Le Presidente fit halte à une sorte de restauroute ultra-moderne sur l’esplanade duquel s’alignait toute une théorie de pompes à essence.
À cette heure de la matinée, l’établissement était presque vide. Des Anglais rouge brique, en gros pull-over à carreaux, mangeaient des œufs sur le plat devant un immense comptoir de bazar où une jeune vendeuse disposait sa bimbeloterie. Des serveurs en uniforme bleu fourbissaient des percolateurs chromés et un homme de peine, vieux et gris, lavait le carreau mélancoliquement en trempant son balai-brosse dans un seau de plastique.
Giuseppe rangea son taxi en épi, face à la rotonde vitrée comme une cathédrale.
Sirella prit sa maigre valise de carton, tandis que le Presidente dégageait de la galerie celle que Philippe lui désignait ; puis ils entrèrent en éternuant à qui mieux mieux. La pluie tombait toujours avec autant de hargne et l’horizon demeurait hermétiquement clos.
— Mademoiselle et moi aimerions nous changer, dit Philippe, c’est possible ?
Le serveur qui les accueillait le considéra d’un œil complaisant.
— C’est même nécessaire, plaisanta-t-il. Si vous voulez me suivre…
— Commandez donc des œufs au plat et du vin blanc, jeta Philippe au Presidente avant de suivre l’employé.
Celui-ci leur fit traverser les cuisines d’abord, puis, par un dédale de couloirs, il les guida jusqu’à une petite chambre pauvre et propre, meublée chichement de deux lits de fer et de deux chaises. Un paravent rudimentaire, fabriqué avec des planches sur lesquelles on avait collé des illustrations de magazine, séparait les deux lits et un double placard métallique, semblable à ceux qui servent de vestiaire dans les usines, occupait la place disponible.
— C’est ma chambre et celle de mon collègue, expliqua l’employé. Ici nous ne faisons pas hôtel.
Il attendit le pourboire que méritait sa serviabilité et, l’ayant obtenu, se retira.
Lorsqu’ils furent seuls dans cette petite chambre de personnel, les deux jeunes gens se regardèrent et rougirent de leur isolement.
— Je vais vous laisser, murmura Philippe, je me changerai après vous !
Il se dirigea vers la porte, s’arrêta pour la regarder. Elle ne le quittait pas des yeux. Alors il revint vers elle. Sirella claquait des dents et un tremblement convulsif l’agitait de la tête aux pieds.
— Merci pour tout à l’heure, dit Philippe, je me rappellerai toute ma vie cet instant où vous êtes accourue près de moi.
Il posa un baiser glacé sur les lèvres tremblantes de Sirella.
— C’est cela, un vrai sacrement, murmura-t-il, ce courage, ce stoïcisme. Voyez-vous, Sirella, j’ai l’impression que nous venons de nous marier.
Elle acquiesça. Elle était très pâle et des cernes bleus soulignaient son regard ardent.
Philippe se mit à déboutonner la veste du petit deux-pièces. L’étoffe détrempée collait à la peau de la jeune fille. Il la lui ôta comme on décolle une bande adhésive, avec autant de lenteur précautionneuse.
Sirella lui prit la veste et ôta le cœur d’or qui se trouvait épinglé à l’intérieur. Pendant ce temps, Philippe s’empara d’une serviette de toilette et se mit à frictionner les épaules et le dos de Sirella. Lorsque cette partie de son corps fut sèche, il embrassa la nuque duveteuse de sa compagne et, doucement, frotta sa joue contre son dos tiède.
La nuit précédente, lorsqu’il lui avait rendu visite dans sa chambre, ils n’avaient eu soif l’un et l’autre que de baisers. Et voici que dans cette chambre furtive où ils ne pouvaient s’attarder, ils sentaient naître tous deux un désir immense qui abolissait toute prudence. Philippe dégrafa la boucle du soutien-gorge. Elle ne fit pas un geste pour s’y opposer. Le frêle sous-vêtement demeura un bref instant à sa place, puis glissa à terre. Philippe coula sa main libre sous l’aisselle de la jeune fille et caressa le sein humide qu’il venait de dénuder. Puis une hâte frénétique s’empara de lui et il continua de la dévêtir avec une brutale maladresse. Sirella s’abandonna sans résistance et se laissa renverser sur l’un des lits en serrant de toutes ses forces le cœur d’or dans sa main.
Elle quitta la chambre la première et ils s’aperçurent seulement à cet instant qu’ils n’avaient pas fermé à clé.
— Que va dire ton père ? Nous sommes restés longtemps absents, murmura Philippe.
Sirella secoua la tête avec indifférence.
— Quelle importance ? demanda-t-elle.
Il resta coi.
— Maintenant je suis ta femme, dit-elle comme on profère une menace.
Il vit dans les yeux de Sirella une volonté implacable. Jamais Lina n’avait eu un regard pareil.
Le regard d’un conquérant victorieux. Le regard de l’amour triomphant qui ne peut tolérer tout ce qui n’est pas l’amour ! Déjà, lorsqu’il musardait avec elle dans les rues de Pescara, il avait eu le sentiment de passer sous une autre férule. Il venait de se livrer à elle en la possédant.
Pourquoi appartenait-il à la race des hommes dominés alors qu’il disposait de tant de force, de tant d’énergie ?
Il se changea tant bien que mal. Il s’étonnait que cette étreinte ne lui eût pas apporté d’exaltation. Il n’était même pas attendri à l’idée qu’il venait de révéler l’amour à une fille ; pis : il n’en éprouvait aucun orgueil de mâle.
Lorsqu’il quitta la chambre à son tour en trimbalant sa valise de cuir, il ne s’était jamais senti plus seul, plus fragile ni plus méprisable.
Des cuisiniers pouffèrent dans son dos, peut-être étaient-ils allés écouter à la porte de la chambre ou regarder par le trou de la serrure ? Il courba le dos, passa très vite le long du fourneau funèbre, dans une pénible odeur de sauce tomate aigre et d’huile chaude.
Quand il déboucha dans la salle, il vit deux motards debout devant la table du Presidente. Leurs imperméables verts faisaient deux flaques sur le sol de marbre. Sirella, assise près de son père, jeta à Philippe un coup d’œil éperdu.
« C’est pour moi », songea-t-il.
Ferrari désigna Philippe aux flics d’un hochement de menton. Ils se tournèrent alors vers lui et le considérèrent avec intérêt, mais sans hostilité. L’un était râblé et grassouillet, il avait des lèvres de prélat et un regard de gros gamin somnolent. L’autre, au contraire, était grand et superbe, avec un visage allongé, des favoris bruns qui frisaient légèrement, des dents éclatantes et des yeux noirs comme deux trous.
— Pardonnez-nous, Signor, d’interrompre votre voyage, mais nous allons vous demander de nous accompagner jusqu’à l’hôtel de police voisin pour certaines vérifications.
Philippe posa sa valise et s’assit devant un petit plat émaillé où deux œufs refroidissaient.
— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il.
Le beau motard sourit hypocritement.
— C’est à la demande de la police de Pescara que nous sommes chargés de vous… intercepter ; nous ignorons pourquoi !
« Reste calme ! se dit Philippe. Tu as tout ton temps. Ce n’est pas eux qui contrôlent la situation, mais toi ! »
Il sourit au Presidente navré dont la moustache pantelait d’émotion.
— Vous me permettez, messieurs, de manger mes œufs ?
Les motards acquiescèrent.
— Je peux vous offrir quelque chose ?
Ils secouèrent négativement la tête et gagnèrent le comptoir d’acajou où ils commandèrent deux espressi.
— Vous voyez que j’avais raison, chuchota le Presidente.
Philippe mangea ses œufs avec moins de difficulté qu’il ne le redoutait. Il but coup sur coup deux pleins verres d’un petit vin blanc fruité et appela le serveur afin de régler la note. Sirella ne le perdait pas du regard. On eût dit qu’elle cherchait à lui insuffler du courage.
— Ne vous tracassez pas, tout ira bien, lui dit-il en se levant.
Il avait tellement appréhendé d’affronter le Presidente après ce qui venait de se passer dans la chambre du serveur que l’intervention des motards lui paraissait providentielle.
— Messieurs, je suis à vous !
La pluie avait enfin cessé. Un oiseau gazouillait dans un platane malingre. Les motards enfourchèrent leurs bolides et déchaînèrent la foudre d’un coup de talon dartagnanesque. Le petit gros ouvrit le cortège, le Presidente, vert de honte, se faisait minuscule derrière son volant. Le beau flic ferma la marche en caracolant sur son coursier d’acier. Philippe vit le personnel du restauroute, aligné derrière la grande baie en rotonde, qui les regardait rebrousser chemin. Il se demanda alors si le bonheur ce n’était pas d’avoir une livrée bleue et de fourbir un percolateur au bord d’une route.
Ils auraient pu profiter de cette provisoire intimité retrouvée pour parler, mais comme au début de la matinée, ils ne trouvèrent rien à se dire. D’autorité, Sirella s’était installée près de Philippe sur la banquette arrière. Ce fut elle qui lui prit la main et qui la tint dans la sienne en un geste de possession désespéré.
Ils retrouvèrent la place mal pavée et sa fontaine à la margelle verte. Des algues gluantes pendaient du bec de fer. Il sembla à Philippe qu’il n’avait pas vu cette fontaine depuis très longtemps et quelle appartenait au décor d’un passé mort.
Il descendit du taxi et rejoignit les motards occupés à placer leurs bolides sur leurs lève-roue fourchus.
— Venez aussi ! lança le beau flic à Ferrari et à sa fille.
Cela ressembla à ces visites mortuaires au cours desquelles les arrivants se groupent sans oser se parler et se font silencieusement des politesses. Ils gravirent le perron et les policiers s’effacèrent pour laisser passer Sirella, mais ce fut le Presidente qui entra le premier.
Ils pénétrèrent dans un vaste local puant le vieux bois, la sueur et le drap mouillé. Quelques flics en uniforme discutaient, accoudés à un long comptoir de bois. D’autres, en civil, tapaient à la machine avec cette lenteur des dactylographes occasionnels. Un poste à transistors diffusait de la musique douce, mais personne ne l’écoutait.
Le beau motard désigna une banquette de bois aux voyageurs, puis, se penchant pardessus le comptoir, dit quelques mots à un petit homme maigre et malpropre. Ce dernier leva les yeux en direction du trio. Il paraissait soucieux ou malade. Il se leva, poussa du genou un portillon à ressort pratiqué dans le comptoir et s’en fut frapper à une porte peinte en noir.
Les motards ôtaient leurs gants de cuir qu’ils fourraient dans leur ceinturon. Le grassouillet sourit à Sirella.
Cet univers dépaysait Philippe. Il n’avait plus l’impression de se trouver en Italie.
— Courage, murmura la jeune fille. Il faut lutter !
— Lutter, lutter, lutter ! récita Philippe.
La porte noire s’entrouvrit et le petit homme malingre passa sa tête d’oiseau déplumé dans l’entrebâillement.
— Monsieur, je vous prie ! glapit le policier dans un français redondant.
Il désignait Philippe. Au moment où il se leva, Sirella lui serra le bras.
— Je t’aime, chuchota-t-elle.
Philippe marcha courageusement vers le secrétaire. S’il devait aller au supplice un jour, ce serait de ce pas fataliste.
Le petit homme le fit pénétrer dans une pièce repeinte en clair depuis très peu de temps.
Un grand jeune homme blond et grave qui écrivait à un bureau à cylindre se leva pour accueillir l’arrivant.
— Parlez-vous italien ? demanda-t-il en italien.
— Assez bien, je pense, répondit Philippe.
Le jeune homme blond le complimenta d’un sourire et de la main fit signe au secrétaire bilingue qu’il n’aurait pas besoin de lui.
— Je suis navré de vous créer ce contretemps, reprit-il lorsque son adjoint eut refermé la porte. Ce ne sera pas long. Vous êtes bien monsieur…
Il prit une fiche sur son bureau et déclina l’identité de Philippe. Philippe approuva et se laissa tomber dans le fauteuil canné qu’on lui désignait.
— Puisque vous parlez notre langue, vous devez à plus forte raison la lire, n’est-ce pas ?
— Bien sûr.
Le jeune homme rafla un crayon bleu dans un vieux plumier d’écolier et cerna d’un cercle l’article du journal.
— Lisez donc cela, conseilla-t-il.
Philippe se força à relire le papier.
Pendant ce temps le policier se remit à écrire d’une plume rapide sur une rame de papier ministre.
Il vit Philippe abaisser son journal et sourit en coin sans cesser d’écrire.
— Alors ? demanda-t-il.
Philippe posa le journal sur le bureau.
— Ce Signor Ciggli n’aurait pas dû être architecte, mais romancier, déclara-t-il calmement.
Son interlocuteur termina son paragraphe et déposa sa plume. Puis il examina l’extrémité de ses doigts comme pour s’assurer qu’ils n’étaient pas tachés d’encre.
— Vous trouvez sa déclaration intempestive ?
— Plutôt ridicule, murmura Philippe. Ma femme qui, en fait, n’est que mon amie, a repris le train hier soir, le fait doit être je pense facilement contrôlable ; quant au sang de la serviette, c’est celui d’un gamin qui saignait du nez. C’est même à la demande du garçon de cabines de la plage que j’ai fourni cette serviette. J’aimerais que la police de Pescara recueille d’urgence son témoignage.
Il était charmé par son calme autoritaire. Il n’accédait à cette sorte de plénitude que dans les instants critiques.
— Permettez ? murmura l’officier de police en décrochant son téléphone.
« La police de Pescara ! » jeta-t-il au standardiste.
Il attendit en souriant à Philippe. Ils étaient en sympathie et ne cherchaient pas à se le dissimuler.
Le vibreur de l’appareil retentit. Le policier décrocha et se nomma.
Il annonça à son collègue qu’il avait dans son bureau le Signor en question et retransmit fidèlement la déposition de Philippe.
— J’ai l’impression que notre grand architecte a profité de ses vacances pour faire du roman policier, dit-il. Allez questionner le garçon de cabines en vitesse car je ne voudrais pas retenir ce monsieur trop longtemps.
Il raccrocha et proposa son paquet de cigarettes à Philippe. Philippe en prit une et le policier la lui alluma.
— Vous vous êtes cassé le bras ?
— En auto, dans les Pouilles. Un virage raté…
— C’était quoi comme voiture ?
— Une Mercédès.
Le garçon blond sourit.
— Avec une Lancia, ça ne vous serait pas arrivé, fit-il.
— Vous êtes très jeune, ne put s’empêcher de remarquer Philippe.
— Ça dépend : j’ai trente ans !
— Vous faites moins !
— Tant mieux, pourvu que ça dure !
Ils rirent ensemble. Philippe souffla sa fumée et la regarda flotter dans le bureau.
— Vous habitez Paris ?
— Oui.
— Ah ! Paris, soupira le policier d’un air extatique.
— Vous connaissez ?
— Pas encore, mais je connais une Parisienne ! Elle vient en vacances par ici chaque année.
Son ton et son sourire laissaient penser que ses relations avec la Parisienne ne devaient pas être platoniques.
— Elle habite boulevard…
Il dit un nom composé, mais dut le répéter une demi-douzaine de fois avant que Philippe comprenne qu’il s’agissait du boulevard de Latour-Maubourg.
Philippe se dit qu’il devait marquer quelque indignation à propos de l’architecte Ciggli.
— Ce monsieur s’imagine que j’ai égorgé mon amie ? demanda-t-il.
L’autre secoua la tête.
— Peut-être. Il vous a trouvé bizarre.
Il détailla Philippe attentivement, par jeu, en plissant les yeux, comme un expert examine un objet à identifier.
— Très franchement, il m’a produit une impression identique, affirma Philippe.
Ils fumèrent deux autres cigarettes. Philippe raconta ses vacances, parla des sites qu’il aimait, des plats qu’il avait appréciés. Un vrai copain !
Le téléphone ronfla.
— C’est sûrement Pescara, fit l’officier de police.
Il décrocha et adressa à Philippe un signe de confirmation. Après quoi il se contenta d’écouter.
Au fur et à mesure que son correspondant parlait, le visage du garçon blond s’empourprait. À la fin il explosa :
— Je vous trouve un peu légers à Pescara ! S’il suffit de la déclaration d’un jobré pour vous faire mobiliser toute la police du territoire, vous vous préparez des tas d’ennuis.
Il raccrocha violemment et soupira.
— Ils lisent trop de bandes dessinées. Je vous prie de les excuser, Signor. J’espère que vous ne nous en voudrez pas ?
« J’ai gagné ! exulta intérieurement Philippe. À cause du coup de la serviette ils n’auront pas l’idée d’aller enquêter à la gare ! »
Maintenant il avait du temps devant lui. Assez pour aménager son avenir. Il eut une sensation de puissance qui le grisa comme un bon vin.
— Si vous étiez moins sympathique, je prendrais peut-être mal la chose, dit-il. Mais dans le fond je la trouve plutôt amusante et cela me fera une anecdote savoureuse à raconter !
Le jeune homme blond lui tendit la main.
— Je souhaite que votre amour de l’Italie n’en soit pas altéré.
Il le raccompagna dans la salle commune. En voyant les deux hommes rire et plaisanter, les Ferrari poussèrent un soupir de soulagement. Sirella se dressa, les yeux étincelants. Elle avait dû prier à en perdre la raison car sa ferveur rayonnait encore sur son visage.
Philippe cessa de sourire en la voyant. Il lui sembla que cette liberté recouvrée, il la devait à Sirella. Ils allaient rebrousser chemin, se marier, partir, former un couple, faire des enfants, travailler…
Tout se déroulait très vite, très vite.
La volonté de Sirella, l’amour de Sirella, l’énergie de Sirella traceraient sa nouvelle route. C’est elle qui referait la vie de Philippe. Elle et non lui.
Il porta la main à son cou, comme pour se dégager de l’étreinte d’un lasso.
— Qu’avez-vous ? demanda le policier.
Le matin, devant le passage à niveau fermé, Philippe avait brusquement « reconnu » l’instant qui allait suivre. Il avait su que le Presidente lui tendrait le journal, comme il avait su ce que contenait le journal. Le train hurlant dans la campagne mouillée, l’air sévère du Presidente, tout cela était inscrit devant lui et il n’avait eu qu’à « prendre en marche » ce moment critique. Voilà qu’un phénomène presque identique se reproduisait ; voilà qu’il reconnaissait le local sombre et malodorant de la police, les dactylographes maladroits, les motards verdâtres, le commissaire blond et doux comme le destin, le Presidente assis avec le pouce gauche planté dans la poche supérieure de sa veste et sa fille pathétique qui s’apprêtait à l’entraîner à travers la vie.
Elle semblait comprendre ce qui se passait en lui et faisait « non » de la tête, comme on fait « non », comme on crie « non » à l’homme debout sur la fenêtre du cinquième au moment où il flirte avec le vertige avant de se confier au vide qui l’appelle.
Philippe recula à l’intérieur du bureau et l’officier de police le suivit, troublé, inquiet, croyant qu’il était victime d’un malaise.
Sirella s’avança vers eux afin de l’aider encore, afin de lui tendre la main qui, une fois de plus, pouvait le retenir au bord de l’abîme.
— Non ! cria Philippe.
Il se jeta contre la porte, comme dans la cabine, lorsque Lina voulait l’empêcher de partir. L’armature qui soutenait le plâtre se tordit et il eut très mal dans toute l’épaule.
Le rat n’avait-il pas éprouvé une douleur plus violente encore lorsqu’il l’avait lapidé, là-bas, sur les berges de la rivière fangeuse ?
« C’est comme un rendez-vous mystérieux que nous aurions avec je ne sais qui, quelque part dans le temps et l’espace ! »
Elle ne s’était pas trompée. Son rendez-vous à elle c’était avec la mort, son rendez-vous à lui, c’était avec un rat.
Un pauvre rat d’Italie, assassiné dans l’espoir que l’odeur de sa mort couvrirait celle de son passé.