CHAPITRE TROIS

Le D.C.D. de l’armée de l’air américaine vrombit dans la nuit d’Asie.

Je file un regard à Béru. Les mains nouées sur sa bedaine, voûté à cause du parachute qui lui gonfle le dos, il pionce en émettant un bruit nettement supérieur à celui de l’appareil.

Un officier amerlock assis en face de moi m’adresse un clin d’œil.

— On va bientôt arriver, dit-il dans un français approximatif. Il faudrait réveiller votre camarade…

— Dans combien de temps ? interrogé-je.

Il mate sa tocante.

— Dix minutes environ. Le poste de pilotage nous préviendra cinq minutes avant le point de largage.

— Alors, il sera temps de secouer Bérurier.

Je médite un instant, les yeux fixés sur le ciel moutonneux qui s’étale au-dessous de nous. Désormais, selon la volonté ferme du Vieux, nous ne sommes plus Français. Notre Président de la République doit faire un voyage à Pékin dans les jours à venir et, étant donné les bonnes relations nouées entre la France et la Chine, un incident diplomatique est à éviter coûte que coûte. Officiellement, et quoi qu’il arrive, nous sommes deux alpinistes suisses qui se sont égarés dans la chaîne de l’Himalaya. On va nous parachuter près de la frontière du Cachemire avec un matériel de montagne destiné à accréditer notre version. Ensuite, ce sera l’inconnu avec un « I » majuscule. À nous de jouer. Dans cette période indécise du voyage, au cours de ce temps mort qui échappe à mon contrôle, je fais un retour sur moi-même.

Comme chaque fois, c’est à Félicie que je pense. À peine arrivé me voilà reparti. L’autre soir, nous l’avons faite notre virée. L’Olympia, Lipp, et le retour à Saint-Cloud avec un crocheton par les Champs-Élysées, histoire de lui refiler une dernière tournée de lumière à ma vieille. Le cœur n’y était pas. Je pensais à cette mission. Je me disais que, selon toute vraisemblance, elle allait être la dernière.

Aller clamser en Chine, commak, délibérément, contre la volonté même de ses chefs, admettez que c’est un peu insensé sur le pourtour, non ? Faut aimer l’aventure, le risque et Bérurier.

Je cherche à piger ce qui m’a pris dans l’antichambre du Big Boss lorsque j’ai décidé d’accompagner le Gravos au bout de son enfer. Je crois que ce qui m’a provoqué celte décision, c’est d’imaginer le Béru, tout seulâtre, tout paumé sur le gigantesque territoire chinetoque, pareil à Charlot à la fin de ses films quand il s’en va, sur une route vide, de sa démarche de canard. Oui, j’ai réagi à cette image. Je me le suis vu, le Mastar, dans cette immensité redoutable sans andouillettes et sans bistrots, si loin de son univers tiède et paisible…

Un signal lumineux s’allume avec un ronflement d’interphone. Une voix nasillarde lance un truc caverneux. L’officier qui commande l’opération largage me fait signe.

— Il est temps, garçon !

— O.K., dis-je afin de me mettre à l’unisson.

Je secoue le Gravos par l’épaule.

— Hé, bébé rose, j’appelle doucement, c’est ici qu’on prend la correspondance !

Il sursaute, regarde les banquettes, se frotte les carreaux et murmure :

— On est déjà à Chaussée-d’Antin ?

— Yes, mon pote, et pour le Père-Lachaise faut prendre la direction Porte-des-Lotus !

Il renifle la réalité et bâille.

— Mince, fait-il, je rêvais justement que j’allais dîner chez Pinaud.

— Debout ! ordonne le Ricain en se dirigeant vers la lourde de l’appareil.

Béru mate par un hublot. Il n’aperçoit que la nuit immense dans laquelle flottent des nuages éclairés par la lune. Il fait la grimace.

— Va falloir plonger dans cette purée mousseline ? fait-il, très réticent.

— Eh oui ! Gros. Il va falloir.

— Ils pourraient pas nous poser puisque l’endroit où on débarque est un désert.

— Impossible !

— C’est la première fois que je saute en marche d’un avion.

In petto, je souhaite très fort que ça ne soit pas la dernière. La veille, on lui a fait subir une petite séance d’entraînement afin de lui apprendre à se recevoir, mais ça n’a guère été concluant.

— N’oublie pas les conseils du moniteur, Gros, en ce qui concerne la position de descente. Si tu te casses une guitare à l’arrivée, c’est scié.

— Je ferai au mieux, dit-il.

L’officier américain s’assure que les sangles de nos parachutes sont bien bouclées. Puis il fixe la courroie d’ouverture de nos dorsaux au rail scellé au plaftard de l’appareil.

Sa Majesté est un peu pâlichonne, mais fait bonne contenance néanmoins.

Le signal lumineux palpite à nouveau.

— Dans trente secondes ! avertit l’Américain en faisant coulisser la porte. Un grand rectangle de nuit se découpe soudain et l’air se met à miauler sauvagement.

— Tu sautes le premier ! avertis-je.

— Je suis paré, bredouille le courageux.

L’Américain lève un bras. Il a son autre main appuyée sur l’épaule du Gravos.

Go ! crie-t-il soudain en donnant une impulsion à mon compagnon.

Béru est ce qu’il est : gueulard, renaudeur, picoleur, soudard, et tout. Mais la témérité, c’est son lot. Il n’a pas l’ombre d’une hésitation, il se précipite dans le vide. Ce faisant, il pousse une exclamation terrible, si terrible qu’elle domine le hululement de l’air.

— Merde, y a une corde ! dit-il.

Prompt comme l’éclair, il sort un couteau de sa ceinture et tranche la sangle chargée de l’ouverture de son parachute.

— Il est crazy ! s’exclame l’Américain.

Le Béru, plus bas, semble patauger dans les nuages.

Tout cela se déroule dans un laps de temps extrêmement mince. C’est quasi de l’instantanéisme. Je vois le vide absorber le Gros. Cet idiot n’avait pas vu l’Américain fixer la sangle, il a cru à un accident technique et il l’a tranchée. Il ne lui reste plus que son ventral.

Il l’actionne. Mal sans doute, car à peine déballé de son sac, le parachute se met en torche. Béru est foutu.

L’avion décrit un arc de cercle.

— Débouclez-moi l’attache du dorsal ! dis-je à l’officier.

— Mais, fait-il.

— Vite !

Il obéit. Je me défais du parachute. Il ne me reste plus que mon ventral. Je saisis une cantine de fer pleine de matériel et je saute dans le vide avec ce lest, car il faut que je pèse plus lourd que Sa Pomme pour pouvoir le rejoindre. Heureusement que son parachute en torche freine sensiblement sa chute ! Je marche dans l’air. J’essaie de me rapprocher de la forme blanchâtre qui tombe là-bas, sous moi. Je ne pense plus. Tout s’opère dans une quatrième dimension que le cerveau humain n’est pas apte à discerner.

Je ne suis plus qu’un objectif ! J’oublie la mission, l’endroit où nous sommes, l’avion qui continue de bourdonner là-haut (il bourdonne moins que moi, croyez-le). J’oublie le sol qui monte à ma rencontre. Je me veux projectile. Je suis une masse pesante. Un bloc minéral. Je trouve que ça ne va pas suffisamment vite ! Ça traînaille, ça lambine, ça musarde. Un moment, je crois qu’il me sera impossible, malgré la charge de la cantine, de rattraper Béru avant le sol. Il est beaucoup plus bas que moi. Il chute librement, lourdement, en tournoyant un peu, because son pébroque fermé qui lui compose un long panache blanc. Et puis, non, je gagne de l’espace (j’allais dire du terrain, misère !) sur lui. Un coup de périscope sous moi. Le sol, en bas, plus noir que le ciel. Impossible d’évaluer la distance qui me sépare encore de lui. Allons-nous nous écrabouiller Béru et moi avant même d’avoir commencé notre mission ? Vais-je contacter le territoire chinois avec les dents ?

Je continue de vagabonder dans un élément cotonneux. Ça me file sommeil, parole ! Je suis dans la crème Chantilly. Je vous parie ce que vous savez contre ce que vous n’avez pas, mes choutes, que Béru a repris son somme.

Je le vois à faible distance. Un courant d’air vicelard nous écarte. Je vais arriver à sa hauteur. Je rame farouchement pour regagner l’écart. Me voici à la hauteur de son parachute en vrille. Je tends la main. Malédiction ! Il est trop loin. Deux bons mètres nous séparent. Je passe devant le gros. Je vois à la lumière de la lune son visage gonflé. On dirait un fœtus dans son bocal, Béru. Il a retrouvé sa position de départ. Il est résigné, presque inconscient. À peine sait-il ce qui se prépare. La volupté de la dégringolade annihile ses réactions. Il prend son fade dans cette chute superbe et définitive.

Je gueule. Un cri atroce, terrible. Un cri qui est l’agonie du Gros. Ça y est, je l’ai dépassé, plus lourd que lui j’arriverai le premier sur les pâquerettes si je n’y prends garde. Alors, je lâche la lourde cantoche. Je me sens allégé démesurément j’ai presque la sensation de faire un bond en hauteur. Je prends un gnon terrible sur le cassis. Miracle ! C’est un talon du Gravos. De quoi assommer un attelage de bœufs. Attention de pas te laisser aller dans le sirop, San-A. Vos deux vies se jouent au mètre et à la fraction de seconde. Je lance mes deux bras et je saisis les jambes du Gros. Premier point. Maintenant, le plus duraille reste à faire. Tout en le tenant solidement de ma main droite, je m’écarte de lui, je décris un arc de cercle afin de libérer mon ventral et j’actionne l’ouverture de celui-ci. Maintenant de deux choses l’une : ou il s’ouvre ou il ne s’ouvre pas. S’il ne s’ouvre pas, il va y avoir dégustation de terre jaune dans moins que pas longtemps. Mais s’il s’ouvre de deux choses l’une : ou bien il est capable de nous sustenter tous les deux, ou bien il s’avère insuffisant !

J’entends un claquement. Puis je subis une secousse dans les épaules. Je lève des yeux fervents vers le ciel : la blanche corolle d’un parachute me l’intercepte. Celui du Gros n’a pas enrayé l’épanouissement du mien. Bravo, San-Antonio, cela s’appelle la baraka. J’étreins maintenant Sa Bérurerie à deux bras. Nous voilà enlacés farouchement pour le meilleur et pour le pire. Sa trogne me surplombe légèrement.

— T’as pas de crampe, mec ? me demande-t-il.

Je suis frappé par le calme de sa voix.

— Non, ça ira, fais-je. Mais l’atterrissage risque d’être sévère, because le pébroque n’est pas à deux places.

— Quand on sera à un mètre du sol t’auras qu’à me larguer, je finirai le reste à pied, dit-il.

Croyez-moi si vous voulez, mais j’éclate de rire.

— Replie tes flûtes, Béru, on approche du terminus.

Effectivement, l’horizon s’abaisse lentement. Une plaine inerte se précipite sur nous. Je vois des roches, une herbe pelée.

— C’est là que les matelas Simmons devraient nous prêter leur concours, fait Béru. T’es sûr au moins qu’il n’y a pas de ligne à haute tension dans le secteur ?

— Certain.

— Pas de clocher, pas de paratonnerre ? Déjà que j’aime pas les suppositoires…

— Tout ce qu’on risque, c’est un bath rocher, Gros.

Je n’ai pas le temps d’en dire plus. Le sol est là. Je me mets dans la position recommandée par les manuels.

Béru, aussi, qui a senti l’arrivée imminente. Je me prends un coup formide dans les talons. Il me semble que mes cannes me rentrent dans le buste, comme le trépied à coulisse d’un appareil photo. Je tombe à la renverse et le Gros roule sur moi. Nous sommes submergés par la toile des parachutes. Et puis tout devient merveilleusement solide et immobile. Nous nous dépêtrons de la toile et des suspentes. Nous nous retrouvons assis face à face, un peu terreux, un peu contusionnés sans doute, mais en parfait état de marche.

— Eh bien ! dis donc, murmure le Mastar, tu m’as drôlement fait passer mon examen de repêchage ; sans toi, j’allais avoir la silhouette limande !

Il étanche de la manche le sang qui lui pisse des naseaux.

— Ces parachutes, fait-il, on dira ce qu’on voudra, mais c’est pas très au point. T’as vu qu’une de mes ficelles restait accrochée au zinc ? J’eusse pas z’eu mon ya sous la pogne j’allais ressembler à un sauciflard suspendu au plafond !

— Plutôt à une andouille ! fulminé-je, tu le savais donc pas que c’était le système commandant l’ouverture de la toile, hé ! ballot.

Il est penaud.

— Pas la peine de m’houspiller, mec, proteste-t-il. J’ai fait mon service dans les tirailleurs sénégaloches, pas dans les paras !

Je me remets sur mes cannes, je sors une lampe électrique de ma poche et je virgule un signal au zinc qui tournique au-dessus de nous pour l’informer que nous sommes bien arrivés et l’inviter à parachuter le matériel.

— Alors, comme ça, on est en Chine ? s’extasie le Gravos en matant le pourtour et les alentours.

— Yes, on est, fais-je. À deux pas du Cachemire pour plus de précision.

Il hoche la tranche.

— Du Cachemire, fait-il, si je savais, j’enverrais un pull à Berthe…

— Je ne crois pas que ça soit le moment, dis-je sans m’emballer.

Une blanche corolle[1] vient de s’épanouir au-dessus de nous.

On la regarde osciller dans le ciel et descendre majestueusement. Une jeep est suspendue après les ficelles du pébroque, elle tournique lentement et, vue d’en dessous, ses quatre roues semblent toutes bêtes.

— C’est la première fois qu’on me livre une bagnole de cette façon, se marre la Dorure.

— Ça se fait rarement, conviens-je.

— J’espère qu’ils ont pas oublié de joindre la carte grise et la vignette, se tourmente l’inquiet, m’est avis que les poulardins d’ici doivent chinoiser…

— T’inquiète pas, y aura même l’allume-cigare, Gros ; les Amerlocks ont le sens du camping.

On court dans une lande aride, caillouteuse où s’étalent çà et là des plaques d’herbe rêche, afin de se porter sur le point d’atterrissage de la chignole. Elle se pose bien sagement sur ses boudins et disparaît sous le linceul blanc du parachute. Le bruit de l’avion décroît. J’ai alors une brutale notion de notre solitude. Maintenant, c’est râpé, nous voilà coupés de notre univers. Nous appartenons à un monde provisoirement hostile.

— Tu n’as rien perdu, Gros ? Au cours de la descente : tu as tes fafs ?

— Yes, monsieur, fait-il en se palpant.

— Et pas d’objets compromettants susceptibles de trahir ta véritable nationalité ?

— Tu sais bien qu’on nous a cloqué des fringues en provenance de Berne !

— Montre un peu, exigé-je, malgré ses affirmations.

— On passe à la fouille ! C’est charmant, ricane Sa Majesté en levant les bras. J’ai l’impression que je viens de me faire alpaguer dans une rafle à la Goutte-d’Or !

Je fais l’inventaire de ses poches et j’ai la désagréable surprise de mettre la main dans un truc fondant et malodorant. J’extirpe l’objet en question et je découvre qu’il s’agit d’un camembert en pleine pâmoison. Son étiquette indique qu’il arrive de Normandie comme la plupart des camemberts normalement constitués.

— T’es pas louf ! glapis-je.

— Ben quoi, s’insurge le Boulimique, les Suisses clapent du calandos aussi malgré leur gruyère. Seulement eux, ils le bouffent quand il est encore guindé alors que nous autres, on se le paie au moment où qu’il s’abandonne !

Je balance le frometon révélateur, mais Béru s’indigne.

— Espace de vandale ! Un nectar pareil !

Il cavale le ramasser dans la poussière et le déguste séance tenante pendant que je dégage la jeep de sa housse improvisée.

À l’intérieur du véhicule il y a un réservoir de deux cents litres d’essence, une tente et tout un matériel d’alpinisme. De quoi becqueter aussi. Ces différentes denrées sont unanimement suisses.

Je consulte ma boussole. C’est une boussole truquée dont l’aiguille indique l’Est au lieu d’indiquer le Nord. Lorsque inévitablement nous serons arrêtés, elle contribuera à renforcer nos rôles d’alpinistes égarés.

— En route, Gros !

Il a encore la bouche pleine. Il se la torchonne du coude et grimpe à la place passager.

— Ce coup de camembert, fait-il, ça vient de me doper le mental, gars. J’aurais un petit litron de Juliénas à mettre par-dessus, je me sentirais tout à fait Zorro.

Nous partons. La voiture tangote sur les cailloux. À perte de vue ce n’est que caillasse et encore caillasse.

Béru lève les yeux et fait de l’œil à la lune.

— C’est poilant, dit-il, j’ai l’impression qu’on se baguenaude sur la lune et que c’est la terre qu’on voit briller tout là-haut !

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