Une vingtaine d’échelons nous conduisent dans une sorte de cabine cylindrique aux parois garnies de caoutchouc-mousse (pour que ça fasse plus champêtre). Deux boutons s’y trouvent en saillie (comme on dit dans les haras). Il y en a un rouge et un vert. J’appuie sur le rouge. Il se produit un petit frisson électrique mais rien n’arrive. Alors je me paie le vert. Du coup, là-haut, la trappe enrizée se rabat, une rampe lumineuse s’éclaire dans la cabine et celle-ci s’enfonce dans les profondeurs de la terre. Du Jules Verne, les gars !
La plongée est rapide. Derrière son hublot, le Béru badigeonné de jaune par les soins attentifs de Ko Man Kèlé m’adresse une grimace, cependant que sa main droite s’élève à la hauteur de mes yeux. Il oppose le pouce de sa dextre à ses quatre autres doigts groupés pour exprimer la trouille. Je dois dire que ma témérité insensée donne le vertige. Délibérément voilà que nous pénétrons dans cette fichue base, sans une pensée pour les dangers qui nous attendent en bas.
Je parviens à lever légèrement la tète. Ce que je vois me fait frémir. L’escalier et son couvercle se trouvent à plus de cent mètres au-dessus de nous et nous nous enfonçons toujours, à une allure incroyable. Si nous n’étions pas alourdis par nos scaphandres nous nous envolerions sûrement.
La plongée vertigineuse se poursuit pendant un temps qui me semble infini. On a rejoint l’éternité. À ce train-là nous allons arriver au noyau terrestre, c’est pas possible.
Ou alors, c’est le camarade Méphisto qui va nous accueillir. Enfin cela cesse. La cabine stoppe presque instantanément, mais sans secousse. Elle s’ouvre en deux, comme une cabine téléphonique cylindrique lorsqu’on fait coulisser la porte. Nous sortons et le spectacle le plus impensable se présente à nous. Tout ce qui a précédé n’est rien ! Broutilles, billevesées, gadgets ! Nous touchons au démesuré, à l’impossible (auquel pourtant nul n’est tenu), à la fantasmagorie, au surnaturel ! C’est à crier ! À pleurer ! À béer ! À prendre ou à laisser ! Nous venons, écoutez bien gentes dames et doux seigneurs, de DESCENDRE sur la lune ! Non, je ne suis pas fou ! Je ne suis pas drogué ! Je ne rêve pas ! Mais la réalité (qui dépasse l’affliction) est indiscutable. Ou alors Béru et moi ne sommes nous-mêmes qu’une double illusion, un projet de San-A. et de Béru non abouti !
Un leurre (à propos quel leurre est-il, j’ai oublié ma montre ?).
Nous mettons le pied quelque part dans la mer des Salacités, ou dans celle des Rapatriés, ne sais. Un sol mort, tout en cratères, s’étend sous nos pieds. Et, tout là-haut, inaccessible et toujours familière, la planète terre tournoie dans un ciel de velours noir, avec son continent américain, pareil à deux côtelettes superposées, avec son Afrique surmontée de son Europe. Son Asie, son Onasis, ses Oasis, ses sots assis ; avec la France, avec Paris et toutes les villes, et toutes les sous-préfectures : Mantes, La Tour du Pin, Louhans (en voiture, s’il vous plaît !), et tous les cafés où l’on boit si frais, les restaurants où l’on mange si chaud, les petits hôtels où l’on fait l’amour si bruyamment, sans crainte des voisins grincheux, avant de rentrer chez soi pour regarder le foteballe à la télé. Toute la terre, mignonne dans le fond, possédant une bouille d’amie sous toutes les coutures ! La bonne terre pleine de vivants par-dessus et de braves morts par-dedans.
Une sirène retentit, dont la voix caverneuse nous parvient, malgré le scaphandre. Nous avançons un peu, mais comme des fantômes ou comme des mannequins de plume car nous nous sentons infiniment légers tout à coup. Un bond et on s’élève de deux mètres. Le gars Béru rigole comme Lagardère derrière son hublot. On fait joujou ! Mais voici que nous tombons en arrêt devant une longue table de fer derrière laquelle sont assis trois autres cosmonautes. Ils semblent attendre. En nous apercevant, ils nous font signe de stopper et nous nous hâtons d’obéir. Quatre autres gars loqués comme nous radinent avec des bâtons. Tout de suite je crois que c’est quelque arme secrète, mais non, à deuxième vue il s’agit bel et bien d’honnêtes bâtons. Les quatre arrivants, de leur démarche supra-(ô combien) terrestre arrivent sur nous, bâtons levés. Tout de suite je pige leur intention : ils veulent briser la vitre de notre scaphandre pour que nous périssions asphyxiés. Car nous sommes dans une formidable coupole souterraine où ont été recréés l’atmosphère et le sol luniens. Béru, le premier toujours lorsqu’il s’agit de la castagne, fait front aux arrivants. Le duel le plus insolite jamais réalisé commence alors. À l’intérieur de nos scaphandres nous n’avons pas une grande liberté de mouvement, par contre la densité de l’atmosphère décuple la portée tandis que les deux autres me sélectionnent, moi. Et tout cela se déroule sous les regards fixes des trois mecs composant l’aréopage. Un grand attaquant me charge comme à la lance. Vous parlez d’un tournoi, messires ! D’ici que je morfle un manche à balai dans le lampion, comme Henri II, y a pas loin. Je me permets une esquive rotative qui lui oppose ma nuque et j’ai droit à un coup de goumi féroce. Ça me permet d’apercevoir des étoiles tout autour de la terre. Mais je récupère vite et je me mets à tourniquer comme une toupie. Ça me propulse entre les bras du grand qui n’a pas eu la présence d’esprit de prendre du recul. Je lui arrache son bâton et je le trouve étrangement lourd. Doit y avoir une tringle d’acier ou du plomb dans le milieu. D’un coup de dargif Charpiniesque je le fais reculer quand voilà le deuxième qui s’apprête à me casser le vasistas. Je n’ai que le temps de cloquer mon gourdin en travers, à la japonaise.
Nos trinques se heurtent. Vlan. Je réussis un croque-en-quille à l’archer number two et il se met à l’équerre, battant des deux bras pour récupérer son équilibre compromis.
Je lève le bâton arraché au précédent, et pof ! Je l’assène sur la lucarne du zig. Son hublot éclate et il choit, foudroyé. Au premier de ces messiers, maintenant ! Je me retourne mais je n’ai pas à m’occuper de lui car il est à terre, avec le pied de Béru sur le hublot du scaphandre, de Béru qui s’est déjà nettoyé ses deux antagonistes, de Béru, triomphant et altier comme le gladiateur vainqueur !
Lors, les trois hommes de l’aréopage se lèvent et viennent à nous. Quelle est cette comédie burlesque ? Les voici qui nous mettent la main sur l’épaule et qui hochent tant bien que mal la tête comme pour nous complimenter. Celui du milieu nous entraîne le long d’une série de cratères qui font penser à une photographie démesurément agrandie d’Eddie Constantine.
La sente sinueuse que nous suivons laborieusement s’arrête devant une porte fermée à l’aide d’un grand volant d’acier. L’un des compagnons du chef actionne le volant. Nous pénétrons dans un sas circulaire. La porte est refermée, une autre est déverrouillée, de l’autre côté du sas ! Cette fois-ci, nous pénétrons dans une grande salle où l’atmosphère est redevenue normale. Des gars sans scaphandre, mais en cottes bleues s’y affairent silencieusement. Une musique douce savamment diffusée par des baffles invisibles, donne au local une ambiance légèrement surnaturelle. On nous ôte nos scaphandres avec précautions, on nous fait étendre sur des lits de repos, dans un box fermé par des rideaux.
L’ahurissement du Gros fait mal à voir. Il paraît avoir des végétations. Ses yeux lui tombent sur les joues comme à une poupée de cire trop longtemps exposée au soleil.
— Tu as une idée de ce qui vient de se passer, me demande-t-il.
— Approximative, Gros. Nous nous trouvons donc dans une base souterraine absolument phénoménale où l’on a recréé les conditions de vie sur la Lune. Les futurs cosmonautes y subissent un entraînement impitoyable. On leur enseigne à lutter pour leur vie. Nous avons été pris, à la faveur de nos combinaisons pour des gars de la base, et…
Je la boucle car des zigs radinent avec des instruments barbares. On reste allongés, chiquant les athlètes triomphants. Les messieurs en question nous palpent, nous températurent, nous chronomètrent, nous vérifient, nous vaselinent, nous talquent, nous choient, nous massent, nous stéthoscopent, nous abreuvent, nous électrifient… Tout cela en silence. Le mutisme semble être de rigueur dans cet univers, pire qu’à la Trappe.
À la fin de nouveaux types aux faces jaunes amènent deux combinaisons plus importantes que les précédentes, avec des tuyaux branchés partout : dans le masque, dans la poitrine, le dos, le prose et la braguette. Ils nous les passent avec des gestes automatiques, prévus, répétés. Des gestes étudiés qu’ils pourraient accomplir les yeux fermés au millième de seconde près. Le Mahousse me virgule un regard de détresse. Toute sa bouille cireuse crie S.O.S. en béruréen. Il en a plein le dos (et moi donc !) de cet attirail barbare. Il voudrait retrouver ses vieux maillots de corps à trous, ses caleçons à fleurs et ses bardes fleurant bon la pomme de terre frite. Ça commence à lui galoper sur la prostate les chinoiseries chinoises. Mais nous devons nous soumettre. Depuis trois jours notre vie ne tient qu’à un fil de plus en plus ténu.
Nous nous poursuivons grâce à une incroyable (d’ailleurs qui vous demande d’y croire) succession de miracles improvisés à chaque seconde.
Je remarque que, non seulement, les gars ne nous parlent pas, mais qu’en outre ils ne se parlent pas entre eux. La musique ambiante fait partie de l’univers particulier où tout ce monde vit. Ces gens n’appartiennent plus à la surface de la terre. Pareils à des termites, ils préparent en son sein l’assaut du ciel.
Lorsque nous sommes bien harnachés, ils nous entraînent à leur suite dans ce labyrinthe secret, un peu comme une équipe de soigneurs escortent deux boxeurs jusqu’au ring. On passe des portes blindées, des pas blindées, des à volant, des à loquet, des à verrou, des à glissière, des à deux battants, des en bois, des en fer, des basses, des hautes, des dérobées ! Enfin on nous stoppe devant un énorme tube percé d’une ultime porte. À l’intérieur du tube se trouvent deux sièges bizarres et une foultitude d’appareils. Cette fois je glaglate sérieusement. On va passer à l’entraînement technique et ils vont découvrir que nous n’y connaissons que tchi[21] à leurs bidules, que nous sommes deux hideux imposteurs, deux fumistes, deux analphabètes cosmiques et caustiques, deux rigolos, deux va-de-la-gueule, deux plaisantins, deux paumés. Derrière sa tabatière, le Gros roule des agates de plus en plus désespérées. Il a envie de crier pouce (ou plutôt pousse-pousse puisqu’on est en Chine). Mais, imperturbables, des Chinois-verts nous bloquent dans des sangles, nous connectent, nous branchent, nous tuyautent, nous enferment et nous abandonnent. J’ai un bruit dans les oreilles. Un bruit de beignets dans la friture bouillante. Je comprends qu’il s’agit de la respiration du Gravos. Nous sommes en liaison par un des tubes acoustiques.
— Ohé, mec ! appelé-je.
Je le vois sourciller en deçà de son bitos vitré.
— C’est toi que tu me causes ? demande-t-il.
— Yes, mon pote.
— Ça se gâte, hein ? fait-il.
— Un peu, mon neveu.
— Qu’est-ce qu’ils nous maquillent ?
— Exercice de pilotage, Béru. On l’a in the Laba car je ne suis pas foutu de savoir à quoi correspondent un seul de ces boutons, une seule de ces manettes !
Un sifflement métallique m’interrompt. Puis une voix nasillarde remplace celle de Béru. Elle scande des mots d’une syllabe au rythme des secondes et je pige qu’on joue à la phase de décollage habituelle, au compte à rebours. Effectivement, la dernière syllabe a été jetée avec plus de force.
Le tube dans lequel nous sommes bouclés reste immobile. Et puis il est parcouru d’un profond frémissement et j’ai l’impression qu’il retrouve aussitôt son immobilité. Mais soudain tout chavire, tout chancelle et me voici plongé dans le plus atroce cauchemar de tous les temps, car nous sommes tout à coup au sein d’une radieuse lumière. Cette lumière est celle du jour !
Nous nous trouvons en plein ciel !