CHAPITRE VII

Le lendemain, ils s’éveillèrent tard. Lina courut ouvrir les rideaux et vit le Presidente et sa fille assis sur un banc de la terrasse, face à la mer. Les deux Italiens n’avaient plus l’air d’être chez eux et ressemblaient à deux touristes godiches ; Lina les imagina à Paris et cette vision l’amusa.

Lorsqu’ils eurent pris le petit déjeuner, il était près de onze heures.

— Tu ne crois pas qu’on devrait déjeuner ici ? suggéra Philippe.

— Je préfère rouler un peu. Du moment que nous avons décidé d’emprunter le chemin des écoliers, chéri !

Philippe redoutait d’affronter Giuseppe. Son aventure de la nuit lui semblait d’un ridicule achevé à l’euphorique lumière du jour. Il se revoyait, ballotté dans la barque, aussi impuissant qu’un scarabée à la renverse. Mais le Presidente avait son bon visage quotidien et il se comporta exactement comme les autres jours.

— Quel est le programme, Signor ?

Il tenait une carte routière qu’il se hâta de déplier. Philippe désigna une petite péninsule bordée d’une route sinueuse tracée en jaune pâle sur la carte.

— Faisons le tour par Manfredonia. Vous connaissez ?

— Non, Signor.

— Eh bien ! j’espère que nous ne serons pas déçus…

Le Presidente, aidé du personnel de l’hôtel, arrima les bagages sur la galerie. Tout en fixant les sangles, il expliquait aux garçons d’étage qu’il emmenait ses clients à Paris et il parlait de cette course comme d’une chose banale dont il avait l’habitude.

Lina tardant à descendre, Philippe rejoignit Sirella devant un immense aquarium plein de poissons exotiques qui se poursuivaient dans des grottes de faux corail. Il se plaça en face d’elle et la contempla à travers l’eau glauque du récipient. Les évolutions des poissons colorés la fascinaient et elle ne le vit pas tout de suite. Lorsqu’elle aperçut Philippe, elle s’empressa de détourner les yeux selon son habitude. Elle était décidément immuable et il en ressentit beaucoup d’amertume.

Il contourna l’aquarium pour venir à côté de la jeune fille. Elle s’obstinait à ne pas le regarder.

— Sirella, appela-t-il.

Il se tut, désarmé par son silence. Pourquoi ne trouvait-il donc rien à lui dire ? Un grand blanc s’étalait dans son cerveau. Et ce fut à cet instant qu’il eut confusément la certitude d’aimer ce jeune, ce beau visage si grave et silencieux. Elle portait son petit tailleur bleu de la veille au soir, sans doute n’en possédait-elle pas d’autre de rechange.

— Vous êtes belle, soupira-t-il.

Lina parut dans l’escalier. Elle vit les deux jeunes gens immobiles devant les poissons turbulents et leur jeta un sourire crispé. Son maquillage la vieillissait. Elle avait forcé sur le fond de teint et le crayon à sourcils, ce qui donnait des outrances à ses traits.

— Pourquoi me regardes-tu ainsi ? demanda-t-elle d’un ton acerbe.

— Tu t’es trop maquillée, dit méchamment Philippe.

Il ne lui avait jamais adressé de critiques de cet ordre.

Elle s’empressa de s’examiner dans la glace de son sac à main et, avec son mouchoir, atténua la couche de fond de teint.

— L’éclairage de cette chambre est si mauvais, murmura-t-elle avec une fausse désinvolture.

Il l’avait blessée et il en fut content.

Le Presidente mit un disque sur son phono avant de démarrer. Il était d’excellente humeur. Sa fille devait maintenir l’appareil bien à plat sur la banquette, de ses deux mains, pour le protéger des cahots.

— Ça ne va pas ? demanda Lina à Philippe en le voyant se trémousser.

— J’ai des lancées dans le bras, mentit le garçon. Je n’arrive pas à trouver une position commode.

Il se plaça en biais et appuya son bras valide sur le dossier du siège avant. Le bout de ses doigts effleurait le dos de Sirella. Il sentit dans sa main la brusque crispation de la jeune fille, mais au lieu d’interrompre ce léger contact, il prit un plaisir sadique à le préciser. Sirella s’inclina un peu plus, sans arriver pourtant à se mettre hors de portée.

Le bras plâtré, à l’équerre sur son armature métallique, formait un écran pour Lina qui ne pouvait voir où se trouvait la main droite de son compagnon. Acagnardée dans l’angle de la vieille voiture, elle regardait défiler la route blanche.

Philippe plaqua délibérément sa main sur l’épaule de Sirella et se mit à la pétrir. Le disque jouait une valse anglaise, très anachronique dans ce paysage brûlé. Sirella continuait de maintenir le phonographe d’aplomb, tout en exécutant de furtives contorsions pour tenter d’échapper à son tourmenteur. Ces mouvements apeurés faisaient le trouble et la hardiesse de Philippe.

Ils roulèrent ainsi quelques minutes. Puis la musique cessa et il y eut un instant d’indécision au cours duquel tout pouvait se produire. Philippe le sentit et retira sa main.

— Mets-nous un autre disque ! ordonna le Presidente.

Il ajouta, par-dessus son épaule à l’adresse de Lina, et ce, dans son français laborieux et zozotant :

— Vous êtes acceptante, Signora ?

Lina approuva. Elle considérait le plâtre de son amant. L’inscription au vin rouge constituait une auréole rosâtre qui l’écœurait. Elle se rappelait avoir découvert un jour, dans un grenier, une jambe de bois articulée et avoir hurlé de terreur. Elle revoyait les sangles de cuir qui pendaient de la cuisse comme des nerfs arrachés, le soulier et la misérable chaussette affublant le pied. Une vision monstrueuse ! Par la suite, lors d’un bombardement, elle avait vu une vraie jambe sectionnée, mais sans éprouver un effroi aussi intense.

— Signor Ferrari, murmura-t-elle. Quelle est la signification de « Sono infelice » ?

Il comprit, fronça les sourcils pour essayer de fournir une traduction valable, mais il y renonça et recourut à la solution de facilité.

— Dites à la Signora ce que cela veut dire ! demanda-t-il.

Philippe gratta l’inscription du bout de l’ongle et jeta d’une voix lasse :

— Je suis malheureux.

Lina hocha la tête. Elle s’attendait à quelque chose de ce genre.

— Allons, Sirella, un autre disque ! insista le Presidente.

La jeune fille obéit. Dans le mouvement qu’elle fit pour remonter le phonographe, Philippe admira sa nuque et ses épaules. Un espoir naissait lentement en lui. « Recommencer ! » songea-t-il.

Oui : réapprendre l’innocence à travers une autre innocence. Réapprendre le monde à travers d’autres yeux. Réapprendre l’espoir et la joie en servant de tuteur à une existence neuve. Sirella était saine et infiniment pudique. Elle pouvait aider un garçon comme lui à retrouver les chemins de l’aube où la brume et la rosée se confondent.

Il replaça sa main sur l’épaule de Sirella. Il eut le sentiment confus quelle attendait ce contact et ne l’appréhendait plus. Car sa dérobade ne fut qu’un réflexe.

Rigoletto ! tonitrua le Presidente.

C’était l’air de la « Plume au vent » ! Giuseppe adorait Verdi et sa fanfare interprétait les œuvres du maître, toujours sur le même rythme allègre.

La main téméraire s’insinua entre le dossier du siège et le dos de Sirella. Les doigts relevèrent le boléro du deux-pièces afin de caresser le dos nu, si doux, si tiède, si frémissant, et y parvinrent en peu de temps. Le disque dérailla.

— Tiens-le bien droit ! sermonna le Presidente.

Philippe vit la pâleur de la jeune fille et se demanda si elle n’allait pas s’évanouir. Le contact de cette peau veloutée l’emplit d’un feu intense. N’était-ce pas déjà l’acte d’amour ? Au lieu de fuir, Sirella recula légèrement. Il coula alors sa main sous le bras de sa voisine et, tout de suite, ses doigts avides atteignirent la naissance du sein.

Philippe fit des efforts surhumains pour conserver le même rythme respiratoire. Le trouble qui s’emparait de lui le faisait haleter et, en voulant se maîtriser, il suffoquait.

Son geste paillard n’avait pourtant rien d’indécent parce que c’était Sirella qui le subissait. Philippe se souvenait avoir vécu un instant semblable, quelques années plus tôt, au cours d’un dîner, ma foi, très guindé. Il se trouvait à côté d’une femme belle et snob qui étourdissait l’assistance de ses fadaises. Alors, par jeu, il avait glissé sa main sur les genoux de sa voisine d’abord, puis entre ses jambes ensuite pour le seul plaisir de la voir se troubler, bredouiller et se taire. Personne ne s’était aperçu de rien. Il avait le sang à la nuque et le ronron des conversations ressemblait à la rumeur monotone de la mer. La belle bavarde avait manqué défaillir de peur et d’extase.

Une voluptueuse ! Philippe considérait cet incident comme un exercice de haute voltige. L’acrobate qui exécute son saut périlleux entre deux trapèzes en mouvement devait éprouver la même satisfaction organique, glacée et vibrante.

Mais cette fois, bien que la nature du danger fût la même, son plaisir et son émotion n’étaient pas pareils. Il touchait le sein de Sirella avec dévotion. Si, au début de cette entreprise, il s’était complu à l’effaroucher, brusquement la qualité de son plaisir s’était modifiée.

Il oubliait la présence de Lina, celle de Giuseppe et la musique de Verdi.

« Ça ressemble à la mort », se dit-il.

Plus rien n’existait que cette tiédeur de chair qu’il captait du bout des doigts et qui l’emportait vers d’impondérables sommets.

Le taxi se mit à tanguer et le grand air de Rigoletto mourut dans un spasme de métal écorché.

— Je viens de crever ! annonça le Presidente.

Philippe s’ébroua et regarda autour de lui avec des yeux de somnambule réveillé.

Sirella se pencha en avant pour faire retomber le boléro de son ensemble. Mais un grand pli le coupait.

— C’était bien ? demanda Lina.

Il cilla et se força à soutenir le froid regard de sa maîtresse.

— Comment ? demanda-t-il.

— Je te demande si ta petite séance de tripotage t’a plu.

— Je ne sais pas ce que tu veux dire.

Elle haussa les épaules et murmura :

— Mon pauvre Philippe.

Le Presidente descendit de voiture.

— Cette petite gourde était en transes, fit Lina. Ou plus exactement elle était dans les transes. Il faut dire que tu ne manques pas de culot.

Il n’eut plus la force de nier.

— Elle te fait envie ? insista Lina.

— Tu m’embêtes !

Lina se pencha en avant et toucha l’épaule de Sirella.

— Signorina ! l’appela-t-elle.

Sirella qui devinait mit plusieurs secondes à se retourner. Son regard éperdu exprimait tout son désarroi.

— Comment dit-on putain, en italien ? demanda Lina à son amant.

Il n’eut pas le temps de se contrôler : la gifle partit à toute volée, écrasant le nez et la bouche de Lina. Avant de regretter son acte, Philippe ressentit un intense soulagement. Ainsi donc il était capable de la frapper !

Sirella sortit précipitamment de l’auto, fit quelques pas sur la route, le dos tourné au taxi.

Philippe se tourna alors vers Lina. Sa lèvre supérieure saignait à travers la couche de rouge.

— Lina, appela-t-il doucement, du ton qu’on prend pour éveiller quelqu’un.

On eût dit qu’elle était pensive, seulement pensive.

Elle toucha sa lèvre tuméfiée et contempla son doigt rouge.

— Philippe, dit-elle sourdement, tu n’es qu’une sale petite vermine !

Philippe regarda son bras plâtré. Puis il porta sa main libre à son nez et retrouva la tendre odeur de Sirella. Ce parfum lui donna du courage.

— Cette petite putain à tête de fausse madone va déguerpir, je te le promets.

Pendant ce temps, le Presidente sortait sa roue de secours et son cric du coffre à bagages. Il sifflotait, déjà rasséréné. Il n’y avait que lui de naturel sur les quatre passagers du taxi, que lui de vraiment vivant.

Il passa la tête par la portière.

— Je vais vous demander de descendre, s’excusa-t-il.

Philippe sortit de l’auto sans traduire à sa compagne. La tête lui tournait un peu. Il marcha droit à Sirella et vint se planter face à elle. Pour la première fois elle soutint son regard.

— Sirella, dit-il, je suis navré. Je n’ai pu me contenir.

— Ce n’est pas auprès de moi qu’il faut vous excuser, dit-elle.

— Si ! dit Philippe avec élan. Si, je ne regrette ce geste affreux que par rapport à vous. Je vous aime sans pouvoir me contrôler. Je…

Lina les rejoignit. Le sang perlait toujours au coin de sa bouche.

— Que lui dis-tu ? demanda-t-elle sans hargne.

— Ce qui me passe par la tête, avoua-t-il.

— Je plains ta tête, dit Lina.

Elle avait vieilli brusquement. Vieilli « du dedans ». Cette gifle venait de causer de graves dégâts dont elle ne pouvait encore mesurer toute l’étendue.

La manivelle du cric fit entendre sa chanson rouillée. Le Presidente soulevait son vieux tacot ; une fois penchée, la voiture paraissait plus misérable encore. Elle faisait « épave ».

— Passe-moi le dictionnaire ! demanda Lina.

Cette demande surprenait à un instant aussi tendu. Il prit le lexique français-italien qui lui servait à compléter son vocabulaire et le remit à sa compagne.

— Crois-tu vraiment que tu as cessé de m’aimer ? demanda-t-elle en feuilletant l’opuscule.

— Oui, dit résolument Philippe, je le crois, Lina.

— Au bénéfice de Miss Spaghetti ?

— Au bénéfice de personne, Lina. Si je t’avais aimée, je ne me serais pas précipité sur ce mur et cette nuit…

Elle abaissa le dictionnaire et le regarda avec surprise.

— Quoi, cette nuit ?

— J’ai eu un nouveau coup de flou. J’ai détaché une barque pour aller me foutre à l’eau, loin de la côte. Mais cet abruti de Presidente est intervenu.

Elle hocha la tête.

— Es-tu sincère avec toi-même ?

— C’est-à-dire ?

— Tu fonces dans des murs de terre et tu montes dans des barques alors que tu es dans l’impossibilité de ramer. Tu te suicides un peu comme on renifle un flacon de poison sans oser porter le goulot à ses lèvres. Tu es un lâche, Philippe, et tu le sais.

Elle l’abandonna pour potasser à nouveau le dictionnaire. Sirella les regardait alternativement, espérant des explications. Philippe tenta de lui sourire, mais il n’accoucha que d’une grimace.

— Que cherches-tu ? lui demanda-t-il.

Lina, au lieu de répondre, s’approcha de Giuseppe, lequel achevait de déboulonner la roue crevée.

Signore Presidente. Vostra figlia rientrare alla casa presto ! ânonna-t-elle laborieusement.

Giuseppe se redressa, les yeux plissés par l’incrédulité.

Perché ? demanda-t-il.

Lina n’avait préparé que la phrase destinée à marquer sa décision. Elle ne sut que répondre et répéta obstinément :

Rientrare alla casa presto !

Le Presidente interpella Philippe.

— Pourquoi veut-elle que ma fille rentre chez nous, Signor ?

Philippe dit, en dévisageant Lina de façon insultante :

— C’est une capricieuse !

Ferrari fut tenté d’effiler sa moustache, mais il avait les mains sales et s’abstint.

— Signor, hier, j’ai proposé à la dame de renvoyer Sirella chez nous. Elle n’a pas accepté. Maintenant c’est trop tard, nous sommes trop loin. Si elle ne veut plus de ma fille je rentrerai avec mon enfant.

Philippe traduisit fidèlement. Pendant qu’il parlait, Giuseppe approuvait véhémentement de la tête !

— Comme il voudra, fit Lina ; qu’il nous conduise alors à la gare la plus proche.

— Tu ne veux pas que nous bavardions un instant, Lina ? demanda soudain Philippe.

— Crois-tu que nous ayons des choses à nous dire ?

— On peut essayer, non ?

Ils s’éloignèrent. Ferrari en profita pour interroger sa fille. Sirella lui expliqua que le jeune homme venait de gifler sa compagne devant elle, en omettant d’indiquer la raison de cette gifle.

— Il a bien fait, assura Giuseppe. Elle t’en veut d’avoir assisté à ça. Je n’aime pas cette femme. Elle finira par le rendre fou et il fera une vraie bêtise.

Fataliste, il continua de changer sa roue en attendant la décision de son irascible cliente.

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