CHAPITRE SIX

Seul, d’accord.

Mais pas perdu.

Car il vient de se produire, un élément nouveau, et d’importance : désormais je ne suis plus perdu puisque je me trouve au bord d’une autoroute.

Cette voie triomphale, elle n’est pas encore arrivée à destination, certes, néanmoins elle est partie de quelque part et, bien que non terminée, déjà elle conduit à ce quelque part. Vous pigez ? Seulement, dans l’immédiat je n’ai qu’un objectif, ou plutôt j’en ai deux : trouver de quoi boire et m’occuper de Bérurier. Qu’est-ce qu’ils vont lui faire à mon Gros, les tisseurs de routes ? Ils n’ont même pas essayé de savoir qui il était ni d’où il venait. Le boulot avant tout ! Sans doute l’entreprendront-ils au moment du bivouac ? Je gamberge un moment sur la conduite à tenir. Je suis plongé dans l’indécision jusqu’au tirlahuche à pendeloques. Que faire ? Que tenter ? Qu’espérer ? Si au moins on avait boulotté ce fichu mouton, ce matin, j’aurais des forces maintenant. L’animal a dû s’échapper de son camion pendant la halte de la nuit.

Il est parti à l’aventure, a aperçu le foyer d’incendie et s’est dirigé vers nous. C’est lui qui, déçu par notre dénuement, nous a guidés jusqu’au chantier mobile. Il a préféré retrouver ses camarades promis à l’égorgement plutôt que de périr de soif et de faim au milieu du désert… Il a bien fait, dans le fond. Les hommes aussi ont tendance à se grouper pour crever. Ils espèrent ainsi ne pas mourir seuls ! Berlues ! Berlues !

J’en suis là de mes méditations et de mon amertume, lorsque j’entends un ronflement. Un coup d’œil sur ma gauche, c’est-à-dire dans la direction d’où arrive l’autoroute, me fait découvrir un camion blanc. Il est beau comme une laiterie repeinte.

Ses flancs sont vitrés à partir d’une certaine hauteur avec des verres dépolis. De toute évidence, il va rejoindre dare-dare les cantonniers. C’est le premier véhicule à utiliser la nouvelle autoroute. Il fonce.

Je m’interromps un tout petit morceau d’instinct pour vous poser une question, bande de ceci et cela. Avez-vous entendu parler de San-Antonio ? Si oui, vous devez savoir qu’il est l’homme des situations désespérées et des décisions fulgurantes.

Accroupi derrière mon tas de cailloux, j’assure dans ma main la lame de couteau et j’attends. Le camion parvient à ma hauteur. J’attends que l’avant m’ait dépassé, et puis je joue mon va-tout ! Flluittt ! V’lan ! Pecchhht !

Projeté avec une maestria tellement incomparable qu’il est rigoureusement inutile de se ramollir la matière grise pour essayer de trouver un point de comparaison, la lame va se piquer dans le boudin de la roue arrière droite. Ça fait « Pecchhht ! », puis « Baôum ! ». Le pneu éclate et se met à faire la grimace. On dirait la bouche d’un directeur-président général qui vient de poser son dentier dans un verre d’eau. Le camion tortille un peu du prose, puis s’arrête.

Le conducteur ouvre sa portière et saute de la cabine. Il constate le désastre, trouve le couteau et, d’instinct, regarde autour de lui. Mais le San-A. bien aimé est déjà à plat bide dans la poussière derrière ses cailloux. La double porte arrière du véhicule s’ouvre et un type vêtu de blanc passe la tête à l’extérieur. Je pige alors que le camion est une infirmerie ambulante. Le docteur demande des explications au chauffeur. Ce dernier explique, en ponctuant de gestes vifs, qu’il a éclaté à la suite de la mauvaise rencontre que son pneu vient de faire. Il désigne l’horizon où s’élève le blanc nuage des autoroutiers et, en chinois et en gesticulant, fustige la négligence du cantonnier qui a perdu ce couteau au beau milieu de l’autoroute qu’il vient de faire.

— Cé pas tou ça fô kon chang la rou ! crie-t-il au camarade médecin.

Je ne comprends pas le chinois, mais j’ai l’impression (la situation aidant) qu’il manifeste l’intention de remplacer le pneu crevé par un autre en bon état. Il retourne à l’avant du camion, déverrouille un trappon placé sous la porte de sa cabine et essaie de dégager sa roue de secours. C’est duraille. Il s’évertue. Puis, impatienté, il hèle le toubib. Sans rechigner, l’homme en blanc (il s’appelle Sou Bî Ran) se porte à la hauteur de son camarade chauffeur.

Quand on connaît San-Antonio, le seul, le vrai, l’unique, on devine sa réaction en pareil cas. Rappelez-vous que c’est un drôle de téméraire, ce gars-là. Un type dans le genre de machin, mais en moins grand et en plus marrant. Je rampe jusqu’à l’autoroute. Les deux hommes, fort occupés à dégager la roue de secours, ne s’aperçoivent de rien. Parvenu à l’arrière du camion, je me redresse et me jette à l’intérieur en priant Dieu et son brain trust pour qu’il n’y ait pas de personnel hospitalier dans les parages.

Nobody, comme disent les Américains, lorsqu’ils parlent un peu l’anglais. Il s’agit bel et bien d’une infirmerie. Il y a là une table d’auscultation, un appareil de radio, et puis des casiers, des tiroirs, des bacs, bref tout le matériel qu’on peut souhaiter dans ce genre d’endroit.

Je ne perds pas un poil de seconde et je vais m’embusquer derrière le paravent sur mesure que constitue l’écran de la radiographie. Maintenant, il convient d’attendre sans bruit la suite des événements. Je me sens mieux, car le fourgon est climatisé. Cette fraîcheur apaise un peu ma soif dévorante. Je louche sur des tas de flacons en espérant que le contenu de certains d’entre eux au moins sera comestible. J’entends les deux gars qui placent le cric en bavassant.

Je m’empare d’un flacon à long goulot ayant un peu la forme d’une batte de base-ball. C’est contondant et facile à mouliner. Bon, j’suis paré. Au bout d’un moment, la roue est changée ; le médecin radine et referme sa porte. Il s’assied devant la table d’auscultation sur laquelle est posé un journal satirique chinois (« Le Canard laqué enchaîné ») et se met à lire. C’est un type assez grand, le toubib, avec une casquette en toile blanche. Il porte des lunettes à verres teintés. J’attends que nous soyons repartis pour être sûr que le chauffeur n’interviendra pas. À ce moment-là, je sors de ma cachette et je m’avance vers le médecin. Il devine ma présence et se retourne. Je n’attends pas. Vlan ! Il prend le flacon sur la coquille. Sa casquette blanche valdingue d’un côté et lui de l’autre. Vous parlez d’un soporifique ! Je me demande si dans les urgences il réussit des anesthésies aussi impeccables ? Sans perdre de temps, je lui file une serviette éponge sur le museau en guise de bâillon, puis je l’attache serré avec des sangles trouvées sur place.

Ouf ! la situation s’améliore un tantinet à ce qu’on dirait. Cela dit je boirais bien un petit coup de remontant. Hélas ! les étiquettes des bouteilles sont rédigées en chinetoque et je dois me montrer circonspect. Enfin, je déniche une bouteille d’alcool. L’odeur, c’est une forme d’esperanto. Deux grandes lampées et me voilà redevenu plus superman que jamais. Je me paie même le luxe d’être euphorique. Par quel bout vais-je choper mon problème maintenant ? Ça reste encore à définir. Je traîne le brave docteur derrière l’appareil radio, mais je ne prends pas le temps de le radioscoper pour voir s’il a des charançons dans les éponges. Je fais du San-Antonio des grands jours, les gars. L’action, c’est l’homme plus encore que le style. Dans une armoire de fer, je trouve un pantalon blanc et une blouse à ma taille. Je me file de la teinture d’iode sur la frime et les pognes, ensuite de quoi je ramasse la gâpette de ma victime ainsi que ses lunettes. Je vous mentirais en affirmant que je suis devenu le sosie de Chou En-Lai, pourtant en courant vite dans un couloir du métro aux heures d’affluence, l’illusion serait possible. Bien sûr, tout cela est insensé. Bien sûr, ça ne me mène à rien, mais ce qui compte dans l’existence, c’est d’agir.

La terre elle-même est en mouvement ; celui qui s’arrête se minéralise. Combien de fois déjà, au cours de ma prestigieuse carrière, ai-je agi avec le sentiment que cela était inutile, dérisoire, ridicule, et combien de fois l’événement m’a-t-il donné raison ? Des dizaines, des centaines ? Je ne sais plus. Dans ces cas-là, je n’ai pas assez de recul pour juger mes actes. Je suis pris dans un mouvement, je baigne dans un état second !

Je sens que le camion ralentit. Le grondement du chantier me parvient, s’amplifie… On adopte un train régulier, à vitesse réduite. J’entrouvre la lourde et je constate que nous avons recollé au peloton (d’autoroute). Nous voici dans le cortège, mes poulettes. On avance en même temps que les travaux. Ça me réconforte de savoir le Béru tout proche. On a beau dire, mais la distance contribue à l’éloignement, comme disait le grand philosophe chinois Lâ Pâ Lis.

Ils doivent bien faire des haltes, ces autoroutiers, sacrebleu ! À moins qu’ils ne travaillent par équipe. Sous toutes les latitudes, la bouffe, c’est sacré, non ? L’heure du combustible, qu’on soye en Gaule, en Chine ou chez Plumeau, elle régit le temps. Qu’on briffe du caviar, du foie gras ou du riz à l’eau, la pause bouftance est inévitable. Il réclame, Prosper. Faut le calorifuger au moins deux fois par jour, sinon la boyasse fait des nœuds.

Effectivement, au bout d’un certain temps, la sirène retentit par trois fois et nous stoppons. Vite je m’installe à la table de travail et je me mets à manipuler des éprouvettes et des flacons avec un petit air joliotcuresque qui m’impressionne moi-même.

La porte du camion s’entrouvre, mais je ne me retourne pas.

— Kang tsé ktu vieng bou fé ? demande le chauffeur.

Naturellement, le sens de sa question m’échappe, j’élude en adressant par-dessus mon épaule un geste impatienté. L’autre n’insiste pas et s’éloigne.

Je m’offre une nouvelle gorgée d’alcool. Le grand moment est arrivé. Je suis à pied d’œuvre. Au sein de la cohorte. Autour de moi, partout, ça grouille, ça rigole, ça s’interpelle. Je m’approche de la porte. Les voitures sont stationnées sur les parkings qu’elles viennent d’aménager.

Les ouvriers commencent à faire la queue devant les popotes roulantes pour toucher leur cuillerée à café de riz cuit. Ils chahutent, ils causent de la mousson et du beau temps. Ils ont fabriqué trois cents kilomètres d’autoroute dans la matinée et ils sont bien contents d’eux.

J’ai un tressaillement. Deux soldats passent, encadrant Béru dont ils ont désentravé les jambes. Du coup, je sors de mon laboratoire roulant et je leur file le train. C’est hardi, mais personne ne me prête attention. On conduit le Gros jusqu’à un bureau-ministre dressé en plein air, derrière lequel se tient un personnage compassé, dont les yeux bridés ressemblent à deux cicatrices. On fait asseoir Béru en face de lui. L’homme lui adresse la parole. En chinetoque, naturellement. Le Gravos répond en français.

Embusqué entre deux camions, je peux suivre les explications bérurières.

— Je suis Suisse, mon bon M’sieur. Alpiniste de mon état, c’est moi que j’ai gravi le premier la face Nord du grand rocher de Fontainebleau. Je faisais partie d’une expédition qui s’est paumée. Mes camarades sont morts de froid biscotte ils avaient oublié leur Rasurel, moi j’ai survivu parce que ma maman m’a fait prendre de l’huile de foie de morue tous les matins…

L’autre frappe du poing. Il ne pige pas. Alors Bérurier se dresse à demi.

— Vous permettez que je vous fasse un dessin, dit-il en s’emparant d’un pinceau et en le trempant dans l’encre de Chine.

Le voilà qui trace des signes sur un rouleau de parchemin.

Il assortit son graphique d’un commentaire inutile pour son interlocuteur, mais qui l’aide à schématiser.

— La Suisse ! dit-il… Avec une jolie croix… La montagne… Vous matez, mon pote ? C’est montagnard comme dessin, hein ? V’là même le soleil par-dessus pour faire plus gai… Et puis, mes camarades…

L’officier de police se dresse, regarde le dessin et gifle Bérurier à toute volée. Il arrache la feuille de papier, la roule pour en faire une boulette et, tordant le nez du Gros pour le forcer d’ouvrir la bouche, il lui enfonce le papier dans le clapoir. Après quoi, il donne des ordres à ses sbires. Les soldats ramassent mon pauvre pote et le rembarquent dans son wagon cellulaire. Cric crac, ils filent un tour de clé au fourgon et vont à la cantine rejoindre les copains.

Pour le coup, votre San-Antonio se dit qu’il ne faut plus attendre. C’est tout de suite ou jamais qu’il va risquer le pacson.

Après l’incendie partiel de mes fringues, il ne m’est resté en poche qu’une seule chose : mon petit sésame. C’est plein de mecs autour de moi. Des zigs en bleu avec leur gamelle. Ils ne s’intéressent pas à mes faits et gestes. Très décontracté, j’enfonce la pointe du sésame in the hole of the serrure et je tournicote. C’est la première fois qu’il s’en prend à une serrure chinoise, ce chérubin, j’espère qu’il saura la séduire. Il y a un peu de réticence au début, mais le pêne ne se donne plus la peine de résister.

J’ouvre et j’entre. Il y a deux mecs à l’intérieur : Béru et un Chinois. Le Gros est enchaîné à la cloison de même que son compagnon. Une énorme boucle de fer leur enserre le cou. Le Mastar est tout congestionné, le pauvre trésor. Sur l’instant, il ne me reconnaît pas, mais tandis que je m’approche de lui, son regard se pose sur ma main tenant le sésame et c’est ce délicat objet qui lui permet de m’identifier.

— San-A. ! souffle-t-il, malgré la poire d’angoisse qui lui obstrue la bouche. Ça, alors, t’as pas traîné ; j’eusse cru que tu attendisses la nuit pour tenter la délivrade.

J’examine la fermeture du collier de fer. Là encore le sésame triomphe.

Au moment où la chaîne tombe contre la paroi du fourgon, le Gravos balbutie :

— Manque de bol, rev’là ces deux bédouins !

Effectivement, on me virgule une question en chinois. Au lieu de me retourner, je fais signe d’approcher. Si pendant cinq secondes encore les deux soldats veulent bien admettre que je suis le docteur, rien n’est perdu.

Ils s’approchent. Je me retourne. Faut faire vite. Heureusement ils apportaient la bouffe aux prisonniers et ils tiennent chacun une assiettée d’eau sale. D’un même geste des deux mains je leur projette le contenu des récipients dans le portrait.

Et tandis qu’ils s’ébrouent, je les fulgure, le premier d’un coup de savate dans la bonbonnière, le second d’un crochet à la pointe du menton. Ils s’écroulent.

Un coup de saton dans la nuque de chacun d’eux et c’est le silence, la tranquillité et le repos. Je m’empresse de refermer la porte du fourgon. Rapidement, je défais les liens de mon ami.

— On va essayer de déguerpir, dis-je. Ça ne va pas être commode.

— Délivre aussi ce petit mec, me fait la bonne âme bérurienne en me désignant son compagnon, il est sympa comme tout.

J’hésite. Mais une idée me vient. La générosité de Béru peut nous sauver. Vite, je désenchaîne le second prisonnier et je lui désigne l’un des soldats qui gît sur le plancher.

— Enfilez son uniforme, lui dis-je en anglais.

— Te fatigue pas à déballer ton capital Berlitz, ricane Béru, il cause français comme toi et moi !

— Pas possible, bée-je.

— J’ai été pendant dix ans pédicure à la Muette, me révèle le prisonnier.

Je passe outre ma stupeur.

— Fringuez-vous en soldat, mon pote. On va essayer de jouer la Fille de l’air, version chinoise avec sous-titres français !

Il est habile, ce petit jaune. En moins de deux il a revêtu le déguisement prescrit. Il boucle le ceinturon et demande :

— Et maintenant ?

— Vous allez conduire mon ami jusqu’au camion blanc stationné non loin d’ici. Si on vous adresse la parole en cours de route, répondez qu’il est malade et que vous le menez à l’infirmerie, pigé ?

— Pigé !

— Alors en route !

Et, courageusement, je sors le premier !

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