Lina, qui détestait se lever de bonne heure, avait fixé à dix heures l’instant du départ. Lorsqu’on lui annonça l’arrivée du taxi, elle achevait de se maquiller devant la glace piquée de sa coiffeuse. Philippe savourait le soleil du matin sur le balcon en fumant sa première cigarette. Il aimait cette ville et la quittait à regret. Il voulait en conserver les couleurs et les odeurs, surtout les odeurs, parce que nulle part ailleurs il n’avait rencontré de pareilles senteurs. Gallipoli sentait le safran et la poussière chaude, le laurier et la verveine.
— Tu es prêt ? demanda Lina à la cantonade.
— Il ne manque pas un bouton de guêtre à mes espadrilles, répondit-il.
Elle donna l’ordre au valet de chambre de charger les bagages dans le taxi. Puis elle se leva et pirouetta devant le miroir inclinable après l’avoir fait basculer pour pouvoir s’y mirer tout entière. Elle portait une robe blanche, en tissu-éponge, nouée à la taille par une grosse cordelière d’or. Elle était bronzée, ce qui faisait ressortir sa blondeur et elle fut heureuse de se trouver belle.
— Allons-y, Phil !
Il quitta la chaise longue en osier et, les yeux meurtris par la lumière, il dut mettre sa main en visière pour s’habituer à la pénombre de la chambre.
— Tu as l’air triste, remarqua-t-elle.
— Je suis triste, avoua Philippe. Un départ est toujours triste, non ?
Elle cessa brusquement de sourire et de se sentir heureuse.
— C’est pourtant vrai, reconnut Lina. J’éprouve de l’angoisse tout à coup.
Il lui embrassa la nuque.
— On a trop de temps, fit-il, alors on gamberge, c’est fatal. Pour bien vivre il faut avant tout ne pas se rendre compte qu’on vit. C’est tellement vrai qu’on a inventé des distractions pour les oisifs. Le casino, le bowling, le billard électrique des bistrots, le golf, la belote, le cinéma et le tiercé, Lina, c’est fait pour nous masquer l’existence. Tu viens ?
Elle le suivit. Le personnel de l’Etoile d’Or jalonnait leur parcours pour les adieux. Lina passa comme une souveraine, tandis que Philippe distribuait les ultimes pourboires.
Dans le dur soleil de cette matinée, le taxi du Presidente ressemblait à un étonnant scarabée. Giuseppe achevait d’arrimer les riches valises de cuir sur la galerie en chantant « Retour à Sorrente ». Il interrompit ses ports de voix en avisant ses clients et, depuis son marchepied, leur adressa par-dessus l’amoncellement de bagages, un large signe de la main qui leur mit du baume au cœur.
— Votre petite fille n’est pas là ? s’étonna Lina après un rapide coup d’œil à l’intérieur du véhicule.
Un instant elle espéra que Giuseppe avait renoncé à l’emmener. Mais le Presidente s’approchant en effilant la pointe de sa moustache entre le pouce et l’index.
— Sirella ! appela-t-il.
Elle se tenait à l’écart, contre les lauriers en pots de la terrasse. Elle fit un pas et les Français tournèrent la tête dans sa direction. Ils s’attendaient à voir une enfant et la jeune fille timide et gauche qui se tenait devant eux les stupéfia au point qu’ils ne trouvèrent rien à dire. Sirella portait une robe noire très stricte, une jaquette de laine noire, des bas noirs, de gros souliers à talon plat et tenait pressé contre sa poitrine un parapluie dont le manche représentait une tête de canard. Philippe reconnut immédiatement la petite marchande de noix de coco aperçue sur le port.
— Je vous présente ma petite Sirella, fit le Presidente.
— Je croyais qu’il s’agissait d’une gamine, murmura Lina.
Giuseppe ne comprit pas et continua de sourire fièrement en contemplant sa fille d’un air admiratif.
— Bonjour, murmura Philippe en tendant la main.
Sirella fit un effort pour vaincre sa timidité et toucha furtivement les doigts du jeune homme tout en détournant les yeux.
Lina se contenta de lui adresser un hochement de menton et, furieuse, prit place dans le taxi.
— C’est de l’abus de confiance, dit-elle à Philippe.
— Pour le Presidente, c’est toujours une petite fille, plaida-t-il. Et après tout, qu’est-ce que ça change ?
— C’est une présence ! fulmina Lina, je déteste ça.
— Et le Presidente, ce n’en est pas une, Lina ?
— Lui, il nous amuse, tandis qu’elle…
Elle la montra à travers le pare-brise. Sirella continuait de se tenir immobile à l’avant du taxi, avec toujours son ridicule et anachronique parapluie plaqué contre sa poitrine.
La tête de canard possédait des yeux de verre et son bec était peint en jaune.
— Elle ressemble à Bécassine, dit Lina. Et puis cette façon de s’habiller en noir comme les bonnes femmes de l’île de Sein ! Je vais avoir l’impression de voyager avec un curé !
Il ne répondit pas, ne dit pas non plus à Lina qu’il avait remarqué la jeune fille sur le port. Il fallait la laisser se calmer.
Devant l’hôtel, Giuseppe serrait avec effusion une multitude de mains.
— Tartarin ! grommela Lina.
Elle détestait le Presidente à cet instant pour sa duperie.
— Laisse-le déguster son aventure, va ! plaisanta Philippe.
— Nous sommes complètement idiots ! fulmina Lina.
Lorsqu’il eut secoué vingt bras et hurlé des « arrivederci » pleins d’emphase, Giuseppe ordonna à sa fille de prendre place et elle obéit. Elle s’assit sur la banquette avant, s’y prit par trois fois pour fermer la portière quelle n’osait pas claquer et se recroquevilla sur son siège.
— C’est une demeurée, décida Lina.
Philippe revit Sirella près de son panier de coco et secoua la tête.
— Elle est morte de timidité, voilà tout.
Le Presidente démarra et, son bras gauche passé par la portière, lança des adieux à Gallipoli.
Il décrivit un grand détour pour passer dans sa rue et klaxonna fortement afin d’attirer les voisins aux fenêtres. Bruno qui n’avait pas classe ce jour-là déboucha de leur immeuble et se jeta sur le marchepied. Ce fut un défilé triomphal. Des mains s’agitaient, les voisines braillaient « Bon voyage » et se signaient. Giuseppe aperçut la mamma devant la porte des Camolenni et ralentit pour lui lancer un baiser.
— Descends maintenant ! ordonna-t-il à Bruno.
Le gamin obéit mais se mit à courir comme un jeune chien, à côté du véhicule. Il n’abandonna ce match-poursuite que lorsque son père accéléra.
Pendant cette effervescence, Sirella n’avait pas bronché. Pour la première fois elle voyait sa rue avec d’autres yeux : ceux des étrangers, et elle avait un peu honte de ces cris, de ces gestes et de cette superbe impudeur collective.
Philippe chercha le regard de la jeune fille dans le rétroviseur et le trouva. Elle se tassa un peu plus sur son siège pour fuir les yeux du jeune homme.
Loin, derrière le taxi, Bruno devint une petite silhouette gesticulante, puis disparut.
— Que la Madone les protège tous les trois en notre absence ! invoqua Giuseppe. Mets-nous un peu de musique, Sirella.
Elle actionna mornement la manivelle du gramophone placé entre son père et elle. Elle prit un disque, au hasard et rata le départ de la musique en plaçant le bras du phonographe à quelques spires du début. Le disque démarra sur un nasillement aussi féroce qu’un aboiement. Lina poussa un cri de protestation.
— Demande à cette gourde d’arrêter, vociféra-t-elle, je n’ai pas envie de musique.
— Ne fais pas ta capricieuse, Lina !
Un ténorino à la voix de velours chantait maintenant une ritournelle trop sucrée. Lina frappa sur l’épaule du Presidente et, lui désignant le pauvre phono déséquilibré, d’une grimace lui enjoignit de le stopper. Giuseppe, contrit, traduisit à sa fille et Sirella ôta le bras de l’appareil.
L’espèce de silence qui tomba dans le taxi leur fit mal à tous. Il les surprit et les décontenança.
— Elle fiche tout par terre, marmonna Lina.
Philippe retrouva sa vieille colère intacte.
Depuis « l’accident », il la croyait disparue. Et puis il s’apercevait qu’elle était seulement restée en sommeil, quelque part dans les méandres de son subconscient.
— Pas d’accord, Lina, murmura le jeune homme. Cette fille est la réserve même ; en quoi pourrait-elle nous gêner ? Elle se ratatine sur son siège pour se faire oublier et elle tremble de frousse dès que nous lui jetons un coup d’œil.
Lina regarda Sirella et se calma un peu en constatant que Philippe disait vrai. Mais elle continua de bouder parce qu’elle en avait besoin et que cela la soulageait.
Le taxi roulait à petite allure sur une route en lacet. Giuseppe avait proposé à ses clients de n’emprunter que des voies secondaires afin de leur faire apprécier les villages reculés du Sud. Sa voiture ronronnait dans le soleil comme un gros frelon. Une campagne brun et ocre moutonnait autour d’eux. Quelques chèvres rachitiques y paissaient, qui levaient la tête sur leur passage pour les regarder d’un œil surpris en mâchouillant des présages.
À un certain moment, Sirella tira son mouchoir de sa poche et l’appliqua sur son front.
Son père ne s’en aperçut pas tout de suite et continua de rouler, un coude pointé hors de la portière. Mais Philippe qui observait la jeune fille à la dérobée, comprit que Sirella était malade et prévint le Presidente. Giuseppe stoppa au bord d’un fossé. Sirella descendit en hâte de l’auto et s’éloigna en courant, suivie de son père.
— Qu’est-ce qui lui arrive ? demanda Lina.
— Elle a mal au cœur.
Lina eut un petit rire féroce.
— Bravo ! D’ici à Paris, ça lui promet bien des joies, et à nous aussi.
Elle se retourna et vit par la vitre arrière Sirella inclinée au-dessus du fossé. Son père lui tenait le front.
— Nous allons faire demi-tour et déposer cette idiote… Où vas-tu ?
Il ne répondit pas et descendit de l’auto. Juché sur le marchepied, malgré son bras blessé, il dégagea un petit sac Air France de l’amoncellement de bagages et y prit un tube de « Nautamine » et un flacon d’alcool de menthe. Il attendit discrètement que la jeune fille en eût terminé avec ses spasmes. Lorsqu’il la vit se redresser, frissonnante de ses contractions et les yeux pleins de larmes, il s’approcha en souriant. Elle était d’une pâleur de cire et son menton était agité de curieux soubresauts. On eût dit qu’elle avait très froid. Des insectes sciaient l’univers avec fracas. Ce bruit donnait la mesure de l’immobilité du taxi bariolé dont les couleurs tonitruantes blessaient l’œil dans cette intense lumière.
Philippe dévissa le tube avec les dents et versa deux pilules dans le creux de sa main valide. Il les présenta à Sirella :
— Avalez cela, Signorina, et le miracle va s’accomplir !
Elle prit les pilules d’une main incertaine et les glissa entre ses lèvres pâles.
Son père l’exhortait, lui promettait un bien-être paradisiaque et la saoulait de mots.
— Laissez-la, ordonna Philippe impatienté. Il ne faut pas parler à quelqu’un qui a mal au cœur.
Il tendit le flacon d’alcool de menthe.
— Une toute petite gorgée pour avaler les pilules ! Attention : c’est très fort.
Elle obéit, suffoqua et fit un effort pour avaler le médicament. Elle y mit une telle gaucherie que Philippe sourit, apitoyé. « Lina a raison, se dit-il, c’est une vraie gourde. » Enfin Sirella parvint à gober ses deux pilules. Des couleurs lui vinrent. Elle se détourna pour regarder la campagne roussie.
Lina ouvrit sa portière, pencha la tête à l’extérieur et cria :
— Alors on part, oui ?
Tous trois regagnèrent la voiture. Le Presidente expliquait à Philippe que sa fille n’avait pas l’habitude du taxi.
— Tu lui as dit de rebrousser chemin ? demanda Lina lorsque son amant l’eut rejointe…
— Non.
— Alors, dis-lui. Tu es parfait en infirmier, mais nous ne sommes pas en ambulance.
— Ecoute, Lina…
— Dis-lui ! l’interrompit-elle durement.
Quelque chose grinça dans le cœur de Philippe. Cela ressemblait à un coup de frein. À ce moment-là, il se souvint de celui qu’il avait donné avant de plonger dans le mur couvert d’affiches. Il avait été tout surpris, le lendemain, d’en lire les traces sur la route, mais maintenant il se le rappelait parfaitement.
— On n’a pas le droit de faire ça, Lina, dit-il. Alors on ne le fera pas !
Giuseppe démarrait. Sirella se blottit contre la portière, la joue appuyée à la vitre. Elle paraissait calmée. Le Presidente roula lentement au début, interrogeant sa fille à tout bout de champ. Elle hochait la tête à chacune de ses questions de façon rassurante. Les nausées s’estompaient. Bientôt, le médicament agissant, elle se sentit tout à fait bien. Alors le Presidente accéléra et se mit à chanter.