garçon que son irascible maîtresse venait de quitter ; mais Philippe fut calme et presque détendu.

— Pourquoi me regardez-vous sans cesse, Presidente ? demanda-t-il au dessert. Mon nœud de cravate est-il aussi mal fait que votre œil semble l’indiquer ? D’une main, ce n’est pas facile à réaliser, vous savez.

Giuseppe rougit et prit le parti de sourire.

— Je vous admirais, s’excusa-t-il. Vous encaissez très bien les coups durs, Signor.

Ce compliment faucha instantanément le courage de Philippe qui but pour surmonter sa défaillance.

Giuseppe s’était laissé aller sur le chianti, lui aussi. À la fin du repas, il avala deux ou trois verres de grappa et ses pommettes se mirent à briller.

— Je n’ai guère envie de me coucher maintenant, déclara le jeune homme. Si nous allions au cinéma ?

Giuseppe avait horreur du cinéma, de plus il tombait de sommeil.

— Excusez-moi, Signor, je suis un peu las et j’ai grand besoin de dormir.

— Vous me permettez d’emmener Sirella ? sollicita Philippe.

Le Presidente se rembrunit. La requête le choquait.

— Ce ne serait pas correct, Signor. Une jeune fille ne doit pas sortir seule le soir avec un jeune homme.

Philippe haussa les épaules.

— Pardonnez-moi, dit-il. Je ne voyais rien d’incorrect là-dedans.

Il tendit la main à Giuseppe.

— Eh bien ! bonne nuit, Presidente, et vous aussi, Signorina !

Il s’inclina légèrement devant elle et quitta la salle à manger. À travers la cloison vitrée, les Ferrari le virent tourniquer dans le hall de l’hôtel, il semblait désemparé.

Philippe prit un dépliant sur une console de marbre. L’imprimé détaillait les charmes discutables de Pescara « by night ».

Il secoua la tête.

« Le mieux, pensa-t-il, c’est encore d’aller à la police et de leur raconter mon histoire. »

Les flics de Pescara décideraient de sa soirée. Il tortura un moment le dépliant rouge, l’enroulant sur son index pour ensuite le plier en accordéon. Un groom s’approcha de lui, un papier à la main.

— Le bulletin de la consigne, Signor.

— Merci, dit Philippe qui aussitôt évoqua les bagages de Lina dans d’anonymes casiers. Qu’allaient-elles devenir ces valises ? Un jour, couvertes de cachets de cire, elles seraient rapatriées en France où les héritiers de Lina… Elle lui avait parlé d’un frère officier avec qui elle était brouillée.

Il s’approchait déjà de la téléphoniste pour lui demander d’appeler la police, lorsqu’on l’interpella :

— Signor !

Ferrari et sa fille dans le hall. Deux personnages à la Pirandello, pittoresques et secrets.

Le Présidente touchait du bout du doigt la pointe de sa moustache.

— Si vous voulez aller au cinéma avec Sirella, je pense que je peux vous faire confiance.

Philippe faillit refuser avec hauteur, mais ses yeux rencontrèrent ceux de la jeune fille et il y eut tout à coup, en lui, quelque chose d’heureux.

— Merci ! dit-il.

Sirella embrassa son père et attendit avec la passivité d’une esclave. Son petit « deux-pièces » imprimé avait grand besoin d’un coup de fer car le tissu de mauvaise qualité se fripait.

« Je te mets au défi d’oser lui offrir un verre au Fouquet’s », avait lancé Lina à propos de la jeune Italienne. Effectivement, en se dirigeant vers la sortie en compagnie de Sirella, Philippe éprouvait un vague sentiment de gêne !

Comme ils passaient la porte pivotante, une grosse femme venant de l’extérieur actionna brutalement celle-ci et Philippe reçut un choc violent dans le dos. Il hurla de douleur. Toute la soirée son bras l’avait fait souffrir ; ce coup de boutoir l’achevait. Courbé en avant, il geignait sur le bord du trottoir ; serrant les dents, fermant les yeux pour laisser déferler son mal.

— Il faut aller chez un médecin, dit Sirella.

Il n’eut pas la force de répondre.

— Attendez ! murmura la jeune fille.

Elle rentra dans l’hôtel. De la musique de danse s’échappait d’un établissement voisin. Les sons déchirants d’un saxo avivaient la douleur de Philippe comme du vinaigre sur une plaie.

— Venez, ordonna soudain Sirella, j’ai fait téléphoner à un médecin. Il nous attend.

Il rouvrit les yeux. Il ne l’estimait pas capable de prendre une telle initiative.

— Ce n’est pas loin, ajouta-t-elle, vous pouvez marcher ? Ou dois-je demander à mon père de vous emmener ?

— Non, ça ira.

Il avança, penché en avant, soutenant le membre cassé de son autre bras. Elle ne parlait plus et marchait devant lui, un peu trop vite à son gré. Elle avait hâte de le remettre au praticien.

Le docteur habitait à deux pas de l’hôtel, une maison blanche, étroite, dont la façade s’ornait d’un petit balcon en fer forgé. Sirella sonna et une vieille femme anguleuse les introduisit. L’appartement sentait la cuisine à l’huile. Ils perçurent des bruits de festin, des cris d’enfants et des rires.

La servante les invita à pénétrer directement dans le cabinet du médecin. L’immense portrait peint à l’huile d’un vieillard ressemblant à Victor-Emmanuel II trônait derrière le bureau, fustigeant tout visiteur d’un regard sourcilleux.

Philippe s’assit sur un canapé de cuir, tandis que Sirella demeurait debout devant lui, à le contempler.

— Vous avez très mal ?

— Oui, très.

Il ajouta hypocritement :

— Je suis navré de gâcher votre soirée.

Au lieu de protester, elle se pencha pour examiner le plâtre.

— Votre bras est tout tordu, remarqua la jeune fille.

Il avança lentement la main vers elle et lui saisit le cou. Elle resta un court instant immobile, puis se dégagea sans hâte.

— Pourquoi vous êtes-vous mise à pleurer quand j’ai annoncé sur la plage que mon amie s’était noyée ?

— Parce que je ne vous ai pas cru.

— Comment ça ?

— J’ai pensé que vous l’aviez poussée à l’eau volontairement, chuchota-t-elle en soutenant son regard.

En somme, ce n’était pas la disparition de Lina qui l’avait affectée, mais le crime supposé de Philippe.

— M’aimez-vous ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

— Je… ne sais pas.

Il ne s’agissait pas d’une dérobade. Elle cherchait seulement à voir clair en elle et ne se hâtait pas de donner un nom aux sentiments confus qui la bouleversaient.

Le médecin entra. Un gros bonhomme aux yeux clairs. Il avait la bouche pleine. Ses cheveux rares et roux collaient à son crâne. Il était en manches de chemise, sans cravate. Il salua ses visiteurs d’un hochement de tête en achevant de mastiquer, puis enfila une blouse blanche qu’il négligea de boutonner.

— Ce monsieur est tombé sur son bras cassé, expliqua Sirella, et il souffre.

Le docteur se pencha sur le bras malade et le pétrit sans ménagement, arrachant des gémissements au blessé.

Son haleine sentait l’oignon. Il s’empara d’énormes pinces à la mâchoire courte et se mit à cisailler le plâtre à grands coups appliqués. Sa force donna confiance à Philippe. Il devina un homme rude mais habile. Le plâtre s’ouvrait comme la coque stratifiée d’un fruit, dévoilant la chair blafarde et molle du bras blessé. Lorsqu’il fut fendu sur toute sa longueur, le médecin l’écarta.

— Tenez-lui la main pour que son bras ne retombe pas ! ordonna-t-il à Sirella.

Elle obéit. Le contact fut à peine perceptible à Philippe. Il sentit trembler la main de Sirella sous la sienne. Le médecin jeta le plâtre dans une corbeille de fer. L’inscription « Sono infelice » restait encore visible. Philippe eut l’impression qu’en changeant de plâtre il allait enfin changer de vie.

— Venez, fit le praticien.

Il donna la lumière dans sa salle de radio et se mit à préparer l’appareil.

— Enlevez-lui sa chemise ! dit le docteur. Je veux lui radiographier également l’épaule.

La jeune fille eut l’air paniquée, mais elle obéit néanmoins et dépouilla Philippe de sa chemise. Le docteur prit plusieurs clichés et sortit en tenant les cadres sous son bras.

— Le temps de développer, fit-il avant de passer la porte, je reviens.

Philippe essaya de trouver une position tolérable sur la table d’auscultation. Sirella s’assit près de lui et ils se mirent à attendre dans la lumière insensible de la salle d’examen.

Philippe fixait la lampe médicale, au réflecteur à facettes. Elle éblouissait ; mais, malgré son intensité, il arrivait à apercevoir Sirella, multipliée à l’infini dans chacune des facettes de l’abat-jour. Cela lui rappela son vertige optique dans la cabine, lorsque Lina lui défendait la sortie et qu’il la voyait en dix exemplaires.

— Sirella, balbutia-t-il, je voudrais que tout ce que j’ai vécu jusqu’à cet instant s’engloutisse et que ma vie commence à partir de maintenant. Je fermerais les yeux et le passé s’effacerait comme les sons sur la bande d’un magnétophone. Et puis je les rouvrirais…

Il avait fermé les yeux en parlant et il les rouvrit.

Elle s’inclina sur lui et mit doucement ses lèvres contre la poitrine nue de Philippe. Ce n’était pas un vrai baiser mais une caresse beaucoup plus chaste et beaucoup plus forte qu’un baiser.

Ils restèrent ainsi, sans bouger, jusqu’au retour du médecin.

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