CHAPITRE CINQ

Vaille que vaille je finis par m’endormir. Il est des moments dans la vie où, saturée d’émotions et de fatigue, celle-ci perd toute réalité. On se fout du lendemain (et des jours suivants). On se contente de plonger au sein de son épuisement, de sa détresse et de s’y blottir comme Job sur un tas de fumelard.

À travers mon sommeil j’ai conscience du froid qui rôde et des décombres calcinés de notre matériel, mais cela m’indiffère. Tout m’indiffère : le Vieux, la Chine, la Base, et même la mort.

Un rire pâmé me réveille. Des gloussements plutôt qu’un véritable rire. C’est le Béru qui les émet. Il se tortille sur les cailloux comme une anguille dans de la friture.

— Arrête ! pouffe-t-il. Arrête, je peux plus !

Je me soulève. Il fait jour. Un soleil rouge comme sur le drapeau japonais monte de l’horizon pelé. Je découvre alors un petit bélier à tête noire couché à nos pieds. Il lèche d’une langue aussi râpeuse que voluptueuse un pied du Gros. Faut vraiment venir au Tibet pour voir ça, les gars ! Je ne pensais pas que ça soit réalisable un tel exploit. Ils sont d’une forte constitution les moutons chinois, ou alors vicieux à bloc ! Le Gravos continue de se trémousser, de glousser, de se pâmer. Il récupère enfin ses targettes et se rechausse, privant ainsi le bélier de sa friandise.

— Oh ! le fripon, halète-t-il en s’apaisant. Tu parles d’un réveil ! Dans mon rêve je croyais que c’était Berthe qui jouait les mutines.

— Je me demande d’où sort cet animal, réfléchis-je en me levant. De jour, le désert est encore plus angoissant qu’à la lumière de la lune. À perte de vue, ce n’est que roches grises et plaques d’herbe galeuse, sauf au Sud où se dresse, formidable, la chaîne du Tibet.

Le mouton pousse un bêlement nostalgique et hume les souliers du Mastar avec obstination. Puis, comprenant qu’on lui a, pour un temps du moins, dérobé ce nectar, il regarde Bérurier de ses grands yeux verdâtres à la pupille rectangulaire.

— Tu trouves pas qu’il ressemble à Pinaud ? demande l’Affreux. Les yeux surtout ! Et puis il a sa voix !

— J’espère en tout cas qu’il est plus comestible que la vieillasse !

— Pourquoi tu dis ça ?

— Parce que j’adore le mouton et que nous n’avons rien à nous mettre sous la dent en dehors de lui. C’est la Providence qui nous l’envoie ; tu devrais le caresser pendant que je vais chercher de quoi lui faire sa fête !

Je m’approche de la jeep calcinée. Rien n’est plus triste qu’un lendemain d’incendie. Tout est noir, défiguré, perdu, hostile. Le feu a réellement tout ravagé. Il a fait perdre aux objets leur destination. Il les a restitués à l’inemployable matière. Les débris sont encore tièdes. Je les écarte avec le pied et je finis par dénicher un couteau de chasse. Le manche de corne a brûlé, mais la lame est restée à peu près intacte.

— On va le saigner avec ça ! dis-je à mon ami.

Lors, Béru lève jusqu’à moi un regard globuleux, lourd de reproches.

— Qui ça « on » ? fait-il.

J’en reste baba.

— Ben, toi, pardine. La boucherie ne serait-elle plus ton violon d’Ingres ?

Il flatte la barbiche du bélier et secoue la tète.

— Compte pas sur moi pour suriner cette bête, San-A. J’aurais pas le courage après sa gentillesse à mon égard.

— Tu n’as donc pas faim ? m’étonné-je.

— Si, reconnaît gravement le naufragé du désert, j’ai faim. Et je boufferais un carré de mouton à moi tout seul si tu veux le savoir, mais pas le carré d’un mouton aussi gentil.

Il regarde l’animal docile et ajoute en lui tapotant les cornes en connaisseur :

— Il est sympa. Être venu en plein désert pour me lécher les salsifis, avoue que c’est délicat comme attention ! T’en trouverais beaucoup des gens qui feraient ça ?

— Je ne le pense pas, conviens-je avec un maximum de sincérité.

— Tu vois !

Il réfléchit un moment et déclare :

— Il vient d’un endroit où qu’il y en a d’autres, fatalement. Ces animaux vivent en troupeau. Suffit donc de le renvoyer dans ses foyers et de lui filer le train pour qu’il nous conduise jusqu’à ses frangins. Alors là, pour le coup, je dis pas que je m’offrirais pas un petit méchoui…

Il pourlèche laborieusement ses lèvres craquelées.

— Non, je dis pas, ajoute-t-il.

Je mets la main sur l’épaule du Gravos.

— Ce que tu es déconcertant, Bonhomme-la-Lune. Tantôt tu commets la plus monstrueuse des bévues, et tantôt tu raisonnes comme un tambour. En effet, c’est ce digne mouton qui va nous guider vers la bectance.

— Le hic, c’est qu’il veut plus me larguer ! déplore Bérurier, flatté néanmoins par cette passion qu’il inspire.

— Je vais lui savater les noix !

Un coup de pompe bien appliqué fait bêler notre gentil compagnon. Il se tourne vers moi et, brusquement, me charge. Je prends son coup de boule en plein baquet. Je culbute dans la poussière, le souffle coupé.

— Allons, allons Cyprien ! morigène le Gros, laisse mon ami.

Mais il n’y a pas plus teigneux que ce mouton Ti bê bê tin. Le v’là qui remet ça avec vigueur.

C’est la présence d’esprit de Béru qui me sauve la mise. Promptement il pose sa godasse gauche, réoffrant son panard non désodorisé aux facultés olfactives et gustatives du mouton. L’animal oublie sa rancœur pour s’abandonner à des délices que je suis loin de pouvoir lui assurer. Tout rentre dans l’ordre.

— Écoute, décide Béru, après s’être payé une nouvelle séance de rifouille chatouilleuse, il me vient une idée…

— Encore ! m’émerveillé-je.

— Yes, monsieur. Cyprien n’a pas traversé le désert pour venir me grumer les arpions. Donc son cantonnement ne doit pas être éloigné.

— En effet.

— Pour le moment, il est tellement envapé par mes pinceaux que si je mets en marche il me suivra…

— Les yeux fermés, renchéris-je.

— Ce qu’il faut, c’est attendre qu’il ait les crocs. À ce moment-là, il retournera d’où il vient et on n’aura qu’à le suivre, yes ou non ?

— En effet, j’espère toutefois qu’il n’a pas une autonomie de plusieurs jours.

— Tu le prends pour un chameau !

Nous nous asseyons en tailleur. Le soleil prend de l’altitude et se met à nous cogner sur la cocarde. Avec des lambeaux de nos bardes nous nous confectionnons de sommaires couvre-buts et nous attendons.

— Si au moins ce mouton était une brebis on pourrait la traire, regrette le Gros. Mais avec cette paire de cornes en coquille d’escargot c’est même pas la peine de lui explorer le sous-sol !

Le quartz des roches scintille dans la dure lumière. La poussière devient plus blanche, le ciel plus bleu, plus aveuglant.

— Quand tu me racontais que la Chine est le patelin le plus peuplé du monde, j’ai idée que tu me chambrais un peu, murmure Béru en contemplant la désespérante solitude ambiante.

« À part Cyprien et les loups de cette nuit on n’a pas rencontré grand monde, reconnais !

Sa réflexion déclenche mon petit mécanisme intérieur. C’est tout de même bizarre de trouver au même endroit des loups affamés et des moutons perdus, vous ne pensez pas, mes petites chéries, vous qui avez de la jugeote, plein les tiroirs de vos slips ? Y a que dans les fables de La Fontaine qu’on trouve les loups et les agneaux réunis. Ce bélier n’a pas pu parcourir des dizaines de kilomètres dans une région désertique infestée de loups. Or j’ai beau regarder autour de moi, en me grimpant sur les épaules pour y voir plus loin, je n’aperçois que des roches, des roches et encore des roches. Alors ?

Cyprien (puisque ainsi il a été spontanément baptisé par Béru) demeure immobile sur ses quatre pattes (ça n’est pas un mouton à cinq pattes, il est resté simple). Son regard est à la fois morne et sardonique. Il fixe le Gros d’une façon gênante, avec parfois un léger frémissement d’oreilles.

Du temps passe. J’ai chaud. Je suis abasourdi comme l’été sur une plage, à l’heure de la sieste. Je songe à l’incohérence de tout cela. La folle mission, le parachutage mouvementé, les loups, la jeep en flammes et nous deux presque nus avec notre mouton dans le désert de Sin-K’iang ! C’est du pas banal, hein ? Ah ! je sens que je n’ai pas fini de vous étonner. Avec San-A., faut vous attendre à tout, mes trésors. Bien se laisser aller surtout. Si trop cartésiens s’abstenir !

Le mouton se met à bêler sombrement, un grand coup pareil à un rot. Notre immobilisme le déconcerte. Il nous désapprouve à bloc, Cyprien. Il commence par nous prendre pour deux panosses et il se demande s’il va longtemps encore rester en ménage avec le Gros.

Ça lui paraît nettement effarant deux glandochards comme nous. Dans sa petite cervelle de mouton (meunière de préférence) il remue des choses pas gentilles à notre endroit, et même à notre envers. Il rumine des maléfices, le bélier chinois. Il remue la tête aussi, avec l’air de se demander ce qui lui a pris de lier son destin au nôtre. Et puis brusquement, après avoir gratouillé le sol du bout du pied, le v’là qui s’éloigne de nous, la tête basse, le bout de queue en lacet effiloché. Ses cornes roulées lui font un casque de téléphoniste. Il se retourne une fois, tenté par les effluves béruréens, semblant se demander s’il va pas s’offrir une dernière séance de lèche-nougats avant de gerber ; mais non, il est écœuré, Cyprien.

— En route ! décide le Gros.

Je suis perplexe, ce qui, à tout prendre vaut mieux que d’être poitrinaire. En effet, au lieu de se diriger en direction du Tibet, le mouton pique droit sur l’immensité désertique.

Là où il va, ça m’étonnerait qu’on trouve de la végétation avant un bon millier de kilomètres. Et nous, Panurge en diable, v’là qu’on lui file le train, docilement, à cette bestiole. C’est le monde renversé, non ? (Les hommes derrière les moutons.) Image allégorique, les gars ! Le peuple souverain s’avance derrière le bélier, kif kif la nouba des ci-devant tirailleurs marocains.

On devient ovins, le Gros et moi. On adopte la démarche pantelante du mouton, son dodelinement de tête. On trébuche comme sa pomme sur les gadins. On bêle presque.

De temps en temps je me retourne pour mesurer le chemin parcouru. Notre seul repère est constitué par l’épave de la jeep. Ça devient un tas noirâtre qui s’amenuise. La chaleur forme une buée tremblante qui frémit au ras du sol. Le soleil bouffe tout et comble l’univers.

Au bout d’un certain temps la jeep a disparu. On marche en chancelant. On a la bouche en feu, la peau qui nous brûle… Parfois, Cyprien pousse un petit bêlement funèbre. Il ne fait plus bê, mais bheû, et puis bhàaa. Néanmoins, il continue d’aller dans le désert farouche.

— Et si il se foutait le doigt dans l’œil, ce c…-là ? hypothèse Béru.

— Je commence à croire que son sens de l’orientation est en défaut, soupiré-je en m’essuyant le front d’un revers de bras. On est un peu léger de se confier à un mouton.

Béru refoule nos doutes d’un puissant branlement de tronche.

— Je persiste à croire qu’il nous mène au bon endroit, affirme-t-il. Vise-le, il marche comme un qui saurait où qu’il va. Non, crois-moi, San-A., y a des instants où les plus vastes intelligences doivent s’en remettre à l’instinct animal.

— Te compterais-tu parmi les vastes intelligences, Gros ?

Il ne répond pas et marche. Devant nous, comme derrière nous, à perte de vue c’est la solitude, le soleil, le sol lunaire.

J’ai le regret qui me point. J’évoque des images… Saint-Germain-des-Prés, ses terrasses de cafés pleins d’étudiants et de demis de bière sans faux col. Je vois la place de Fürstenberg, là devant moi… Avec ses arbres, ses lampadaires, toute sa fraîcheur et son romantisme. La plus belle place du monde, si peu connue pourtant. Oui, Fürstenberg c’est quelque chose. Ses immeubles gris, ventrus, son silence…

Le bide du Gros fait des glouglous sévères, de plus en plus caverneux. On dirait qu’on joue à la pétanque dans les catacombes.

— Je m’épuise à vue d’œil, murmure-t-il en s’arrêtant. Qu’est-ce que tu dirais d’un coup de Muscadet bien frappé, San-A. ?

— Si c’est ta tournée je suis d’accord.

Cyprien, troublé par notre halte, s’arrête également et nous défrime de son œil sévère. Il dit que nous sommes deux « bê bê » et redémarre.

— Je crois bien que je vais passer à travers l’outre de ma sympathie pour lui, affirme le Gros, fasciné par la croupe de l’ovin plus qu’il ne le serait par celle d’une strip-teaseuse. T’as gardé le couteau, j’espère ?

— Je !

— Bravo. Je lui donne encore une heure de battement à ce bon bélier et ensuite, que veux-tu, j’y fais sa joie de vivre. Ça l’apprendra à nous trimbaler au diable du veau vert !

Il repart et déclare :

— Je me paierais bien une bonne rasade de sang chaud pour me reconstituer les vitamines !

Nous poursuivons notre route pendant une bonne heure. La chaleur est telle que nous devons perdre cent grammes à chaque pas. Le délai accordé au mouton étant expiré, Béru décide que notre guide à quatre pattes va faire de même.

— Cette fois, décide-t-il, on lui a accordé le maximum. Passe-moi le ya.

Je lui tends le couteau. Béru tâte la lame d’un pouce expert, hoche la tête et se met à l’affûter sur une pierre. Il tente de cracher sur la meule improvisée, mais sa salive cotonneuse ne vient pas.

Cyprien a-t-il compris quel sombre attentat se trame ? Probablement ! Toujours est-il que, retrouvant un regain d’énergie, il se met à déguerpir ventre à terre.

On lui fait un brin de courette, en vain !

Béru a beau se déchausser et agiter les radis, lancer des « petit-petit, viens faire la bise au tonton Béru », sur un ton engageant de papa-gâteau, l’animal redouble de vitesse. Au bout de quelques centaines de mètres nous lâchons prise.

— Voilà le déjeuner parti, dis-je lugubrement, si tu m’avais écouté ce matin, au lieu de jouer les amis-des-bêtes, on aurait l’estomac colmaté.

Il ne répond rien et me rend le couteau.

— Si jamais on trouve un bureau de poste, dit-il, je télégraphie ma démission au Vieux et on rentre. J’en ai ma claque de ce patelin.

Je lui chope le bras.

— Regarde !

— Quoi t’est-ce que ?

— Là-bas !

Mon index investigateur désigne un immense nuage blanc sur la droite. Il monte très haut dans le ciel et sur une distance assez longue.

— Un incendie ? demande le Mastar.

— Non, il s’agit d’un nuage de poussière.

— Ça serait pas un mirage, des fois ? Souviens-toi quand on draguait au Moyen Norient[3], on se voyait des zoisis délicats, avec bar climatisé, balancelles de jardin et tout.

— Ta bouche, Bébéru !

Il se tait, étonné. Je m’allonge par terre et je planque mon oreille à même le sol.

— Tu joues les Indiens Commaks ! ricane l’Obèse, Œil de Faux Con sur le sentier de la guerre ! C’est les frelots au visage pâle qui radinent pour se faire faire un calumet ?

— Tu la fermes, oui, crétin.

Je perçois un sourd grondement. La terre est parcourue d’une sorte d’intense frisson qui vient mourir dans mon oreille. C’est ample, c’est violent, ça secoue !

— Je sais pas si je me fais des berlus, mais y semblerait que ça se déplaçasse, annonce Sa Majesté.

Je me lève et regarde.

— En effet, conviens-je, ça se déplace, et même mieux : ça se dirige vers nous !

— Qu’est-ce qu’on fait ?

Je bigle les environs.

— Faudrait se planquer jusqu’à plus ample informé.

— T’en as de savoureuses, gars, puisque justement on cherchait de la société…

— Avant d’affronter cette dernière, il faut voir à qui on a affaire ! Aide-moi, on va aménager un abri avec des roches, histoire de se planquer.

Nous nous mettons au tapin séance tenante et constituons deux petits refuges distants l’un de l’autre d’une dizaine de mètres. Planqués sous ces pierres plates, nous sommes invisibles, j’en fais la démonstration au Gros.

Là-bas, le nuage grandit, le bruit aussi qui devient très vite un énorme bourdonnement.

— Qu’est-ce qu’il peut s’agir ? demande le Gros dans ce langage impropre qui pourtant lui est propre.

J’ai beau écarquiller les châsses, je ne pige pas. On dirait une énorme caravane. Je distingue des volumes jaunes… Un fourmillement monstre. Il faut attendre. La caravane en question se rapproche et, par conséquent, se précise.

— Que d’hommes, que d’hommes ! mac-mahonise Bérurier. C’est un métinge ou quoi ?

— Dans ce coin ça me paraît douteux.

On essaye de mater à fond, à s’en faire jaillir les carreaux. Il y a là des milliers d’hommes vêtus de bleu. Ils grouillent autour d’énormes choses jaunes. Ça zonzonne, ça bourdonne, ça gronde, ça hurle, ça glapit, ça chinoise.

Et ça continue d’avancer.

— J’ai pigé ! clame le Frénétique.

— Dis voir, hasardé-je.

— Ils font une route !

Ça me frappe. Je pense que le Gravos a vu juste. Effectivement, les immenses trucs jaunes sont des machines ultramodernes. S’ils avaient disposé de ce matériel perfectionné au moment où ils bâtissaient leur Grande Muraille, les Chinois, on les aurait jamais plus revus, tellement qu’ils l’auraient édifié haut et large leur mur.

— Tu parles d’une main-d’œuvre, bée Béru-bébé-rose.

La cohorte, le cortège, la caravane, la ce-que-vous-voudrez avance à au moins quatre-vingts à l’heure. C’est bath à observer un turbin pareil. On s’en rend compte tout de suite que le péril jaune en la demeure, c’est pas du bluff, de l’invention journaleuse, mais que ça existe pour de bon.

— C’est pas une route, mais une autoroute qu’ils tracent, précisé-je.

— Du train où que ça marche, ils l’auront vite raccordée au tronçon Normandie-Niemen, prophétise le divin sac à vin devin.

Maintenant, c’est net, on voit distinctement. C’est une autoroute à seize voies qu’ils fabriquent, les rizoto’s men. Et, croyez-moi si ça vous chante, ou sinon allez vous faire éplucher la prostate, mais ils ne se contentent pas de la tracer. ILS LA FONT ! Parfaitement, à quatre-vingts à l’heure, cette voie magistrale fend le désert du Sin-K’iang. Quelle organisation, Ma doué ! Chacun n’a qu’un geste à faire, mais ce geste multiplié par dix ou quinze mille (j’ai pas le temps de compter les jambes et de diviser par deux, faut que j’approximationne) donne le résultat que je vous cause. Les machines haletantes, aux tentacules monstrueuses, fouillent le sol, l’éventrent, le malaxent, le fouettent, le tamisent, l’étaient, le tassent, le déguisent, le boulevardent, le goudronnent, l’haussmannent. Féerique ! On s’accroupit devant ses abris pour regarder sans être vus. Il en trouve assez de salive pour baver, le Béru.

— Tu parles d’un chantier ! murmure-t-il. Faut le voir pour y croire. Quand je raconterai ça aux aminches ils diront que mon cervelet donne de la bande, et pourtant… Oui, pourtant !

Devant, il y a une chenillette avec le drapeau chinois. Elle est suivie de deux autres séparées par une barre en bois de cent deux mètres vingt-six destinée à maintenir un parfait écartement entre les deux véhicules. Ces derniers pratiquent un tracé à la peinture. Le gros des troupes et des engins passe alors. Et c’est le miracle de la technique et du nombre, mes fils ! Au fur et à mesure du déplacement, l’autoroute se dévide, comme on déroulerait un tapis sur le parvis de Notre-Dame. Un mètre avant le passage de la caravane, c’est le désert caillouteux, inégal, mamelonné. Un mètre après, c’est l’autoroute, luisante au soleil comme une pierre noire. Lisse, balisée, divisée par une plate-bande médiane planté de fu-zin[4].

L’autoroute avec ses raies jaunes, continues ou intermittentes. Avec ses zones de parking, ses bordures de ciment, ses postes téléphoniques, ses panneaux de signalisation… Un camion suit le rush des machines créatrices. Il dévide un large ruban aux couleurs chinoises. Alors, fermant la marche, voici une voiture décapotable de marque chinoise (une Peû-jo) dans laquelle se tient un officiel de permanence. Il est debout à l’avant. Nanti de forts ciseaux, il fend le ruban dans le sens de la longueur, car c’est lui qui est chargé d’inaugurer l’autoroute. Vu la promptitude des travaux, au lieu de couper le ruban dans le sens de la largeur, il le coupe dans celui de la longueur. C’est lui qui a la tâche la plus ardue, car il est difficile de partager un ruban par le milieu à quatre-vingts à l’heure. Il a beau avoir de longs ciseaux dûment affûtés, il peine, il sue, il s’escrime, il escrime, il coupe, superbe dans ses bleus de travail officiels, avec sa magnifique casquette de toile. Parfois, sa bagnole prend du retard sur la cohorte. Alors un autre dignitaire du régime, placé derrière l’inaugurateur, tient les deux morceaux de ruban tirés, l’inaugurateur garde ses ciseaux ouverts et le chauffeur champignonne un bon coup, ce qui permet, l’officier ne cisaillant plus, de partager le ruban comme un drapier partage du drap.

Depuis un moment, notre mouton nous a lâchés pour courir vers les autoroutiers. Un berger de quart le saisit et le place dans un camion à claire-voie déjà bourré d’ovins destinés à la consommation des travailleurs. Quelle organisation ! Des camions de riz cru, des camions de riz qui cuit, des camions-citernes emplis de thé, d’autres emplis d’eau, des camions où sont empilés les jeux de loto propres à la relaxation, d’autres encore où l’on a entassé les photos de Mao. À côté de cette caravane, celle de Barnum, c’est du camping de demoiselle !

Sur nous, donc, cette troupe s’avance, qui porte sur son front une mâle assurance (l’Urbaine et le Yang-tseu-kiang). C’est gigantesque, cataclysmique ! Ça gronde, ça fore, c’est fort, ça edgarfaure. Je fais des vœux ardents pour que la caravane nous épargne. Si elle continue son chemin tout droit (et pourquoi se paierait-elle un virage, justes fils du ciel !) nous devons sortir de nos abris, Béru et moi, et nous montrer pour éviter d’être déguisés en autoroute chinoise.

Je risque un dernier coup de saveur avant de me recroqueviller dans mon abri. Nous avons nos chances. Selon mon estimation, les autoroutiers vont passer à quelques mètres de nous.

J’attends, haletant. Formidable, la machine à transformer les cartes Michelin arrive. Je ferme les yeux. Le sol tremble, fume, s’écartèle, se disloque. Tout bouge, tout chancelle, tout vacille, tout oscille. Une bouleversante pelleteuse, haute comme un immeuble de trois étages, plante ses horribles dents d’acier dans la terre. Chaque fois, elle en traite vingt mètres cubes au moins. Ses roues sont aussi grandes que la grande roue de Vienne. L’engin n’est qu’à trois mètres de moi. C’est une falaise de caoutchouc, et de métal qui me surplombe. Tout au faîte du gargantuesque outil, dans une guérite vitrée, un petit bonhomme, au nez chaussé de lunettes noires, pilote le monstre. Ça y est, il est passé. Je risque un œil entre deux pierres et mon sang se glace malgré la chaleur. Si j’ai été épargné, il n’en va pas de même pour Béru. L’abri où il se trouvait a disparu. Une terrible excavation lui a fait place. Je lève les yeux et qu’aperçois-je, entre deux dents de la pelleteuse ? Oui, vous l’avez deviné malgré votre insuffisance mentale : le Gros !

Il gesticule, à vingt mètres du sol. Si le pilote ne le voit pas et ne stoppe pas sa pelleteuse, dans deux secondes il aura disparu, broyé, concassé, aggloméré avec la terre chinoise. Il sera pétri, émietté, goudronné, Béru. Il deviendra un petit bout de route et sa tombe mesurera plusieurs milliers de kilomètres !

Mais fort heureusement le pelleteur l’aperçoit. Il bloque son engin et lance un coup de sirène. Aussitôt le cortège se fige. Chacun s’arrête en plein geste. Un extraordinaire silence retentit. On dirait d’une gigantesque fresque : l’autoroute découvrant Bérurier. Il est le gros point de mire de vingt-quatre à trente mille paires d’yeux (je n’ai toujours pas le temps de compter).

Le chef de chantier, celui qui se trouve dans la bagnole au drapeau ouvrant l’autoroute, saute de son véhicule et s’approche de la pelleteuse.

— Kétu-foû lao grang kong, s’écrie-t-il, soit à l’adresse de Béru, soit en poste restante.

Puis il porte un sifflet en bambou refendu avec moulinet à tambour à ses lèvres et émet quelques sons stridents. Aussitôt, le pelleteur dépellette et abaisse le bras engloutisseur de sa machine. Bérurier saute à terre et s’époussette.

— Un peu plus, fait-il, vous alliez me balayer comme un vieux colombin ! Vous devriez faire attention où c’est que vous autoroutez, les gars ! Soit dit sans vous vexer, y a de la place ailleurs !

Le chef de chantier lance un ordre bref. Aussitôt, quatre soldats habillés en militaires, s’avancent. Car, je vous le répète, la caravane est pourvue de toutes les commodités, puisqu’elle comporte des salles de douche, des chiottes, des ambulances et des forces armées.

En moins de temps qu’il n’en faut à un de mes lecteurs pour mesurer l’étendue de mon esprit, Béru est ligoté comme l’un de ces saucissons qu’il affectionne.

Il vitupère, mais personne n’en a cure. Il est littéralement porté à un camion cellulaire (toujours ce raffinement dans le confort que je vous causais). On l’y jette, on l’y verrouille. Nouveau coup de sifflet ! Le chef de chantier retourne à son véhicule. Et v’là les autoroutiers brothers qui remettent ça. L’immense, le colossal ruban continue de se dérouler. L’inaugurateur, qui a profité de cette brève halte pour se faire masser le poignet, coupe avec une ardeur accrue. Le cortège s’éloigne en grondant, forant, criant, pétaradant, concassant, malaxant, goudronnant, inaugurant. Je demeure seul sous mon tas de pierres.

Sans Béru, sans mouton. Sans espoir.

Tout seul !

Загрузка...