CHAPITRE QUINZE

Allongé dans un cercueil chinois avec une mitraillette pour compagne, voilà un sort qui n’a rien d’enviable. D’autant que la môme Ko Man Kèlé, soucieuse de nous soustraire à la sagacité des flics, a tenu à nous passer sur la frite une espèce de laque jaune qui nous déguise en cadavre chinetoque et à parfumer nos bières au baume Bing Gué. Je me fais un peu l’effet d’être mort pour de bon. Je me dis qu’il est bien dommage qu’on ne fasse pas faire aux vivants une répétition de leurs obsèques, histoire de les inciter à la méditation. Ils feraient un tour sur eux-mêmes, les pauvres bipèdes, et ils pigeraient enfin à quel point il ne leur aura servi de rien de s’être astiqué le palpitant, déconnecté le système nerveux, d’avoir pris du bide, perdu des tifs, sollicité la Légion d’honneur, fait appel aux huissiers, d’avoir troussé des pas fraîches par cupidité, négligé des juteuses par peur du scandale et besogné leurs bobonnes par devoir ou par habitude. Il ne leur aura servi de rien d’avoir fait des gosses, des guerres et des vacheries, d’avoir tiré des traites ou d’en avoir payé, d’avoir fait des régimes et du régiment, d’avoir menti, de s’être vendu à force de trop louer les autres, de s’être fait considérer par les Grecs, de s’être fait bénir contre-remboursement, de s’être fait curé, curer et récurer, d’avoir eu leur nom dans le kiki et l’air cucu sur la photographie prise au cours du banquet donné en l’honneur de qui que vous soyez !

Nous roulons depuis quelques minutes à une allure raisonnable. Le corbillard n’est pas noir, mais bleu à pois blancs, car la maison d’embaumement de notre complice a pour raison sociale Lus Tu Kru, ce qui, en chinois, veut dire, je tiens à le préciser pour ceux d’entre vous qui l’ignoreraient encore : « Si vous fûtes une bonne pâte de votre vivant, nous ferons de vous des cadavres pimpants comme des œufs frais. »

Fin de citation, comme on dit à Europe.

Ko Man Kèlé pilote d’une allure raisonnable. Et pourtant on fiche du temps mort dans son planning à cette grosse chérie. En effet, elle a huit défunts à préparer pour demain ; soit une famille nombreuse balayée par un plat de champignons chinois. Bien que la disciple du professeur Gi Ber Jeûn possède l’art d’accommoder les restes, l’embaumement de huit personnes représente du boulot. Et c’est le genre de turbin qu’on ne peut pas remettre indéfiniment : surtout que Ko Man Kèlé n’a qu’un tout petit frigo de rien du tout où elle conserve tout juste sa demi-bouteille[18] de lait et le mou de son chat.

Le départ de chez elle a été pénible à cause du mouton qu’on ne pouvait emmener ! Le Gros insista beaucoup, mais nous lui objectâmes qu’un bélier dans un corbillard était une chose par trop anachronique et propre à éveiller la suspicion des patrouilleurs. En pleurant, donc, Béru donna une suprême accolade à Cyprien et l’offrit (en guise de pense-bête) à sa conquête. « Comme ça, tu seras forcé de penser à moi », larmoya-t-il en caressant les cornes de l’animal.


Je respire mal dans cette boîte. Elle sent la mort. La mort chinoise. Pourquoi les hommes n’ont-ils pas tous la même odeur ? J’ai mal au cœur. Une violente nausée me fouaille la tripe. Ça ne serait pas sérieux, un mort qui accroche les wagons. Va-t-il falloir que je fasse comme l’Écossais dont parle mon ami Richard, et qui se mettait une pièce de monnaie entre les dents pour s’empêcher d’aller au refile ?

On roule. C’est long. Maintenant on a perdu l’habitude des voyages à petite vitesse. L’avion a tout chamboulé. Les distances ne se calculent plus en kilomètres, mais en francs. La monnaie est devenue également unité de longueur. Paris n’est plus à dix mille kilomètres d’un autre lieu, mais à trois cent mille francs. Ainsi le système métrique se précipite vers une faillite inéluctable.

Coup de patin ! Le corbillard tortille du prose un instant. Nos boîtes à bidoche vacillent et trinquent. Puis c’est l’immobilité. À travers les parois, j’entends parler en chinetoque. Je frémis un peu à l’idée que la môme Ko Man Kèlé nous a peut-être joué le même sale tour que Vao Dan Sing. Pourtant, au fond de moi je lui garde ma confiance. Si elle avait l’intention de nous balancer à la poulaille, il était superflu de se livrer à cette mascarade des faux embaumements et de nous promener en cercueil monoplace, n’est-ce pas ?

J’entends coulisser la lourde du corbillard. Des zigs grimpent dans la voiture car les amortisseurs font un soubresaut. Je m’applique à choper la rigidité mortibus. La mitraillette, dans mon dos, me communique son inertie et sa froideur. On soulève mon couvercle. Une bouffée d’air plonge dans mes soufflets. C’est dur de ne pas s’en gorger. Je reste les yeux clos, le nez pincé, la bouche en coup de serpe. Un instant long comme une vie de concierge s’écoule. Va-t-on me tâter le pouls, me chatouiller, m’enfiler un doigt dans le nez ? Non, le couvercle se rabat. Les visiteurs s’évacuent et nous repartons. Ouf ! Ils n’ont pas maté dans la bière du Gros. Jamais Béru n’aurait été capable de recevoir ce bol d’air sans le vider. C’est exactement le genre de malin qui éternue lorsqu’il est planqué derrière un rideau ou qui a un borborygme au moment où il doit passer inaperçu.

On se paie encore un bon quart d’heure de promenade.

Rien n’est plus désagréable que de voyager à l’horizontale, la tête orientée dans le sens de la marche. Nouvel arrêt, mais cette fois-ci en douceur, je le devine volontaire. On s’est rangé sur le bas-côté de la route comme un bon touriste ayant repéré le coin de talus idéal pour le pique-nique. Car, vous l’avez remarqué, mais le vacancier ne pique-nique jamais ailleurs que sur le bas-côté d’une nationale. La route le fascine, le régit, le domine. Il ne peut pas s’en éloigner, que ce soit pour bouffer ou pour déféquer. À vingt mètres d’elle il est perdu, orphelin, excommunié. Il lui faut la poussière blanche des talus, les âcres vapeurs d’essence et les coups de klaxon tonitruants pour bien savourer sa côte de porc et ses œufs durs. C’est un microbe qui ne s’éloigne jamais des grosses veines.

Le couvercle se soulève à nouveau. Je garde la pose, mais la voix harmonieuse de Ko Man Kèlé retentit.

— Nous y sommes, descendez vite !

Je me redresse en geignant. Je commençais à m’ankyloser dans ma guitoune. Béru m’imite. Il bâille.

— Ce que je dormais bien, dit-il. Vous voyez, mes aminches, c’est comme ça que je m’imagine la mort : un grand roupillon qui n’en finit pas, avec pas de rêves et pas de bruits.

— Pressez-vous ! exhorte la chère camarade. Nous ne sommes que provisoirement seuls.

On déhote du véhicule. Nous nous trouvons dans un chemin bordé de bou t’chou[19].

Personne en vue. Personne hors de vue ! Le silence !

— Disparaissez vite ! supplie Ko Man Kèlé.

— Pas avant de t’avoir roulé la galoche d’adieu, môme, certifie Béru en la prenant dans ses bras.

Il file trente secondes d’extase à notre amie, puis, la larme à l’œil, il s’écarte d’elle.

— C’est des frangines comme toi qui font aimer un pays, petite fée, lui dit-il. T’es l’orgueil d’une nation, ma gosse, et surtout fais-toi pas maigrir, ça serait dommage. Tant que t’auras du roploplo à pneu-ballon, la main de l’homme se penchera sur ton cas, souviens-toi de ce que je te cause. L’homme, il a beau être chinois, il déteste l’anguleux. Au plus, y a du volume à palucher, au plus sa satisfaction est grande. J’ai été heureux de t’honorer de ma présence et j’espère que tu m’oublieras pas trop vite. Soigne bien Cyprien, embaume tes macchabées et laisse p… le mouton, dans ton jardin de préférence afin de ne pas tacher le plancher.

Sur ce brillant sermon, il plaque un dernier baiser sur les lèvres de l’énergique fille et nous disparaissons derrière le bosquet de bou t’chou[20].


Au-delà du bosquet, les rizières s’étendent à perte de vue.

— Mais c’est la Beauce ! s’écria Bérurier.

Bien que n’ayant pas lu Péguy, il ajoute :

— Manque plus que la cathédrale de Chartres à l’horizon.

Comme il achève ces mots, la flèche de la fameuse cathédrale évoquée jaillit du sol et pique dans le ciel au milieu d’un nuage de fumaga.

Un dernier scintillement dans le soleil et c’est fini : plus rien, disparu, volatilisé, désintégré. Le Gros et moi nous nous frottons les yeux, puis nous nous dévisageons d’un air indécis.

— T’as vu ? bavoche Béroche.

— J’ai vu.

— C’était quoi t’est-ce ?

— Une fusée, mon gars. Et une rapide !

Il se masse la nuque longuement, comme pour se réparer la tige à idées.

— Je crois plutôt que c’est un mirage. On pense trop à c’te base, alors ça nous successionne. Si ç’aurait été une fusée on verrait sa rampe de lancement. Alors que là on a du riz à perte de vulve, pas un brin d’herbe que soye plus haut que l’autre !

— J’avoue ne rien piger à ce phénomène, dis-je.

— Si on irait voir du côté que c’est parti ? propose le Gravos.

— J’allais le suggérer.

— C’est possible, un mirage à deux ?

— Bien sûr. Le mirage est un phénomène d’optique dû à réchauffement ou à la densité inégale des couches de l’air et, par la suite, à la réflexion totale des rayons lumineux. Partant de là, on voit une chose réelle, mais on ne la voit pas là où elle se trouve.

— J’ai rien pigé, mais je conclus que tout de même une fusée nous est bel et bien partie devant le nez, peut-être beaucoup plus loin qu’on a cru, mais elle est partie ?

— Voilà !

Nous avançons dans les champs de riz inondés. Ça fait floque-floque sous nos pas.

Béru maugrée parce qu’il a horreur d’avoir les pieds mouillés. Mais le voici qui s’arrête. Lorsqu’une pensée lui vient, une forte, une profonde, s’entend, mon Valeureux est obligé de s’immobiliser.

— Ça ne change rien au problème, San-A.

— Quoi donc ?

— Mirage ou pas, si on voit les choses réelles, il n’en reste pas moins que cette fusée de mes choses est sortie de terre !

— Pas forcément, son dispositif de lancement nous était peut-être caché par un mamelon.

— De Cavaillon, plaisante l’Hénorme.

Nous reprenons notre marche. J’ai du 220 sous la peau, car je sens que je brûle. Je ne pense plus au danger, seule compte pour moi l’ivresse de la réussite. Même si nous laissons nos os dans l’aventure, même si nous n’arrivons pas à transmettre le renseignement aux Ricains, nous aurons trouvé la base. Je la devine à faible distance.

— Tu sembles jubiler ! remarque Bérurier.

— En effet, je suis certain que nous nous trouvons dans la région de la base.

— Et moi pas, dit-il, d’un ton très pénétré.

— Pourquoi ?

— Réfléchis un instant, San-A. Une base pareille, tu penses bien qu’elle doit être gardée pire que les diams de la couronne d’Angleterre ! Or, excepté la patrouille sur la route, on ne voit personne : pas un troufion, pas le moindre C.R.S., pas le plus petit bout de gardien de la paix !

Il n’est pas dépourvu de jugeote, le Béru ; effectivement, ce désert de riz est troublant, angoissant. À l’infini, sur des dizaines de kilomètres, on n’aperçoit que la nappe verte de céréales.

Et pourtant cette fusée…

Je lève les yeux… Un très léger nuage grisâtre flotte encore dans le ciel bleu : la fumée des gaz propulsant l’engin. Enfin quoi, m… ! comme disait une sœur de charité qui s’était coincée la cornette dans la porte automatique du métro, c’est pas un mirage, cette fumaga ! Elle existe ! Elle est bien là, filandreuse, tortueuse, méandreuse, onduleuse. Je veux bien que dans une plaine la notion de distance soit très approximative, pourtant cette fumée n’est pas à plus de deux kilomètres de nous.

J’oblique dans sa direction.

— Il va pourrir, leur riz, s’ils le font pousser dans la flotte, prophétise Béru, et ça sera bien fait pour leurs gu… ! La blanquette de veau et la paella, ils se le tortoreront sans garniture !

Il se tait, car il vient de heurter un objet dur, métallique. Cela a fait bing. Il se masse le genou en grimaçant, puis il bave de stupeur. L’objet en question est une sorte de tuyau peint en vert, de la couleur du riz. Il est terminé par une boule de verre à facettes. Mais ça n’est pas l’objet lui-même qui provoque chez le Gros un excédent de sécrétion salivaire ; c’est son comportement ! Car il se comporte. Il pousse hors du champ, très vite, sorte de monstrueux végétal à croissance spontanée.

— Couche-toi ! crié-je en me jetant à plat ventre dans le marécage.

Bérurier m’imite sans piger.

— Qu’est-ce que c’est que ce machin incroyable ? balbutie-t-il.

— Un périscope ! Je viens de tout piger, Gros. La base est souterraine. Sa protection est assurée par un système d’œil électronique qui détecte la présence de tout corps étranger dans un périmètre donné. Nous sommes signalés et on tâche à nous repérer au moyen de périscopes.

— On n’arrête pas le progrès ! banalise le Gros, vautré dans la fange.

— Le progrès non, mais nos activités, il se pourrait très bien qu’on les arrête avant longtemps.

Je me mets sur le dos pour suivre le mouvement du périscope. Il s’est hissé à deux mètres du sol et sa boule à facettes tournique lentement, monstrueuse prunelle à laquelle on devine que rien ne saurait échapper.

Effectivement, la boule coiffée d’une calotte métallique s’est orientée vers le pied de sa tige, c’est-à-dire vers l’endroit où nous sommes. Elle ne bouge plus. Elle nous fixe. L’œil d’un homme, c’est parfois impressionnant, l’œil d’un serpent vous fait froid partout, mais le malaise que vous cause l’œil d’un robot n’est pas racontable. C’est l’œil du néant, l’œil de l’indifférence intégrale !

— Tu crois qu’il nous a vus ? demande Béru.

— Il nous regarde ! dis-je.

Fataliste, je me redresse. Le champ de riz est hérissé d’autres périscopes dont toutes les têtes chercheuses sont braquées sur nous. C’est affolant ! Une toile de Salvador Dali ! Un dessin de Procop ! Un cauchemar futuriste !

— On est marron, Gros. Maintenant notre compte est bon. On n’a plus que la satisfaction de caner dans la base que nous avions pour mission de découvrir.

— C’est maigrichon puisque personne ne le saura, remarque-t-il justement.

J’entends alors un léger sifflement. Sorti d’on ne sait où, un projectile en forme de soucoupe volante tournoie au-dessus de nos têtes et explose. Je rentre la tête dans les épaules, m’attendant à essuyer un jet de mitraille, mais non. Un gaz jaune poison, très dense, s’en dégage qui s’abat sur nous. C’est un truc mortel, pas de problème. On va éternuer notre existence dans la rizière. Que faire ! Ah ! San-A., comme tu es génial ! Quel cerveau complet ! Quelle présence d’esprit ! Quelle promptitude dans la décision ! Je dirige le canon de ma mitraillette contre le tube du périscope et je praline.

Le tuyau se déguise en harmonica. Maintenant la nappe de gaz n’est plus qu’à un mètre de nos têtes. La mort s’abat sur nous, lentement, majestueusement.

— Bouche-toi le nez et respire avec la bouche plaquée contre un de ces trous ! dis-je à Béru.

Moi-même, je lui donne l’exemple. Si vous nous voyiez, mes gosselines, vous vous fendriez le pébroque jusqu’au pubis tellement on est marrant, les deux, à jouer les Rémus et Romulus en tétant le tuyau (c’est Béru qui fait Rémus, ou plutôt Raimu).

Bientôt nous ne nous voyons plus. Nous sombrons dans un nuage opaque comme l’œuf du même nom. Nous voici au cœur de la mort. Que notre bouche dévie de son orifice, ou que nous ne nous bloquions pas hermétiquement les deux narines et c’est scié. Je tète le goulet à petites goulées goulues. Le strict nécessaire pour que nos éponges continuent de fonctionner.

J’ai le goût du métal dans la bouche. On ne bronche pas. On attend, vivant pour vivre, uniquement, n’ayant plus en tète que la farouche volonté de subsister encore, de durer un peu plus, désespérément.

Le nuage soudain se disperse chassé par la brise. Nous conservons notre position. Nous sommes rivés à cette mamelle de fer.

J’entends un glissement d’herbe. Deux silhouettes fantastiques s’avancent sur nous. Deux hommes vêtus de combinaisons spatiales en couillonium de soyépolihester marchent dans notre direction. Rageusement, en retenant ma respiration, je les braque avec ma seringue et je leur virgule une rafale très sèche. Ils s’abattent. Je n’ai pas le temps de revenir m’abreuver d’oxygène au tuyau, l’effort m’a obligé de respirer. Rien ne se produit. La nappe toxique est partie.

— Enfilons ces fringues en vitesse, sans nous relever, dis-je à mon ami. C’est la seule façon de passer inaperçu.

— Mais les périscopes ?

— Si nous demeurons à ras de terre ils ne nous verront pas et celui-ci est détérioré.

Dévêtir ces deux gugus n’est pas un mince travail, passer leurs combinaisons en est un autre aussi délicat. C’est plein de sang frais à l’intérieur.

— Faudra mettre des rustines ! dit Béru, en passant son doigt dans l’un des trous.

Nous coiffons nos casques, nous nous relevons et je me mets à suivre à contre-courant la foulée des deux gars, visible dans le riz haut (de Janeiro). Cette dernière nous conduit à une trappe ouverte dans le sol. Sur le couvercle de celle-ci, on a collé des tiges de riz artificielles afin de le rendre invisible. Diabolique je vous dis !

Un escalier de fer est là, qui nous invite.

Sans hésiter je m’y engage !

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