La route bordait un champ pelé. Midi frappait fort sur les pierres plates du muret qui le bordait. Philippe s’y assit néanmoins.
— Écoute, Lina, je pense que je suis raisonnable tout à coup.
— Quel drôle de mot, lorsqu’il est dit par toi !
— Que me reproches-tu exactement ? D’avoir caressé le dos de Sirella. D’accord, c’est vexant pour toi, mais il y a tellement plus grave.
— Ah oui ?
— Je t’ai dit que je ne t’aimais plus, c’est bougrement plus important, non ?
— Ce serait plus important si c’était vrai.
La stupéfaction lui fit écarquiller les yeux.
— Tu ne me crois pas, Lina ?
Cette femme fière qui refusait d’admettre la faillite de son amour l’impressionnait. Il y avait une certaine grandeur dans ce scepticisme.
— Non, soupira-t-elle. Je pense que tu le crois, toi, parce que tu subis un engouement passager pour cette petite pécore ; mais, au fond de toi-même, tu sens bien qu’il s’agit d’une illusion, Phil. Tu te racontes une histoire.
— J’ai envie de refaire ma vie, dit Philippe d’un ton buté.
— On ne refait pas sa vie, Phil. On ne peut que la poursuivre en essayant de la corriger comme on corrige sa vue défaillante au moyen de verres.
Elle désigna Sirella qui continuait de leur tourner le dos.
— Tu t’imagines vivant avec elle ? Elle ne sait rien, elle est d’une autre époque. C’est le genre de fille qui ne doit pas faire l’amour avant d’avoir terminé sa prière. Toi, Phil, tu es intelligent, tu es vif, tu es brillant, ardent, fougueux ! Tu es fait pour vivre avec insolence. Elle, elle est destinée à faire des gosses. Elle va bientôt se mettre à grossir…
— Ta gueule ! tonna violemment Philippe.
Lina se tut.
— On va poursuivre ce voyage tous les quatre, décida-t-il d’une voix passionnée. Il se peut que je me trompe, Lina. Il faut que j’y voie un peu plus clair.
— Mais tu ne la connais que depuis hier ! protesta-t-elle, à bout d’arguments.
— Il me semble que je la connais depuis toujours.
— Moi aussi, avoua Lina. C’est étrange.
Le Presidente dévissa son cric et annonça qu’on pouvait repartir. Il avait un visage inconnu, grave et réprobateur. Il était humilié jusqu’au fond du cœur.
Chacun reprit sa place dans le taxi.
À quelques kilomètres de là, ils s’arrêtèrent dans une agglomération pour faire réparer le pneu crevé chez le garagiste de l’endroit. Le garage se trouvait au fond d’une impasse malodorante où s’accumulaient des carcasses d’autos accidentées et des pneus hors d’usage. Philippe suivit Giuseppe qui poussait la roue à plat devant lui comme un cerceau.
— Signor Presidente, lui dit-il, je suis navré pour l’incident de tout à l’heure. Mon amie est une femme difficile.
Giuseppe lâcha sa roue qui mit longtemps à tomber. La jante tressaillait sur le pavé rond de la cour. On eût dit une bête à l’agonie.
— C’est un voyage malade, Signor, répondit l’Italien.
L’image frappa Philippe.
— Puisque vous m’honorez de votre sympatrie, Signor, reprit Giuseppe, permettez-moi de vous donner mon avis de père : vous n’êtes pas faits pour aller ensemble, la dame et vous !
Cette affirmation mit du baume dans le cœur indécis du jeune homme.
— Je le crois aussi, avoua-t-il.
— Quand je vous regarde, je me dis que c’est une aventure d’un soir que vous vous obstinez à prolonger. Elle vous aime avec jalousie. Vous, vous essayez de l’aimer parce que c’est ce qui vous paraît le plus facile.
Ils étaient là, à se dire des choses essentielles, devant une roue de voiture, dans l’impasse inconnue où rôdaient des chats faméliques, tandis qu’un gros garagiste aux cheveux frisés les considérait sans curiosité.
Le Presidente dévisagea son interlocuteur avec une espèce de tendresse bourrue. Il lui prit le bras.
— Pardonnez ma question, Signor, mais c’est elle qui est riche, si j’ai bien compris ?
— Oui, fit Philippe, mais ce n’est pas à cause de l’argent que je reste avec elle.
— Pourquoi alors ? s’étonna le chauffeur.
Philippe secoua la tête.
— Je préfère ne pas y penser.
Giuseppe releva la roue et gagna le trou noir encadré de panonceaux publicitaires célébrant les mérites d’huiles et de bougies. Philippe le regarda s’éloigner puis revint au taxi dans lequel les deux femmes demeuraient silencieuses.
— Que te racontait beau-papa ? demanda Lina.
Il fut tenté de le lui dire, mais c’eût été trop cruel. La méchanceté n’est tolérable que lorsqu’on est en état de crise. Maintenant il se sentait calme.
Il contourna le taxi et entra dans un petit bistrot devant la porte duquel pendait un rideau de grosses perles. Ces dernières tintinnabulèrent sur son passage. Philippe s’assit à une table et commanda du vin.
Un gamin maigre comme la mort jouait de la mandoline. Les notes n’étaient pas liées et crépitaient comme de la pluie sur une plaque de fer.
Refaire sa vie !
« Primo, se dit-il, j’en ai besoin. Sirella ne fait que donner son visage à mon rêve. Deuxio, c’est lorsqu’elle vendait ses tranches de noix de coco sur le port qu’elle m’a causé le premier choc. Tertio, j’aime en elle justement ce qui provoque l’ironie de Lina : sa réserve et sa pudeur. »
Il évoqua le doux contact du sein et baisa le bout de ses doigts.
« Et puis j’ai envie d’elle. Nous allons rentrer à Paris. Je ne peux pas plaquer Lina avec ses bagages en pleine Italie. Mais je reviendrai avec eux. Je m’installerai à Gallipoli. Je ferai n’importe quoi, ça n’a aucune importance. J’aurai un petit logement pareil à un terrier. Et je me mettrai à vivre d’une vie presque végétative. »
Les perles s’écartèrent sur Lina. Elle vint à la table de Philippe, s’assit en face de lui et se mit à pleurer, la tête entre ses mains.
« Elle a les cheveux teints, pensa le garçon. Ses joues, ses lèvres, ses yeux, ses sourcils sont peints. Elle n’est qu’une laborieuse illusion. »
Les larmes de sa maîtresse n’éveillaient chez lui aucune compassion ; pourtant, il allongea la main vers elle et caressa la longue mèche qui pendait devant le visage de Lina.
— Ne pleure pas, mon chou, murmura-t-il.
Le gamin, surpris, s’arrêta de jouer. Le cabaretier vint s’enquérir de la commande. C’était un petit vieux à la peau grise dont le nez raviné était couvert de poils blancs.
— La Signora a du chagrin ? demanda-t-il.
Lina prit une profonde inspiration et laissa retomber ses mains sur la table. En un instant son chagrin fut sec et seul son rimmel en porta le témoignage.
— Grappa ! fit-elle.
— De la gnole à cette heure ! déconseilla Philippe.
— Crois-tu qu’il soit l’heure de pleurer ? demanda-t-elle.
Il n’insista pas et lui prit le poignet.
À cause de son rimmel qui mettait des traînées verticales sous ses paupières, Lina ressemblait à un clown.
— Maintenant, je hais ce taxi, fit-elle. Je te préviens qu’à Pescara je prendrai le train. Tu feras ce que tu voudras.
Philippe fut désespéré. Il pensa à Giuseppe et à sa fille qui ne rêvaient que de Paris. Il souffrit par avance de leur déception. Un voyage malade ! La faute en incombait à qui ? À lui ? À Lina ? Ou au hasard ?
Ils avaient cru rentrer en France dans une ambiance de kermesse, et cette remontée de la péninsule tournait à la marche funèbre. Lina et Philippe circulaient à bord du corbillard de leurs amours mortes.
Elle but son marc.
— Lina, fit-il, tu tiens vraiment à moi ?
— Autant qu’à la vie, assura-t-elle.
— Alors, aide-moi.
— En vous mettant dans un lit, tous les deux et en vous bordant ?
— En t’efforçant de subir ce voyage, rectifia Philippe. Une fois à Paris…
Lina sourit, puis rit bruyamment. Elle ne se forçait pas. C’était nerveux, mais elle ne jouait pas la comédie.
— Comme tu as raison, Philippe, c’est Paris qui mettra les choses au point ! Tu verras à quoi elle va ressembler, à Paris, ton oie blanche, avec son père qui semble sortir d’un film de de Sica et son taxi pourri. Un beau carnaval. Ici, dans la couleur locale, ça va, c’est même attendrissant, mais nous en reparlerons sur les Champs-Elysées. Je te mets au défi d’oser lui offrir un verre au Fouquet’s à ta sirène de Sirella !
Le Presidente vint leur dire que la roue était réparée et ils repartirent.
Ils ne déjeunèrent pas. Giuseppe avait emporté des saucisses sèches qu’il dévora en conduisant. Les trois autres refusèrent d’y goûter. Tous baignaient dans une torpeur étouffante.
Vers le milieu de l’après-midi, ils arrivèrent à Pescara et Philippe sentit son malaise s’accroître, car il eut peur que Lina ne maintînt sa décision de planter là le taxi.
— Cherchez-nous un bel hôtel près de la mer ! ordonna-t-elle à Giuseppe.
Ils en trouvèrent un, plein de pâte de verre, de néon et de formica.
— Nous y passerons la nuit ! décida Lina, et peut-être la journée de demain.
Ils prirent des chambres et, à peine les valises furent-elles déballées que Lina voulut profiter de cette fin d’après-midi pour aller à la plage.
Philippe trouva l’idée bonne, car il manquait d’air.
En traversant le hall, il aperçut Sirella et le Presidente qui prenaient un repas dans l’immense salle à manger déserte. On eût dit deux réfugiés qu’on s’applique à réconforter. Les serveurs en veste blanche prenaient, à leur contact, des allures d’infirmiers.
— Regarde comme ça bouffe bien, les amoureuses italiennes, s’esclaffa Lina.
Elle lui prit le bras.
— Vois-tu, mon beau Roméo, il y a une chose que ce petit futé de Shakespeare n’a jamais osé dire : c’est que Juliette mangeait des spaghetti !
Philippe lui pardonna ses sarcasmes parce que la vision de Sirella perdue dans cette mer de tables vides l’avait ému profondément. Il préférait Sirella aspirant des pâtes plutôt que Lina beurrant des toasts.
— Je suis un enfant du peuple ! fit-il doucement.
À cette minute il était très calme et n’avait aucun pressentiment.