CHAPITRE X

Quand il aborda sur la plage où les baigneurs commençaient à rassembler leurs effets, il sembla à Philippe que des années venaient de s’écouler depuis son départ sur le pédalo.

Le loueur aux cheveux frisés s’avança, l’air narquois :

— J’ai cru que vous alliez traverser l’Adriatique, m’sieur.

Philippe frémit.

« Donc, il m’a suivi des yeux, songea-t-il. Il a vu Lina prendre place sur l’appareil. »

C’étaient ses premières pensées cohérentes.

Il mit pied à terre et ses genoux plièrent tant était immense sa fatigue.

— Combien ? haleta le jeune homme.

— Mille lires, m’sieur.

Philippe sortit un billet froissé de sa poche. La coupure était molle parce que détrempée par sa transpiration.

— On dirait que vous venez de faire un rude exercice, m’sieur ?

Il ne répondit pas et s’éloigna en titubant. Il gagna la forêt de parasols. Le plagiste les fermait à mesure que les estivants s’en allaient. On eût dit les fleurs d’un jardin hors mesures dont l’approche du soir replie les pétales.

Philippe aperçut le Presidente et sa fille assis dans deux transats. Giuseppe lisait un hebdomadaire violemment illustré dont la couverture représentait (en couleurs pisseuses) un accident de chemin de fer. Sirella rêvassait, les mains repliées derrière la nuque.

Philippe la considéra avec émotion. Elle était son seul recours désormais, son refuge, sa nouvelle vie.

Il s’approcha d’eux d’une démarche trébuchante. Il devait jouer le jeu, déjà il avait manqué sa rentrée dans son nouvel univers en ne prévenant pas le loueur de pédalo.

— Presidente !

Giuseppe abaissa son illustré et se redressa maladroitement sur son siège de toile avec des mouvements patauds de crustacé. Le visage blafard, les traits creusés et les yeux cernés par l’effort de Philippe annonçaient une catastrophe.

— Quoi, Signor ?

— Il vient d’arriver quelque chose de terrible.

Sirella regardait alternativement son père et le jeune homme.

— Quoi donc, Signor ?

— J’ai pris un pédalo. Mon amie m’accompagnait. Au large, comme elle avait chaud, elle a voulu se baigner, et…

Le plus étonnant c’est que Philippe commençait à croire à cette version. Il fallait que ce fût cela, la disparition de Lina : une imprudence. Il revivrait plus tard son meurtre par omission tel qu’il s’était déroulé. Le cri de Lina, son geste frénétique pour s’agripper au flotteur, oui, par la suite tout cela reviendrait se mettre en place dans sa mémoire. Pour l’instant, il devait composer une autre vérité et y croire de toutes ses forces pour arriver à la faire admettre.

— Elle a coulé ! s’écria le Presidente.

— Qui, la dame ? demanda Sirella.

Les deux Italiens fixaient Philippe du même air incrédule et épouvanté. Le blessé se dit qu’ils se ressemblaient terriblement.

— Oui. Elle a poussé un cri et a disparu…

Sirella gémit et retomba sur sa chaise longue en sanglotant.

Philippe en fut bouleversé. Il s’expliquait mal la réaction de la jeune Italienne.

— Vous n’avez pas essayé de la repêcher ? demanda le Presidente.

« Il ne me croit pas, pensa Philippe. Il sait, il voit que je mens ! »

— Il faut prévenir la police, Signor !

Philippe acquiesça. Le Presidente s’arracha complètement à son siège et se mit à courir dans le sable. Il n’avait pas lâché son illustré et en perdait les pages.

— Papa ! cria Sirella.

Le Presidente fit volte-face.

— Reviens !

— Que lui voulez-vous ? demanda Philippe.

Elle attendit que son père fût de retour auprès d’eux.

— Il vaudrait mieux ne pas dire que la dame se trouvait sur ce pédalo avec le Signor.

— À cause ? demanda Philippe.

Elle ne répondit pas, mais son silence était éloquent. Giuseppe, en tout cas, l’interpréta parfaitement. Il se mit à considérer ses souliers pleins de sable.

— Pourquoi ne pas dire la vérité ? s’emporta Philippe.

Il pensait que cet éclat de voix allait mettre ses compagnons en confiance, qu’ils y verraient la preuve de son innocence. Et pourtant ni Sirella ni son père ne bronchaient.

Un canot blanc arrivait dans un grand « V » d’écume. Le bruit de son moteur tira le trio de sa brève indécision.

— En somme, tu proposes quoi ? demanda le Presidente.

Philippe respira mieux. D’instinct, les Ferrari se faisaient ses complices.

Le canot venait de couper ses gaz et il continuait de piquer sur la plage, plus mollement. Il s’échoua. Des gens en descendirent. Philippe ferma les yeux et attrapa sa poitrine à pleine main pour tenter de contenir son cœur fou. Il venait de reconnaître Lina, parmi le groupe débarqué du hors-bord. Elle tenait son bonnet de caoutchouc à la main et marchait droit sur eux, en serrant une serviette de toilette. Les Ferrari ne l’aperçurent qu’au dernier moment, lorsqu’elle se planta devant Philippe.

En la voyant, Sirella se signa lentement, ses lèvres tremblèrent.

— Signora, balbutia le Presidente ! O Signora, quel bonheur !

Elle ne comprit pas, mais devina que c’était gentil et lui sourit.

— Quelqu’un l’a repêchée ? demanda Giuseppe à Philippe.

Il s’étonnait du mutisme de ce dernier. Comment pouvait-il garder le silence dans une circonstance aussi miraculeuse !

— Tu viens ? fit Lina en donnant un léger coup de son bonnet sur la tête de Philippe.

Il essaya de parler et y parvint, mais sa voix lui était devenue étrangère.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Viens dans la cabine, je te le dirai.

Il la suivit, tête basse. Des sentiments parfaitement contradictoires le bouleversaient. Il était soulagé et déçu. Il avait peur ! Il avait honte ! Un voyou blême emmené par un gendarme !

Elle ouvrit la porte et, chose curieuse, s’effaça pour le laisser entrer, comme si elle craignait de le voir détaler au dernier moment. Il retrouva l’odeur limoneuse du bois savonné. La pomme de la douche gouttait sur un rythme qui lui parut plus rapide.

Lina pénétra à son tour dans la cabine. Philippe se colla à la cloison pour lui permettre d’aller jusqu’à la douche.

Lina passa devant lui sans le regarder et fit un faux mouvement qui déplaça le support métallique du bras cassé. La douleur arracha une plainte à Philippe. Lina tira la chaînette de la douche. L’eau se mit à cingler son corps bronzé avec un bruit de forge. Elle s’ébroua.

Philippe commençait à réaliser pleinement que Lina s’était pas morte et que tout continuait. Une hideuse colère le gagnait. Pendant près d’une heure, il l’avait crue morte et, malgré son désarroi, il s’était senti en paix. Une paix très précaire, certes, mais si sédative !

L’eau cessa de pleuvoir sur les épaules de Lina. Elle arracha une serviette de son sac de plage et commença par s’essuyer les seins. Maintenant elle le regardait. Il ne lut rien de violent dans ses yeux, plutôt une immense pitié.

— C’est marrant le destin, non ? chuchota-t-elle. Quand tu songes combien c’est grand l’Adriatique et combien est minuscule une femme qui s’y noie ! Et voilà qu’un petit canot pique droit vers moi dans cette immensité ! Sur le coup, j’ai trouvé ce miracle naturel. Il vous paraît tellement normal de ne pas mourir, si tu savais ! Seulement, au bout d’un moment, on se met à réfléchir. Je crois bien que je vais me remettre à croire en Dieu, Phil.

Il n’en pouvait plus. Il saisit la poignée de la porte pour sortir. Fuir à nouveau, avec la même frénésie que tout à l’heure à bord du pédalo. Se sauver n’importe où, avec ou sans Sirella ! Mais cesser d’entendre cette voix calme, cesser de subir ces yeux implacables et doux.

Elle se jeta contre lui, le bousculant d’un coup de hanche.

— Non, tu ne partiras pas maintenant !

Elle se plaqua contre le mince vantail de bois dans le haut duquel on avait découpé une petite ouverture en forme de cœur.

Un rai de lumière filtrait par le cœur, le reproduisant par projection sur le plâtre de Philippe.

— Laisse-moi passer, haleta le garçon.

Elle sourit diaboliquement et secoua la tête.

— Impossible, Phil. Désormais on va jusqu’au bout tous les deux.

— Laisse-moi passer !

Elle ne comprenait pas qu’il était aux limites de la crise de nerfs !

— Reste tranquille. Ça aussi je te l’ai déjà pardonné. Tu me fais traverser des murs en auto et tu m’oublies en pleine mer, mais peu importe, il nous faut poursuivre notre étrange route, Philippe.

Il vit deux, trois, dix Lina devant lui, comme sur un poste de télé mal réglé. Dix sourires de Lina, pareils aux anneaux d’une chaîne maléfique.

— Laisse-moi sortir, gémit-il.

Elle n’entendit même pas sa supplique, ne sut donc pas qu’en fait il s’agissait d’une terrible menace.

— Toi et moi, Phil, nous allons vers quelque chose dont je n’ai pas la moindre idée, mais nous y allons sûrement. On s’est mis en chemin le jour où tu es venu chez moi après la mort de mon mari. C’est comme un rendez-vous mystérieux que nous aurions avec je ne sais qui, quelque part dans le temps et l’espace. Ni les murs, ni l’Adriatique, ni les pucelles d’Italie ne nous empêcheront de nous y rendre.

Il leva son poing serré et frappa au hasard. Elle reçut le coup sur la tempe et glissa à genoux. Elle était un peu étourdie, mais son regard n’avait rien perdu de sa suave acuité. Lina souriait toujours.

Philippe poussa un hurlement et se jeta en avant, vers la porte comme si le passage était libre.

Il fut presque stupéfait de recevoir le panneau de bois dans le front et de s’empêtrer dans les jambes de Lina. La porte avait failli céder sous son élan. Une souffrance intolérable le poignait. Il venait de déplacer sa fracture et avait la sensation qu’un fauve lui dévorait lepaule. U recula d’un pas et sentit une résistance. Il s’aperçut alors que le bord de l’armature métallique avait écrasé la gorge de Lina.

I.e cou de celle-ci était aplati et barré d’un trait violacé ; sa tête, lorsqu’il s’écarta d’elle se mit à pendre sur son épaule. Elle continua de dodeliner et entraîna le buste. Lina tomba de côté jusqu’à ce que sa tête rencontrât la cloison. Elle resta alors dans une posture asiatique, toujours agenouillée, avec les yeux fixes et son impitoyable sourire.

Philippe serra les dents sur sa douleur atroce.

II ne pensait qu’à son mal. De sa main libre il ramena son bras cassé en avant, cherchant à lui faire retrouver sa position initiale sur le support tordu par la violence du choc. La douleur s’atténua un peu.

— Lina ! appela-t-il.

Il se mit à genoux devant elle et la contempla avec curiosité. Il savait qu’elle était morte et ne s’en effrayait pas. Le trait violacé qu’elle portait au cou se couvrait de minuscules gouttelettes de sang qui perlèrent mais ne coulèrent pas.

Philippe voulut sortir, mais le cadavre de sa maîtresse bloquait la porte. Même morte elle le retenait prisonnier. Il attendit un peu. « C’est un accident, se disait-il. Tout à l’heure, sur l’eau, c’était un crime, mais maintenant il s’agit d’un banal accident. J’expliquerai… »

Il saisit une cheville de Lina parce que c’était désormais le point de son corps qui lui répugnait le moins et la hala en direction de la douche, juste assez pour lui permettre d’entrouvrir la porte.

Il se coula dehors et eut une nausée, au soleil retrouvé. Sa bouche s’emplit d’amertume. Il avait avisé un petit bar sur la plage et s’y dirigea. La tenancière rangeait ses bouteilles dans des casiers. Il commanda un jus d’orange, qu’il sirota à petites gorgées en regardant la mer.

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