CHAPITRE IX

— Pour la journée ou pour la semaine, Signor ? demanda le garçon de cabines, un petit homme aux joues creuses, vêtu d’un maillot rayé et coiffé d’une casquette de marin.

— Pour la journée, répondit Philippe.

— Il ressemble à Mathurin Popeye, remarqua Lina.

Bien que la saison touchât à sa fin la plage était encore très peuplée. Le faux loup de mer les guida à travers une allée cimentée qui filait en biais vers le rivage. Les cabines de bain bordaient cette allée qui ressemblait un peu à la rue principale d’un minuscule village dont toutes les maisons eussent été identiques.

Chaque construction de bois comportait une petite véranda protégée par une balustrade. Le plagiste décrocha une clé numérotée du gros anneau de fer pendu à sa ceinture. Il dit en désignant le nombre 13 peint au pochoir sur la porte d’une cabine :

— Vous n’êtes pas superstitieux ?

Philippe haussa les épaules et s’effaça pour laisser entrer Lina. Une odeur de bois savonné flottait dans l’étroit local. Dans le fond de la cabine, on avait constitué une sorte de réduit pour y installer une douche rudimentaire. De l’eau gouttait de la pomme rouillée.

Lina jeta son sac de plage sur une tablette de bois constellée de miettes de pain.

— Ça pue, dit-elle.

— Bast ! fit son ami en donnant un pourboire au plagiste, tu ne comptes pas y habiter !

Il retrouvait les remugles anciens des bains-douches de son quartier où son père l’emmenait, le samedi soir. Il était gêné à la pensée que son père se mettait nu dans le box voisin du sien et s’efforçait de ne pas imaginer la scène dont il entendait les bruits. Ils emportaient des linges de toilette et des savonnettes pour ne pas avoir à les louer sur place et, quand ils rentraient à la maison, allégés par leur bain, les linges mouillés pesaient lourd dans le sac de toile.

— À quoi penses-tu ?

— À mon enfance.

— Déjà !

— Comment, déjà ?

— Ce n’est pas de ton âge. À partir de la quarantaine, oui, les petits souvenirs commencent à claquer des doigts pour vous demander la permission de sortir.

Tout en parlant, elle se déshabillait. Lina avait des gestes érotiques qui lui mettaient du feu dans les veines. Très souvent, il l’avait possédée dans une cabine de bain, tandis que les cris de la plage dansaient une sarabande autour de leur frêle abri. Aujourd’hui, il ne la désirait plus. Philippe se déchaussa sans délacer ses sandales de toile et se dirigea vers la sortie.

— Où vas-tu ? demanda-t-elle.

— Faire une partie de chaise longue sous un parasol.

— Philippe !

Elle était complètement nue et il ne put s’empêcher d’admirer le corps de Lina. Un corps tellement plus jeune que son visage !

— Oui ?

Elle noua ses bras tant bien que mal à son cou. Le plâtre rugueux râpait ses hanches bronzées.

— Je sais que tu es malheureux, mon chéri, murmura-t-elle, mais je te promets que ça passera.

Il resta immobile, maîtrisant son impatience. Comme c’était devenu facile de ne plus aimer Lina. Il ne comprenait pas pourquoi il avait tant tardé à décider que c’était fini.

— Je ne suis pas malheureux, Lina.

Il ajouta entre ses dents :

— Au contraire.

Il ouvrit brusquement la porte et elle n’eut que le temps de se plaquer contre la cloison pour dérober sa nudité aux gens de l’extérieur.

— Mufle ! lança-t-elle.

Il referma et resta quelques secondes sur la terrasse de bois à regarder les parasols rouges de la plage avant de s’y diriger. Le ciment surchauffé lui brûla la plante des pieds et il courut jusqu’au sable. Lui aussi était brûlant, mais il suffisait d’enfoncer ses pieds dedans pour en atténuer la morsure.

Il loua un transat au bord de l’eau et régla le petit dais chargé de procurer de l’ombre pour la tête.

Une plage et un compartiment de chemin de fer sont les seuls endroits où un homme peut perdre la notion du temps. Il ferma les yeux et s’abandonna le mieux qu’il put à la chaleur. Son bras plâtré pesait sur son estomac et un coude de l’armature meurtrissait ses côtes, pourtant il se sentait infiniment bien. Il était maître de son destin pour la première fois depuis très longtemps. Il venait de traverser victorieusement un nouveau mur beaucoup plus redoutable que le premier.

Des cris, des rires, des bruits d’eau. Un délire d’eau malaxée, foulée, étreinte avec ivresse par une population saoule de soleil et de vacances.

Il devina une présence près de lui et entrouvrit les yeux. Lina se tenait debout contre son transat, superbe dans un maillot deux-pièces vert émeraude. Elle venait de se démaquiller et le bonnet de caoutchouc blanc qui tirait sur ses traits la rajeunissait.

— Que veux-tu ? articula Philippe avec peine.

— Je te regarde somnoler. C’est vrai que tu as l’air heureux.

Elle soupira et marcha vers la mer. Elle ne pénétra pas dans l’eau en gambadant, mais en avançant d’un pas de flâneur jusqu’à ce que sa taille fût immergée et que la pression fût trop forte. Elle nageait bien, en souplesse, avec de longs gestes coulés. Il la vit s’éloigner vers le large. La tache verte du maillot se diluait dans le vert de l’Adriatique. Philippe songea : « Et si elle se noyait ? » Cette pensée l’éveilla tout à fait. Il eut honte d’espérer la chose avec une telle violence. La mort de Lina constituerait la solution idéale. Elle le soulagerait, preuve qu’il était moins libéré qu’il ne pensait.

Il quitta le transat laborieusement et resta debout pour suivre les évolutions de Lina. Elle cessait de s’éloigner maintenant et nageait parallèlement à la côte. Philippe reçut un gros ballon de plage dans la figure et en fut passagèrement étourdi. Il regarda avec fureur le gamin potelé, auteur de ce shot maladroit.

Le gosse prit peur et, au lieu de venir récupérer son ballon, courut se réfugier sur la serviette de bain où sa mère se faisait dorer. Calmé, Philippe donna un coup de pied au ballon pour l’expédier à son jeune propriétaire. Il se sentait nerveux.

Il fut tenté de regagner l’hôtel afin d’avoir une conversation avec Sirella. Après tout, il ne savait pas ce qu’elle éprouvait pour lui. L’aimait-elle ? Il eut peur d’avoir mal interprété sa passivité. Peut-être rêvait-il « à vide ».

Refaire sa vie ! Contrairement à ce que prétendait Lina, on peut y parvenir mais à condition que quelqu’un vous aide ! Pouvait-il compter sur la jeune fille pour mener à bien une pareille entreprise ?

Ses pieds nus s’enfonçaient dans le sable humide du rivage. Parfois, une vague plus hardie venait chatouiller la plante de ses pieds, rendant le sable plus malléable sous lui. Il se retourna pour regarder ses empreintes, la mer les effaçait déjà. Ainsi s’estompe et disparaît le passage de l’homme sur la terre.

— Un pédalo, m’sieur ? Avec une seule main vous pourrez !

Il avisa un grand gamin doré, aux cheveux frisottés, qui le regardait hardiment. Quelques pédalos blancs gisaient sur la plage comme des poissons qui se seraient échoués. Le loueur de pédalos venait de lui adresser la parole en français. Philippe lui fit part de son étonnement.

— Comment sais-tu que je suis français ?

— Je le vois !

— À quoi ?

Le jeune garçon secoua sa tête bouclée. Quelque chose de vaguement inquiétant sourdait de sa personne. On devinait un être malin et sans scrupules.

— La figure, monsieur. Et puis la coupe du pantalon. Vous devriez faire un peu de pédalo pour vous dégourdir les jambes.

Sans attendre la réponse il poussa jusqu’au flot l’un de ses appareils.

— Montez !

— C’est combien ? demanda Philippe.

— Vous me paierez en revenant, ça dépend du temps…

Philippe prit place sur le pédalo. L’autre le propulsa face au large et les deux gros flotteurs se mirent à danser sur les vagues. Philippe appuya sur les pédales avec frénésie. Au fond le garnement avait raison : il manquait d’exercice. Un unique levier commandait le gouvernail. Philippe décrivit quelques méandres avant de s’éloigner de la côte.

— Attends-moi ! cria Lina.

Elle accourait dans une gerbe d’écume. Comme elle avait pied, il ne lui fut pas difficile de se hisser sur le banc à deux places de l’embarcation. Philippe la regarda s’installer à ses côtés d’un œil bourré d’ennui. Lina était ruisselante, de grosses gouttes d’eau perlaient sur les ailes de son nez et à la pointe de ses cils.

— C’est à cause de ton plâtre que je t’ai repéré, Phil.

Il se mit à pédaler si rageusement que Lina eut du mal à poser ses pieds sur le second pédalier. Elle joignit ses efforts à ceux de son amant et le pédalo se mit à filer bon train en direction de l’horizon. Un gros canot automobile leur coupa la route, tirant à sa suite une skieuse en bikini orange. Le sillage du hors-bord malmena leur frêle esquif et Lina hurla :

— Tiens-toi bien !

Lorsque le sillage s’affaissa un peu, elle tourna son visage blême vers son compagnon.

— Tu as eu peur ? demanda Philippe.

— Pour toi, dit-elle. Si tu tombais à l’eau tu ne pourrais pas nager avec ton bras cassé qui pèse une tonne !

— Qu’éprouverais-tu si je disparaissais ? murmura-t-il.

— Je l’ignore, Phil.

— Tu aurais beaucoup de chagrin ?

— Ce serait une faillite totale. Je crois qu’il m’arriverait la pire des choses.

— Laquelle ?

— Je deviendrais vieille.

Il ricana :

— Dans le fond, c’est ce que tu appréhendes le plus au monde ?

— Je pense que oui.

— Bref, je suis ta jouvence, c’est pourquoi tu tiens tant à moi ?

— Ne dis pas de bêtises !

— Je ne dis pas de bêtises, je conclus !

Il continuait d’actionner son pédalier avec la même vigueur. Les vagues se faisaient plus fortes et le soleil cognait plus dur.

— Qu’est-ce qui te peinerait le plus, Lina : que je te quitte ou que je meure ?

— Que tu meures, Phil ! Que tu meures !

Elle ajouta :

— Car si tu me quittais tu reviendrais près de moi à un moment ou à un autre ; je me trompe ?

Il reçut comme un coup violent en pleine poitrine. N’était-ce pas cette idée qui, un instant plus tôt, l’avait arraché à son transat ? En imaginant la mort de Lina il lui était apparu clairement que c’était la seule rupture possible. Il comprenait maintenant comment certaines gens deviennent des assassins. Une pensée de ce genre naît en eux, s’affermit, tourne à l’idée fixe et un jour… Un jour l’acte devient possible, il devient facile !

— À quoi penses-tu ? questionna-t-elle.

Il regardait passer un bateau à voiles et fit mine de s’intéresser à sa longue glissade silencieuse.

— À rien !

— Si tu me quittais, tu reviendrais, reprit-elle avec ivresse. Tu veux que je te raconte comment cela se passerait ?

— Tu crois que c’est utile, Lina ?

— Ecoute… Au début, tu te jetterais sur cette Sirella…

Il l’interrompit.

— Pourquoi, lorsque tu parles d’elle, dis-tu toujours « cette » quelque chose, et non pas « Sirella » tout court ?

Elle fit une lamentable grimace.

— C’est donc si grave que ça, Phil ?…

— Oui, murmura Philippe. C’est grave.

Elle s’ébroua et poursuivit, en essayant de donner quelque apparence de fermeté à sa voix tremblante :

— Je disais donc que tu te jetterais sur Sirella à en perdre haleine parce que tu es un frénétique. Tu organiserais un mode de vie qui lui plairait sûrement. Pendant un certain temps tu te persuaderais que le bonheur existe et que tu viens de le trouver. Et puis un jour quelconque, en dépliant ta serviette ou bien eu te rasant, il y aurait en toi comme un déclic, Phil. Tu les connais, tes déclics ? Tu te demanderais : « Mais à quoi ça rime, tout ça ? Où vais-je ? Qu’espéré-je ? » Ton nouvel univers commencerait alors à vaciller. Tu deviendrais maussade. Tu te mettrais à voir les défauts de Sirella et à ne pas les lui pardonner. Et tu repenserais à moi, à nous deux, si pareils l’un à l’autre par la pensée et dans l’amour. Et je te trouverais sur mon paillasson un matin, pas rasé afin de mieux m’attendrir, tout fripé et sentant le train.

— C’est dégueulasse ! dit Philippe.

— De te dire ça ?

— Ce qui est dégueulasse c’est que tu aies probablement raison.

Il se retourna et eut un choc en constatant que la côte n’était plus qu’une ligne sombre et qu’ils voguaient maintenant entre deux horizons.

— Tu as vu où nous sommes ?

Elle se retourna aussi et sourit.

— Continuons encore, c’est bon d’être seuls, nous deux, sur la mer.

— Nous allons finir par aborder en Yougoslavie ! plaisanta le blessé.

— Tu es fatigué ?

— Non.

Ils pédalèrent dorénavant avec application, non plus pour la joie évasive de flotter sur l’eau, mais pour s’éloigner davantage encore de la plage.

— Je te jure que nous allons trop loin ! assura Philippe d’un ton surexcité.

— Trop loin de qui, Phil ? Nous sommes ensemble, je n’ai pas peur.

Les canots tractant des skieurs formaient une sorte de frontière mouvante, loin derrière eux. Ils leur donnaient les limites du raisonnable. Leurs pétarades s’estompaient dans le murmure caverneux de la mer.

— À combien sommes-nous de la côte ? demanda-t-elle en haletant.

— Je n’en sais rien !

Elle donnait le rythme en pédalant plus énergiquement que lui. De la sueur ruisselait sur le front de Philippe et son bras lui faisait très mal.

Il était impressionné par leur monstrueux isolement. Maintenant la côte disparaissait derrière les vagues et on ne pouvait plus que la deviner.

— Ça suffit ! dit-il sèchement en s’arc-boutant pour bloquer les pédales.

— Tu as peur ? questionna Lina.

Elle aussi transpirait. Les gouttes de sueur avaient remplacé les gouttes d’eau sur son visage empourpré par l’effort.

— C’est angoissant, fit-il, retournons.

Elle éclata de rire.

— Et c’est toi qui, paraît-il, as voulu te noyer, la nuit dernière ?

— Ce n’est plus pareil !

— Allons donc ! La mort est toujours pareille !

Ils cessèrent de pédaler. Des vagues chahutaient leur embarcation. Ce n’était pas dangereux car la mer restait sage et les flotteurs du pédalo possédaient un volume et un écartement suffisants pour assurer la stabilité de l’appareil.

Lina se mit debout sur le banc au grand émoi de Philippe.

— Qu’est-ce que tu fais ! s’écria-t-il.

— Je vais simplement prendre un bain car je suis en nage, dit-elle.

— Tu es folle ! Ce n’est pas prudent !

— Tu sais : qu’on soit à cinquante mètres ou à cinquante kilomètres du rivage, c’est pareil.

Elle leva haut les bras, prit un élan qui fit danser violemment le pédalo et exécuta un impeccable plongeon.

Elle mit un certain temps à réapparaître. Philippe, le souffle coupé, guettait la tache verte du maillot, ne la trouvait pas et sentait une immense panique s’emparer de lui. Enfin la tête coiffée de blanc de Lina surgit à un endroit où il ne l’attendait pas.

— Ho ! Ho ! cria-t-elle en agitant un bras.

Il répondit à son geste par un geste identique mais mal assuré. Lina se trouvait à une vingtaine de mètres de l’appareil. Elle fit quelques brasses pour s’éloigner un peu plus.

— Reviens, Lina ! hurla Philippe ! C’est idiot ! Reviens tout de suite !

Son cœur battait à grands coups féroces jusqu’à provoquer une intense brûlure dans toute sa poitrine.

Lina fit la planche, puis son buste se redressa.

— Phil ! cria-t-elle, je crois que si tu veux me quitter, c’est le moment, non ?

Elle éclata de rire et se remit à nager. Philippe qui s’était à demi dressé pour appeler Lina retomba assis sur le banc. Ses pieds nus cherchèrent les pédales de bois. Au début, il n’eut pas conscience de pédaler, ce fut le floc-floc de la petite roue à aubes qui l’avertit de ce qui se passait. Il pédalait !

Il y eut un temps mort au cours duquel il lui sembla que la mer elle-même venait de se pétrifier. Et puis brusquement, avec une frénésie éperdue, il se remit à pédaler en direction de la terre.

Il avait dans les oreilles le fracas de la roue à aubes malaxant l’eau furieusement. Et puis il y eut un grand cri terrible ; un cri tel qu’il n’en avait jamais entendu. Il ne se retourna pas et s’escrima sur son pédalier avec une telle ardeur que son pied gauche dérapa et que l’angle de la pédale lui meurtrit cruellement la cheville. Hagard, il retrouva la position initiale pour repartir. Il ne savait plus exactement ce qu’il faisait. Il fuyait comme on fuit un grand danger et ne songeait pas à la nature de son acte non plus qu’à ses conséquences.

Au bout d’un moment, la tentation fut trop forte et il se retourna. Ce qu’il vit le glaça. Lina, au lieu d’appeler, nageait vers le pédalo à une allure olympique. Son crawl forcené la rendait plus rapide que le lourd engin sur lequel Philippe se démenait. Elle regagnait du lorrain. Ses longs bras bronzés sortaient de l’onde comme des tentacules avides, toujours plus près du pédalo. Lui s’acharnait à mouvoir les pales archaïques de la roue avec l’énergie d’un affreux désespoir.

Il était désespéré à cause de cette course au « finish » dont la mort constituait l’enjeu. Il ne voulait pas que Lina le rattrapât ; désormais il ne pourrait plus la regarder. La véritable rupture était consommée. À quoi pensait-elle ? À rien d’autre qu’à saisir un montant du pédalo. L’instinct de conservation mobilisait tous ses sens, toute son énergie, toutes ses pensées.

Il se courba en avant afin de pouvoir pédaler plus fortement. Il avait le souffle court et sifflant. Son sang martelait ses tempes en produisant dans sa tête un floc-floc identique à celui de la roue à aubes.

Brusquement il lui parut que le pédalo s’enlisait ; que la mer refusait de le laisser naviguer. Il regarda de nouveau en arrière et eut envie de vomir en constatant que Lina venait de saisir un flotteur. Elle se suspendait follement à la grosse torpille creuse, s’arc-boutant dans l’eau de tout son être pour le faire stopper et y parvenant d’une façon stupéfiante.

Phibppe poussa un gémissement désespéré et pesa de tout son poids sur les pédales. Il sentit l’espèce d’indécision du pédalo dans tout son corps. Alors il se dressa et enfonça son pied droit. La pédale sembla pénétrer dans une matière molle ; il y eut une secousse et l’esquif, libéré, retrouva sa mobilité.

— Non, Philippe ! Non !!!

Il se savait sauvé maintenant. Les mains de Lina ne pouvaient plus maintenir le gros flotteur mouillé qui leur échappait. Elles glissèrent sur la tôle blanche, étreignirent de façon dérisoire l’extrémité profilée du flotteur et se retrouvèrent libres dans l’eau perfide.

— Philippe, je t’aime !

Il se sauvait, sans se retourner, poussant un cri rauque à chacun de ses coups de pédale. L’appareil lui parut léger, lui parut rapide. Il était aveuglé par sa sueur, par son sang et par ses larmes. Déchiré, déchirant, ivre d’absolu il agitait ses jambes en cadence, les yeux rivés sur le ciel bleu au fond duquel se rassemblaient déjà les rouges lueurs d’un couchant somptueux.

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