Dans le centre de la ville presque tous les magasins étaient encore ouverts malgré l’heure tardive. Ils s’arrêtèrent devant la façade d’un cinéma.
— On entre ? demanda Philippe sans conviction.
Sirella regardait les affiches bariolées d’une production américaine.
— Ce n’est pas la peine.
Vous préférez vous promener ?
À moins que vous ne soyez fatigué ?
Il désigna d’un hochement de menton son plaître immaculé.
— J’ai l’impression d’être endimanché, maintenant, assura Philippe. Venez…
Ils firent du shopping. Le jeune homme avait horreur de cela lorsqu’il se trouvait au côté de Lina. Mais avec Sirella la chose l’amusait. Il surveillait sa compagne du coin de l’œil, guettant ses réactions. Elle était émerveillée mais non envieuse. Aussi, lorsqu’il lui proposa de lui offrir une toilette, elle fut effarée et l’entraîna rapidement loin de la vitrine tentatrice.
— Pourquoi refusez-vous ? s’étonna Philippe.
— Que dirait mon père !
Il l’embrassa. Elle ferma les yeux et subit son baiser sans toutefois y participer.
— Et vous, Sirella, insista-t-il, que penseriez-vous ?
— Vous n’êtes pas mon mari, répondit-elle.
Il prit une profonde inspiration et demanda d’une voix qui tremblait un peu :
— Et si je le devenais ?
Ils se trouvaient devant un hall de jeux où quelques voyous martyrisaient des billards électriques en poussant des cris…
— Vous savez bien que c’est impossible, répondit la jeune fille.
— Pourquoi ? demanda-t-il rudement.
Elle ne répondit pas et se mit à fixer la tache pourpre de l’enseigne lumineuse. Philippe n’insista pas, et ils poursuivirent leur promenade. Ils s’arrêtèrent devant une bijouterie. Philippe feignit de s’intéresser aux objets de la vitrine. Combien de jours ou d’heures de liberté lui restait-il ? N’était-ce pas braver le sort que d’échafauder, fût-ce sans y croire, des projets d’avenir ?
Il pénétra délibérément dans le magasin, si brusquement que Sirella resta comiquement plantée sur le trottoir.
— Donnez-moi le petit cœur d’or qui est en vitrine ! fit-il.
Le marchand s’empressa.
Philippe ne prêta pas l’oreille aux superlatifs du bonhomme qui vantait le bijou.
— Cent mille lires, Signor ! Ce sont de vrais rubis !
Habituellement, Philippe marchandait pour le sport. Cette fois il paya sans discuter.
— Inutile de l’emballer !
Il prit le cœur et sortit comme un voleur.
— Je ne veux pas ! dit Sirella avant même qu’il ne le lui proposât.
Philippe ouvrit sa main dans la lumière de la devanture. Le cœur se mit à scintiller au creux de sa paume. Elle regarda le bijou et secoua la tête.
— C’est pour vous, fit le jeune homme, un simple souvenir.
— Non !
— Vous n’aurez pas besoin de le montrer à votre père, c’est facile à cacher…
— Je ne le veux pas !
— Je serais tellement heureux que vous conserviez ceci en mémoire de moi !
— Non !
Il fit sauter à plusieurs reprises le cœur dans sa main, puis, d’un geste triste, le jeta dans la rue. Sirella poussa un cri.
— Que faites-vous ?
— Je l’ai acheté pour vous, fit-il. Puisque vous n’en voulez pas, je le jette. Quelqu’un le trouvera et sera ravi.
Il lui prit le bras pour l’entraîner, mais elle se cabra car le marchand qui avait escorté son client jusque sur le pas de la porte observait l’étrange scène avec effarement.
Sirella descendit du trottoir et ramassa le cœur. Deux des rubis s’étaient brisés dans le choc. À la vue de ce bijou neuf et déjà mutilé, elle se mit à sangloter.
Ils s’éloignèrent jusqu’à une obscure venelle où des chats miaulaient d’amour.
— Vous allez le conserver ? demanda timidement Philippe.
— Oui.
— Pourquoi ?
— Tout à l’heure c’était un cadeau, je ne pouvais pas l’accepter ; maintenant c’est un souvenir.
Elle portait sur la veste de son deux-pièces une méchante broche de bazar. Elle la dégrafa et épingla le cœur à l’intérieur du boléro.
— Il ne vous quittera plus ? implora Philippe.
— Non, jamais plus.
Il l’adossa au mur et l’embrassa de nouveau. Cette fois elle lui rendit son baiser avec une fougue qui compensait sa maladresse.
Ils marchèrent ensuite jusqu’à la mer, d’un pas court et hésitant.
— Je n’ai jamais fréquenté de jeunes filles ! dit-il soudain.
Elle crut qu’il mentait et un léger sourire incrédule flotta sur ses lèvres. Elle avançait en tenant la main plaquée contre sa poitrine à la place où était épinglé le cœur d’or.
— Vous ne me croyez pas ?
Il poursuivit.
— Lorsque j’étais étudiant, je logeais chez une dame d’un certain âge dont le mari était représentant de commerce. Dès le deuxième soir je devins son amant.
Elle rougit. Sans doute était-ce la première fois qu’un homme faisait ce genre de confidences à la chaste Sirella !
Mais il ne se souciait pas de la choquer. Il voulait se raconter. Tout homme, à un certain moment de vie, éprouve le besoin de se mettre au jour.
— Pendant plusieurs années on peut dire que j’ai pratiquement été pour cette femme une sorte de second mari. Après elle, j’ai continué à fréquenter des femmes mûres. Cela jusqu’à ce que je rencontre Lina.
Ils parvenaient devant la grille isolant la plage de la route. La nuit, on la fermait afin de protéger le matériel. Elle donnait un aspect sinistre aux cabines qui avaient l’air d’être les huttes d’un camp de prisonniers.
Philippe appuya son front contre les barreaux et regarda en direction de la mer. Il compta les cabines alignées, cherchant à repérer celle de Lina. Le clair de lune s’étalait à l’infini et l’Adriatique fredonnait un hymne à la nuit.
Il resta là, insensible au froid métallique des barreaux qui envahissait sa tête. La cabine le fascinait. Il n’arrivait pas à croire que Lina reposât à quelques mètres de lui sur le plancher limoneux. Il ne se souvenait plus de la position étrange de son corps.
— Elle est ici, n’est-ce pas ? murmura Sirella.
Philippe se tourna vers elle.
La jeune fille continuait de presser le bijou à travers l’étoffe de son boléro.
— Elle est là ? répéta-t-elle en montrant les cabines.
Il hocha la tête et demanda, sans la regarder.
— Comment le savez-vous ?
— Quand vous êtes entrés dans la cabine tous les deux, je n’ai plus quitté celle-ci des yeux. J’avais peur…
— Et puis ?
— Vous êtes ressorti seul. J’ai continué de regarder. Je sentais que quelque chose venait d’arriver.
— En effet, Sirella, quelque chose était arrivé.
— La dame n’a plus reparu et vous, vous êtes venu nous dire qu’elle vous avait quitté.
Il se remit à regarder les constructions régulières plantées dans le sable blafard.
Il pensait à la pomme de la douche, là-bas, qui devait continuer de goutter et crut même en percevoir le bruit lancinant.
— Qu’est-ce que vous lui avez fait ?
Il s’écarta de la grille et promena son index sur le support tordu.
— Elle m’empêchait de sortir, je me suis jeté sur elle… Mais qui croira jamais qu’il s’agit d’un accident ?
Elle ne répondit pas.
— Même vous, vous ne le croyez pas, insista Philippe.
Elle continua de se taire.
— C’est curieux, fit-il, j’aimerais la revoir.
Il secoua la grille. La serrure la maintenait fermement bloquée. Au bout de la large allée cimentée que bordaient les cabines, on apercevait les parasols repliés, pareils à une forêt brûlée. Ils se dessinaient en noir sur la mer argentée.
— Qu’allez-vous faire ? chuchota Sirella.
— J’ai loué la cabine pour huit jours, afin d’avoir un peu de répit. Mais je devrais prévenir la police.
Il s’attendait à ce qu’elle l’encourageât, et fut surpris de l’entendre déclarer qu’il était trop lard.
— C’était tout de suite que vous deviez vous dénoncer, poursuivit Sirella.
— De toute manière, je ne me fais guère d’illusions.
Elle hocha la tête.
— Demain matin, vous direz à mon père que vous êtes pressé de rentrer.
— Et puis ?
— Vous vous ferez conduire à Florence et là vous prendrez un avion.
— Pour où ? demanda Philippe.
Elle haussa les épaules.
— Ça dépend, vous avez de l’argent ?
— Pas mal.
— Alors pour l’Amérique du Sud. Une fois là-bas, vous ne craindrez plus rien.
Pourquoi n’avait-il pas pensé à cela lui-même ?
Il s’adossa à la grille.
— Non, Sirella. Nous allons continuer notre route vers Paris. Depuis tout à l’heure j’ai recommencé ma vie. Voilà des années que je souhaitais le faire et je ne le pouvais pas. Avec vous, c’est facile. Qu’importe si cette nouvelle existence dure seulement quelques heures ! Ce qui compte, c’est qu’elle soit !
Ils longèrent la grille et marchèrent dans l’ombre des barreaux.
— De jour, dit-il, on ne s’aperçoit pas que la plage est en prison.
Le mot « prison » la fit sursauter. Elle lui coula un long regard désespéré.
— Je ne vous fais pas peur, Sirella ? s’inquiéta Philippe.
Elle secoua négativement la tête.
Ils marchèrent longtemps. L’interminable plage était fractionnée, chaque hôtel de la ville disposait d’une partie plus ou moins large selon son importance. Des palissades de roseaux séparaient les concessions, et cabines et parasols changeaient de couleur d’un établissement à l’autre. Extérieurement pourtant, la même grille isolait la plage de la route.
— Vous la détestiez, n’est-ce pas ? demanda Sirella.
— Non. Mais je ne l’aimais pas. Quelque chose me liait à elle.
— Quoi ?
De brèves mais violentes rafales de vent soufflaient des tourbillons de sable sur la route. Ces tourbillons semblaient se poursuivre. Ils s’évanouissaient tout à coup pour se reconstituer un instant plus tard et se tortiller sous leurs pas comme des serpents tronçonnés.
— Je l’avais connue dans d’étranges conditions. J’étais inspecteur dans une compagnie d’assurances. Son mari est mort bizarrement et, bien que la police eût conclu à un accident, ma compagnie m’avait chargé d’enquêter.
Il se revoyait arrivant au volant de sa 2 CV devant la demeure de Lina. Celle-ci l’avait reçu dans un grand salon tendu de soie prune. Il s’attendait à la trouver prostrée et vêtue de noir, étant donné son récent veuvage, mais elle portait un kimono blanc et vert et fumait du tabac fort.
— De quoi était mort son mari ?
— Asphyxié dans son garage par les gaz d’échappement de leur auto. Ils rentraient d’une soirée bien arrosée. Le mari de Lina buvait beaucoup. Il avait, paraît-il, déposé son épouse devant leur villa avant de conduire la voiture au garage qui se trouvait à l’arrière de la propriété. Une cellule photo-électrique commandait l’ouverture et la fermeture de la porte. Vous savez ce que c’est ?
Elle fit signe que non et il lui expliqua.
— Un rayon lumineux. Lorsqu’on l’interrompt, la porte s’ouvre. Il est rentré dans le garage. La porte s’est refermée. Mais il était ivre mort et s’est endormi à son volant avant de couper le contact. Ç’a été la version de la police. C’est le coup des cellules photo-électriques qui a accrédité cette thèse. Pendant qu’il respirait les gaz nocifs, Lina se déshabillait et se mettait au lit. Ils faisaient chambre à part, cela aussi a confirmé la version de l’accident. Il était normal dans ces conditions qu’elle ne s’aperçoive pas de l’absence de son époux. Le lendemain matin, le jardinier l’a trouvé. Le moteur tournait toujours et le garage était bourré de gaz.
Ils marchaient toujours, l’ombre régulière des barreaux finissait par leur donner le vertige.
— Et ce n’était pas un accident ? demanda Sirella.
Il ne répondit pas tout de suite.
Le destin avait voulu qu’on le chargeât de cette enquête. Au premier regard, il avait été conquis par Lina. Elle le surveillait derrière la fumée de sa cigarette, de son œil infaillible, et c’était lui qui s’était senti embarrassé.
— Je ne l’ai jamais su, finit par répondre Philippe. Et pourtant…
Chose incroyable, depuis un instant ils avaient presque oublié le drame et le cadavre de Lina, si proche, si menaçant.
— Oui ?
— Leur auto était une Mercédès. Il y a un vide-poches à chacune des portes avant. J’ai retrouvé dans celui de gauche, c’est-à-dire celui du conducteur, les boucles d’oreilles que Lina portait ce soir-là.
— Ça signifiait quoi ? demanda Sirella.
— Les boucles en question la blessaient et il était normal qu’elle les ôtât sitôt sortie de chez leurs amis.
— Et alors ?
— Puisque les boucles se trouvaient dans le vide-poches gauche, cela laissait entendre quelle conduisait, non ?
Sirella eut un haut-le-corps.
— D’autant, poursuivit Philippe, que selon les témoignages son mari était terriblement saoul en partant.
— Vous pensez donc quelle conduisait, qu’il s’est endormi et qu’elle l’a abandonné dans le garage en laissant tourner la voiture ?
— Oui.
— Vous n’avez pas parlé de ces boucles à la dame ?
Elle continuait d’appeler Lina la dame, avec un certain respect.
— Si, dit Philippe.
— Que vous a-t-elle répondu ?
— Qu’une fois dans l’auto, elle les avait enlevées et tendues à son mari pour qu’il les range. Cela paraissait invraisemblable, d’abord parce qu’il conduisait, selon Lina, et surtout parce qu’elle disposait elle-même de trois possibilités de rangement : le vide-poches de droite, la boîte à gants et son sac à main.
— Vous l’avez crue ?
— Non.
— Alors vous avez poursuivi votre enquête ?
— Bien sûr, mais je n’ai rien recueilli d’autre. L’histoire des boucles constituait un indice trop fragile pour l’accuser. Et puis…
— Vous êtes tombé amoureux d’elle ?
— Au début, je pense qu’elle m’a fait du charme pour m’annihiler ; oh ! avec un maximum de discrétion. Et puis elle s’est prise à son propre jeu et, sans fatuité, je crois pouvoir dire qu’elle était beaucoup plus amoureuse de moi que je ne l’étais d’elle.
— Elle connaissait vos doutes à propos de la mort du mari ?
— Sûrement. Nous n’en avons jamais parlé.
Sirella écarquilla les yeux.
— Jamais ! dit-elle.
— Jamais, affirma Philippe. Cette chose était entre nous comme un lien. Ce secret était notre enfant, vous comprenez cela ? Peut-être était-elle innocente après tout ? C’est même probable, car les policiers ne sont pas des enfants ; mais il y a toujours eu cette arrière-pensée au-dessus de nos relations, comme une ombre inquiétante qui fait peur et donne à ceux qu’elle menace le besoin de s’unir plus étroitement. Si Lina était innocente, elle a su cultiver mon doute jusqu’au bout parce qu’elle estimait qu’elle pouvait me tenir en laisse grâce à lui.
Sirella s’assit sur le muret de la grille et posa l’un de ses souliers pour le débarrasser du sable qui s’y était glissé. Il regarda ses jambes croisées et fut troublé.
— Maintenant quelle est morte, vous la croyez toujours coupable ? demanda-t-elle.
Il prit place auprès d’elle sur le rebord de ciment.
— Je ne me pose plus la question, Sirella. Elle est sans importance désormais.
Des bribes de musique leur arrivaient de la ville. Un couple étroitement enlacé passa non loin d’eux avant de s’abîmer dans l’ombre.
— C’est curieux, murmura Philippe, lorsqu’on vient de franchir un instant aussi capital, on a brusquement la certitude que tout ce qui a précédé n’avait pour but que de le préparer. Mes angoisses, mon désir de suicide, mes accès de haine, tout cela me guidait vers cette conclusion. Cette fois, je suis apaisé et disponible. Je finirai par comprendre ce mystère. Il le faut !
Ils se dressèrent d’un commun accord et revinrent sur leurs pas.
— Vous croyez que le garçon de cabine ne pénétrera pas dans la vôtre avant huit jours ? demanda Sirella.
Il ne sut que répondre. Même si le plagiste n’entrait pas avant la fin de cette location, dans un jour, dans deux au plus, avec ce soleil impitoyable, l’odeur donnerait l’alerte.
Cet aspect de la question lui fut désagréable ; il s’en montra choqué.
Ils atteignirent la plage de leur hôtel et, comme au début de son étrange pèlerinage nocturne, il se planta contre la grille, plongeant sa tête en feu dans le froid étau des barreaux.
— Tout à l’heure, vous avez dit que vous aimeriez la revoir, rappela Sirella ; et je suis sûre que sans cette grille vous seriez retourné à la cabine.
— C’est vrai.
Elle se rapprocha de lui, pressant son flanc contre le flanc de Philippe en un mouvement craintif.
— Je voudrais partir avec vous, fit-elle.
Philippe lui prit la main.
— Merci !
— Pendant cette promenade j’ai beaucoup réfléchi, Signor.
— Je m’appelle Philippe, protesta doucement le jeune homme.
— Je n’oserais jamais, soupira Sirella.
Il arracha son visage à l’étreinte des barreaux pour la regarder de très près, son nez touchant le sien.
— Vous voulez partir avec moi et vous n’osez pas m’appeler par mon prénom !
— Qu’est-ce que cela change ?
Il dut convenir qu’en effet c’était sans importance.
— Vous disiez que vous aviez beaucoup réfléchi, Sirella ?
— Je crois que sans moi cela ne serait sans doute jamais arrivé.
Comme il esquissait un geste de protestation, elle se hâta de continuer :
— Je ne veux pas dire que vous ayez agi à cause de moi, oh non ! mais ma présence a achevé de briser votre liaison. Si Dieu l’a permis, c’est qu’il veut que je vous aide.
— Laissez Dieu tranquille, grommela Philippe.
Elle n’insista pas et ils reprirent le chemin de l’hôtel. Le jeune homme sentait peser sur lui l’énorme poids de la fatalité. Il abandonnait la plage et la macabre cabine un peu comme on poste un message chargé de bouleverser son destin.
Ils n’osaient plus joindre leurs mains ni se parler. Depuis leur promenade le long de la grille, ce qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre les intimidait. N’était-ce pas une espèce de sacrilège que de s’aimer après ces terribles confidences ?