Je sais que vous avez des réflexes plutôt lents (c’est-à-dire en somme que vous n’en avez pas) aussi me demandé-je si vous avez bien réalisé ce que je vous cause ?
En plein ciel, les gars !
Alors que deux secondes plus tôt nous croupissions au cœur de la terre. Ça veut dire que l’exercice supposé n’en est pas un et qu’on vient bel et bien de nous filer dans un suppositoire cosmique. Nous piquons dans un ciel immense, fabuleusement bleu.
Coup d’œil sur mon voisin : il est d’un vert artichaut extraordinaire, Béru. Il a des cernes presque noirs sous les gobilles, et la frousse paraît l’avoir vieilli de cent dix ans !
Je mate par la vitre de la cabine et j’aperçois, très au-dessous de nous, les rizières du Poû Lo Pô qui se recroquevillent. Une immense ouverture (qui d’ici paraît minuscule) est pratiquée dans les champs de riz ; cette ouverture se referme car il s’agit d’une rizière à glissière (les plus rares).
Nous sommes en liaison-radio avec les gars de la base et un organe chinetoque me virgule des conseils que je ne pige bien entendu pas.
— Je veux pas ! hurle brusquement Bérurier, au comble de l’effroi.
Du coup, le technicien chinois la ferme, mais on sent passer une volée de points d’exclamations, entrelardés de points d’interrogations dans le silence hertzien qui succède à son bla-bla.
Le Gravos se trémousse dans son fauteuil-baquet.
— Je veux pas aller dans la lune ! glapit-il, c’est classe les conneries, cette fois je démissionne et je rentre à la maison !
Il commence à dégrafer ses sangles.
— Allez, San-A. ! crie-t-il, ouvre la lourde que je saute !
— T’es pas louf, Gros ! réagis-je d’une voix chevrotante.
— Je m’en fous de me déguiser en emplâtre pourvu que ça soye sur notre terre à nous. Je refuse que mes claouis devinssent satellites artificiels et qu’elles tournassent jusqu’à plus soif autour d’une planète que je veux même pas savoir laquelle est-ce !
Sa panique est compréhensible. Qui donc, dans une circonstance de ce genre parviendrait à garder son self-control, en dehors de San-Antonio, hmm ? Elle m’aide à retrouver mon calme !
— Ta gueule, Gros ! hurlé-je.
Je me racle la gorge.
— Allô ! Allô ! lancé-je, il y a erreur, nous ne sommes pas des cosmonautes chinois ! M’entendez-vous ?
Béru qui perçoit mon appel enchaîne en claquant des chailles.
— Non, on est des touristes qui se sont égarés dans cette bon dieu de fusée. Faites-nous redescendre, m’sieurs-dames ! Vous nous fusillerez à l’arrivée si vous voudrez, mais nous laissez pas vadrouiller dans la Lune, c’est pas le genre de la maison !
Je distingue des grésillements dans l’appareil. Puis la voix du technicien glapit des choses. Malgré leur flegme asiatique, ils sont un peu babas, les Chinetoques. Ils vont en attraper la jaunisse !
Je vois la terre, en bas. Un en-bas qui va devenir un en-haut à partir d’une certaine distance. Je distingue presque toute la Chine, je vois l’Himalaya comme je vous vois, avec son Everest couronné de nuages.
— Allô ! Allô ! reprends-je, avez-vous entendu ? Nous ne sommes pas cosmonautes. Si vous avez la possibilité de nous ramener au sol, faites-le !
Rien ! Le silence. Nous continuons de foncer vers le zénith. Béru s’est repris. Il devient fataliste et bigle lui aussi la terre qui s’éloigne. C’est l’Asie tout entière que nous découvrons. Le ciel devient d’un bleu de plus en plus noir tandis que notre brave planète scintille comme un globe de bureau éclairé de l’intérieur.
— C’est bath, tout de même, fait Béru. Tu crois qu’on va voir la France ?
— D’ici très peu de temps, Gros !
— Grosse comme sur mes Atlas, s’attendrit le Mastar. Ah ! ça va me faire du bien de la regarder une dernière fois !
On continue de s’élever dans une trajectoire superbe et fulgurante.
— Ça y est ! m’exclamé-je, on aperçoit l’Europe !
— Ou ce que ? glapit le Gravos.
— Sur la gauche. Tu reconnais pas l’Italoche, comme une jambe de poupée ?
— Ah ! les chers Ritals, soupire Béru. En train de bouffer leurs spaghetti au parmesan !
— Tu reconnais les Alpes ?
— C’est beau ! Oh ! que c’est beau ! Toutes roses elles sont, San-A. ! J’eusse pas cru qu’elles étassent aussi roses, vu de Moutiers. Si t’aperçois Courchevel, fais-moi signe…
— La France ! clamé-je.
On se tait. Le bon hexagone nous semble minuscule et sa petitesse nous émeut.
— Mince, dit Béru, vue d’ici, la Bretagne, on dirait le nez du Général.
— Allô ! Allô !
Nous sursautons. Ça vient d’éclater dans nos appareils acoustiques comme les trompettes de la renommée.
— Allô ! Allô ! M’entendez-vous ! dit une voix dans un Français bourré d’accent.
Le premier, Bérurier réagit.
— Bien sûr qu’on vous entend, dit-il, c’est à quel sujet ?
— Ici, la Chine !
— Enchanté ! se trouble mon compagnon qui ne sait plus très bien où il en est.
— Ne touchez à aucun appareil.
— Comptez-y, promet l’Orgueil de notre profession.
— Nous allons vous ramener à terre.
— Merci, m’sieur, balbutie le Gros avec un sanglot dans la voix, je vous promets que notre gouvernement vous remboursera l’essence !
Je fixe la terre afin de vérifier le comportement de notre vaisseau spatial. Effectivement, la fusée amorce une courbe.
— Allô ! Allô ! dit une voix.
J’ai le sentiment étrange qu’il ne s’agit pas de celle qui vient de s’adresser à nous. Elle est plus nasillarde encore.
— J’écoute ! fais-je.
— Ici Cap Kennedy !
— Mince, ça se bouscule au portillon, remarque Béru en surimpression sonore !
— J’écoute ! répété-je.
— Vous allez faire ce que je vais vous dire, les gars ! reprend la deuxième voix avec un accent yankee à découper à la scie à métaux, et tout se passera bien, vous amerrirez dans le Pacifique, au large des îles Marquises où des bâtiments américains vous repêcheront !
— Ça me botterait assez ! déclare Bérurier.
— Suivez nos instructions ! insiste la seconde voix.
La première intervient alors.
— Nous avons amorcé votre manœuvre de retour au sol, si vous touchez à quoi que ce soit la fusée risque de se désintégrer.
La sueur nous ruisselle sur la vitrine. On se regarde intensément, Béru et moi. Que faire ? Quelle solution adopter ?
Jamais option ne fut plus déterminante.
— Écoute, Gros, dis-je, après cette plaisanterie, si on atterrit dans la mer de Chine, notre taf nous sera compté et on aura rien à y redire !
Tout son cran lui est revenu au Béru.
— Toi qu’as la passion des bagnoles sports écoute le monsieur de Cap Kennedy, peut-être que tu sauras conduire notre cigarillo à bon port !
— Merci de ta confiance, Gros. Si ça craque nous aurons eu une fin peu banale !
Je reviens à nos moutons :
— Cap Kennedy, je vous écoute !
— Vous devez avoir devant vous un rétro-verseur de bougnazal ?
— Ça se peut, mais comment le reconnaître ?
— C’est toujours la plus longue manette !
— Il y en a effectivement une plus longue que les autres.
— Tirez-la à vous !
— Elle est tirée !
— Alors poussez-la !
— Tu parles d’un moniteur d’auto-école, ronchonne le Gros dans son scaphandre, on n’est pas près d’avoir le permis avec un rigolo pareil.
J’ai une légitime hésitation et je pousse la manette indiqué. Notre fusée a un soubresaut et se met à hoqueter dangereusement.
— M… ! y a de la perruque dans l’arrivée d’essence ! remarque le Gros, ou alors c’est les soupapes qui sont grippées, faudra leur cloquer de l’Aspro !
Je lui fais signe de se taire.
— Tout tremble ! annoncé-je.
— Je vous l’avais annoncé, déclare froidement la voix chinoise. Vous allez vous désintégrer !
— Risquez le paquet, les gars ! oppose la voix américaine.
— O.K. ! réponds-je à cette dernière. Que faut-il faire maintenant ?
— Actionnez l’antivibreur cystographique !
— C’est quoi ?
— Sur nos fusées c’est le bouton blanc placé au-dessus du lave-glace.
— Sur celle-là, ça doit être le bouton rouge, déduis-je.
— Alors, allez-y, my boy !
Je tourne le bouton rouge moleté. La fusée change d’orbite, c’est très net, mais n’en continue pas moins ses hoquets. La voix chinoise se file en re no[22] :
— Tournez immédiatement ce bouton dans sa position initiale, ou sinon vous êtes perdus !
— N’en faites rien ! les garçons ! gueule le mec de Cap Kennedy.
— Ton avis, pépère ? demandé-je à mon copassager.
— Ben puisqu’on a choisi, on a choisi, philosophe-t-il.
Il regarde par la baie vitrée.
— Dites, les Ricains, interpelle-t-il, je vous signale toutefois qu’on se rapproche de la terre. Si vous voudriez pas nous déguster sur la poire faudrait voir à nous signaler comment t’est-ce qu’on ouvre le pébroque !
— Trop tôt encore ! tranche la voix américaine. Vous avez devant vous un cadran à baloches oscillantes, non ?
— Oui, dis-je, car j’en ai déjà vu au rayon quincaillerie du Bazar de l’Hôtel de Ville.
— Il indique combien ?
— 1957, réponds-je.
— L’année où Anquetil a gagné son premier Tour de France ! précise Béru qui est un sportif invertébré.
— Lorsqu’il indiquera 1914, vous tirerez sur les deux leviers placés de chaque côté du portrait de Mao Tsé-toung, ordonne l’homme de Cap Kennedy. Après quoi vous fermerez le robinet de vidange situé sous l’escabeau de la kitchenette ! C’est tout ! Bonne chance, les gars ! On est de tout cœur avec vous ici, et bravo pour la performance ! Terminé !
Je surveille l’aiguille du cadran. Elle recule rapidement. J’avance mes mains sur les leviers.
— Si vous touchez à ces leviers ! déclare la voix chinoise, vous sautez, avis !
Je réalise alors seulement qu’une caméra de téloche est placée face à nous et que, du sol, les Chinois nous surveillent.
Béru aussi aperçoit cet œil indiscret.
— On va tout de même y toucher, Camarades, dit-il d’un ton tranchant. Et tant pis pour ce qu’arrivera. Voilà, ça y est presque : 1918, 1917, 1916, 1915, bon baiser à mardi, caresse aux enfants, lettre suit ! Vas-y, San-A. !
J’opère la manœuvre prescrite ! Un heurt formidable se produit. Il me semble que nous nous disloquons et puis non : nous sommes toujours là, solides au poste. Je mate par le hublot, les rétrofusées rétrofusent et le parachute s’est ouvert. Nous descendons doucement.
— Ma parole, balbutie le Gros, mais on va s’en sortir, San-A. !
— Je commence à y croire, dis-je.
— Pourvu qu’on se pose bien dans de la flotte, ça doit filer une sacrée secousse à l’arrivée !