CHAPITRE DIX

Pendant plus de vingt minutes rien ne se produit. Je roule en direction de l’Ouest, à fond de plancher, sur des chemins chaotiques. De temps à autre nous croisons une patrouille de police, mais les lettres peintes sur les flancs de la camionnette doivent signaler que notre véhicule appartient à l’administration car personne ne nous demande rien.

Et puis, tout à coup, deux phares puissants surgissent derrière nous, enveloppant notre bagnole dans une impitoyable lumière blanche.

Je mate dans le rétroviseur, inquiet. Est-ce le début de la chasse ? Afin de m’en assurer je champignonne un peu plus. Effectivement, la voiture suiveuse force l’allure. Elle gagne du terrain sur nous. Je me jette sur un chemin de traverse, l’autre guindé en fait autant. Pas de doute, c’est pour nous ! M’est avis, les enfants, que c’est ici que les Athéniens s’atteignirent ! Je me demande si, à l’arrière de la camionnette, le cher Béru s’est aperçu de la chose.

Nous ne pouvons correspondre et c’est fort dommage.

Sans lâcher le volant, je file quelques vaches coups de poing dans la cloison de la cabine. Un long bâillement me répond. Je suis prêt à vous parier une poignée de fèves contre une poignée de main que cette pomme-à-l’eau dormait.

Mais il s’éveille. Il réagit. Il agit ! Il a compris qu’on nous donnait l’assaut. Alors il branche le projecteur fixé sur le plateau de notre chignole en plein dans les carreaux des poursuivants. Je vois tanguer les phares, là-bas. Aveuglé, le pilote de l’auto fileuse décrit quelques embardées. Soudain il y a un choc. Un bruit de verre cassé. Notre projo s’éteint. Ces carnes ont défouraillé dans notre wonder, le réduisant en poudre de verre. Pourvu que Béru n’ait pas été atteint ! Mais non. Ça crépite dans mon dos. Il tire, le chéri. Sa mitrailleuse, manœuvrée de main de maître, distribue force valdoches. L’un des phares de la carriole s’engloutit. Les voici cyclopes, nos petits aminches ! Le Gros remet une seringuée. La bonne ! Cette fois le dernier phare quitte la route et se met à gambader dans la cambrousse ; il chavire, s’éteint. Nous sommes tranquilles pour un moment. La route sur laquelle je me suis engagé est désespérément rectiligne. Elle s’en va, toute droite à travers une plaine dénudée. Je bouffe des kilomètres, pour dire de faire quelque chose, sachant pertinemment que la partie est foutue d’avance. Où que nous nous dirigions, quelle que soit la distance parcourue, cette fuite est stérile. Nous serons pris.

Je ralentis et stoppe. Bérurier vient me rejoindre à l’avant.

— T’as vu ce bath carton ? exulte-t-il.

Il se croit en Sologne, le Gros. À la chasse du baron. Il mate son tableau de chasse en ayant la satisfaction de la performance accomplie. Il ne se pose pas de problème. La victoire momentanée suffit à sa quiétude bourgeoise.

— Beau boulot, complimenté-je, mais je ne crois pas que nos ennuis soient terminés.

— Où qu’elle va cette route ?

— Je n’en sais rien. Mais cela n’a aucune importance puisque nous ignorons où nous devons aller…

Je redémarre.

— Roulons encore un peu pendant qu’il fait encore nuit, on tâchera de trouver un coin où se planquer pendant le jour… Que peut-on faire d’autre ?

— Je repense à Lang Fou Ré, murmure Béru au bout d’un instant de silence. Lui filer une mentonnière en os après ce qu’il a fait pour nous, c’est vache !

— Tout le monde peut se gourer, plaidé-je sans conviction.

— T’as trop tendance à te fier aux apparences, sermonne le Sentencieux ; toi, dès qu’une nana pas trop rabougrie du valseur te fait risette, t’es prêt à lui tresser une couronne d’impérateuse sans même filer un coup de saveur à son pedigree. On va droit à l’arnaque avec cette mentalité, gars, t’as pu t’en rendre compte !

J’acquiesce, sachant reconnaître mes torts lorsque je n’ai pas raison.

— Tu te rends compte que c’est grâce à Cyprien qu’on a pu se garer les plumes, San-A. ! s’attendrit le Débonnaire. C’te bête-là c’est un collaborateur de choix. À la Grande Volière on a des équipiers qui le valent pas !

Il se tait, son sourire s’efface.

— Ça y est, remettez-nous ça la patronne ! fait-il, vise un peu, la route est barrée.

J’ai déjà vu, déjà freiné.

— Éteins tes calbombes ! conseille-t-il.

Je coupe les phares. À quelques centaines de mètres, un barrage se dresse. On aperçoit des lueurs, des uniformes, des éclats métalliques.

— Je vais faire demi-tour, dis-je sombrement.

Juste comme je passe la marche arrière, de nouveaux phares bondissent dans mon rétroviseur. Trop tard, nous sommes coincés. Béru a réalisé la situation également.

— On leur joue tagadaga-da à la mitrailleuse ? me demande-t-il, y me reste encore un bout de bande…

— À quoi bon, mate un peu ce qui rapplique, une vraie caravane ! Après tout ces gens ne nous ont rien fait, les démolir pour les démolir ce ne serait pas fair-play !

— Alors les coudes au corps en rase campagne ! s’écrie-t-il en s’élançant.

Pourquoi pas ? Je l’imite ! Nous fonçons à travers des broussailles sèches. On dirait qu’il nous est poussé des ailes au talon ! De quoi mystifier Jazy ! Le zig qui a bu trop de cidre ou bouffé trop de pruneaux ne se rue pas plus vite vers le châtelet de nécessité. J’entends des coups de freins et des cris, là-bas, sur la route. Je perds pas de temps à me retourner, je bombe. Et le Gravos est aussi véloce que mégnace malgré son excédent de bagages. Faut le voir cavaler dans la cambrousse. Un faon ! Un daim ! Une gazelle ! Un zèbre ! Une flèche ! Un éclair ! Un gros dard ! On enjambe ce qui est enjambable ; on force le reste ! On a besoin d’espace et de distance. On se sent inépuisables, légers, pas stoppables. Derrière nous la courante s’organise. Heureusement cette brigade de flics n’a pas de chiens à sa disposition ayant bouffé le dernier pour la Saint-Germain-en-Chou-en-Laye. Ils se déploient en éventail, ce qui est plus japonais que chinetoque. Ils s’arrêtent parfois et vaporisent une tripotée de salves dans notre direction. Sacrée tondeuse à gazon, les broussailles sont coupées autour de nous. On court de tout notre être. Et puis les broussailles se raréfient. Nous arrivons à l’orée d’une zone pelée où végète une maigre flore.

En terrain aussi découvert, je ne donne pas chérot de nos osselets. Il faudrait obliquer sur la gauche pour rester dans le maquis, hélas ! Béru s’est déjà engagé dans ce no man’s land. Je suis trop essoufflé pour lui crier de n’en rien faire. Alors, féal jusqu’au bout, je lui file le train. Je vois des panneaux indicateurs plantés en bordure de la lande. Je n’ai pas le temps d’apprendre le chinois chez Berlitz pour pouvoir les lire avant l’arrivée des archers. On cavale de plus belle, les jambes dégagées de toute entrave. Sous nos pas le sol est mollasson comme un tapis de haute laine. Ça canarde toujours. Mais, que se passe-t-il ? Nos poursuivants viennent de stopper. Ils renoncent à nous talonner dans la plaine alors que leur tâche s’en trouverait simplifiée.

Ils sont restés dans les broussailles et nous ajustent de leur mieux. Les dragées pleuvent autour de nous, avec de moins en moins de violence puisque nous augmentons la distance. On se fait près d’un kilomètre de la sorte, sans baisser le pied. Maintenant le feu a cessé et l’on n’aperçoit même plus les silhouettes de ceux qui nous traquent. J’ai du feu dans la poitrine et l’oxygène que j’avale tant bien que mal ressemble à de l’acide chlorhydrique. Je me tiens le côté, je boitille. Le Gros se trouve logé à la même enseigne. Il souffle comme un bateau à aubes. On se laisse choir sur le sol mou. Nous sommes pantelants, haletants, vidés, brûlés. Quelques minutes passent, notre sang s’assagit, on recommence à fonctionner à notre rythme.

Rien ne se produit. La campagne est vide, pelée, funèbre sous la lune. Quelle nuit, mes chéries !

C’est pas du tout la nuit de Chine, nuit câline, nuit d’amour. Les caresses, les ivresses, c’est torché !

— Ah ! les tantes ! asthmatise Béru, ils m’ont fait pulvériser le record du monde, mais je pense à notre pauvre Cyprien resté entre leurs pattes…

Je dois avouer que, bien qu’adorant les animaux (au barbecue de préférence), mes pensées du moment ne vont pas spécialement au bélier-grumeur-de-plante-de-pied.

— Je me demande pourquoi ils ont arrêté les poursuites, dis-je.

— Faut toujours que tu te posasses des questions à côté de la montre, ronchonne le Sarcastique. L’essentiel c’est qu’ils nous ont laissés quimper, non ? Que ça soye parce qu’ils avaient peur de se salir le bas du futal ou parce qu’ils avaient rancart ailleurs, on s’en tamponne les stores !

Nous reprenons notre marche, le dos rond, en sautillant sur un sol jonché de pierres aux arêtes vives. Nous franchissons de la sorte deux kilomètres environ et nous nous trouvons devant une gigantesque barrière de fils barbelés. Elle est haute d’au moins quatre mètres, une vraie grille pour court de tennis ! En plus épais !

— On l’a in the babe ? anglicise Béru, nous v’là dans un cul-de-sac ! Oh ! j’en ai classe de ce bled, je suis vanné.

Il se couche sur le sol et j’en fais autant. La barrière s’étend à gauche et à droite, jusqu’aux deux horizons. Peut-être marque-t-elle la limite d’un État ? Avec ces sacrés Chinetoques on peut s’attendre à tout.

Nous glissons, Sa Majesté et moi, dans une espèce de somnolence poisseuse. L’immensité de ce pays nous accable, nous étouffe.

Tout à coup, un petit bruit étrange se fait entendre dans le silence nocturne. Ça ressemble à un claquement de tenaille sectionnant un fil de fer. C’est grignoteur, quasi régulier : cric ! cric ! cric !

— T’entends ? souffle le Mahousse.

— La ferme !

Je prête l’oreille, le bruit s’amplifie. Il me semble apercevoir une masse sombre à travers les chevaux de frise.

Pas d’erreur, ça remue. Un mec rampant est en train de s’ouvrir un passage dans le formidable écheveau de barbelés. Nous retenons notre souffle, nous faisons corps avec le sol. Cric ! Cric ! ça se rapproche encore. C’est exaspérant de minutie. L’action d’un termite ! Cric ! Cric ! L’ombre se précise. Oui, il s’agit bien d’un homme. Il se faufile comme il peut, coupant de-ci, coupant de-là, étrange jardinier de la nuit en train d’élaguer une haie métallique, de tailler un formidable rosier aux épines d’acier.

Sa main débouche de l’inextricable rideau. Une main hachée par les perfides griffures. Puis son visage se découpe dans l’ouverture qu’il vient de pratiquer. Bouille de cauchemar, lacérée, ruisselante de sang.

L’homme opère une ultime reptation et se redresse.

Il fait quelques mouvements d’assouplissement afin de se décontracter. Une autre ombre apparaît, un autre visage griffé s’offre à la clarté de la lune. Les deux hommes s’essuient le visage d’un revers de manche, ensuite de quoi ils s’élancent à travers la plaine.

— Qu’est-ce que tu crois qu’il s’agit ? me chuchote le Gravos.

Je n’ai pas le temps de lui exprimer mon point de vue (Images du monde) car il se produit quelque chose d’inattendu, d’effroyable et d’ahurissant (et je pèse mes mots !). Je vous ai dit que les deux types s’étaient mis à courir à travers la lande, n’est-ce pas ? Laissez-moi ajouter, pour votre enseignement, qu’ils ne vont pas loin. Ils n’ont pas parcouru cinquante mètres qu’une déflagration se produit. Il y a un bref embrasement bourré d’étincelles bleues, une explosion. Le corps de celui qui courait en tête se soulève de terre, tournoie, se disloque, éclate, s’éparpille. Il en pleut de partout. Quant à moi je chope une main sur la figure. Pour Béru il s’agit d’un panard. C’est effrayant, un cauchemar à l’état pur !

Le second homme a été renversé par le souffle de l’explosion.

Il se relève, fait quelques pas en boitillant, puis, comme saisi d’une intense panique, se remet à courir en louvoyant. Il ne va pas loin. Quelques dizaines de mètres et une seconde déflagration le réduit en miettes.

Votre petit camarade San-A., dit l’invincible, dit le téméraire, dit j’ai-pas-peur, dit trompe-la-mort, se met à glaglater comme un perdu. Je dois ressembler à un tremble ! Je sucre vachement, mes filles ! J’ai les chailles qui interprètent un solo de castagnettes pour quenottes-le-zout.

Ça me fait froid à l’intérieur, j’avoisine le zéro absolu !

— Ça, alors, bégaie Béru ! Ça, alors, c’est pas croyable !

Il fait un pas en avant.

— Ne bouge plus ! abois-je. Tu ne comprends donc pas que ce terrain est miné ! Voilà pourquoi il était bordé de panneaux indicateurs ! Voilà pourquoi aussi nos poursuivants ne s’y sont pas aventurés !

Il réalise, le Gros ! Et à son tour il a la bouille qui pend comme un drapeau mouillé sur sa hampe. Son râtelier à freins whesting-house ronchonne des présages, ayant soudainement repris une pleine et entière autonomie.

— Mais, il bredouille, mais alors, San-A…

— Oui, fais-je, complétant sa pensée. Nous avons galopé toi et moi dans une plaine truffée de mines. Et nos anges gardiens ont réussi ce miracle de nous faire mettre à chaque foulée nos pieds dans un endroit sain. Bénis soient-ils, ces vaillants pilotes z’ailés. Cependant ne tentons pas Belzébuth. Une supposition qu’ils fassent la pause-café, nos anges gardiens ! Nous serions illico déguisés en confetti.

— Mais que faire ? clame le Dodu.

Je regarde avec effroi l’immensité hostile qui nous environne comme un linceul dont les plis seraient prêts à se refermer sur nous[9]. À chaque mouvement ce peut être la mort ! Nous avons parcouru plusieurs kilomètres dans un univers piégé, courant à deux, de-ci, de-là, sans jamais heurter un détonateur. Nous venons de voir ces deux pauvres bougres parcourir quelques mètres et se désintégrer. J’aimerais me livrer à un calcul de probabilités qui m’indiquerait combien de milliards de fois il faudrait parcourir une même distance sur ce terrain pour renouveler l’exploit de ne pas sauter !

— Hein, dis voir ? insiste Sa Trouillasse d’une voix qui se fluidifie. Qu’est-ce qu’on va devenir ?

À dire vrai, je ne vois pas.

— Faut réfléchir, bonhomme, ne bronche pas d’un poil !

Je me baisse pour ramasser quelques pierres entre mes deux pieds. Je les lance les unes après les autres, loin de moi. Les deux premières tombent sans histoire, mais la troisième fait partir une nouvelle mine.

— Bon Dieu, les vaches, ils ont pas plaint la marchandise, balbutie le Gravos, c’en est truffé.

Je lève vers le ciel des yeux à la fois reconnaissants et implorants. Une frange ocre, au bord de l’horizon, annonce l’aube.

— Attendons qu’il fasse jour, Gros. Ça ne va pas traîner.

Et pour subir plus facilement notre position verticale, nous nous inclinons l’un vers l’autre, et, joue contre joue, les bras enlacés, nous commençons la plus horrible, la plus hallucinante des attentes.

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