Je pourrais m’endormir, car je suis exténué, et m’écrouler sur quelque détonateur de mines, mais fort heureusement, c’est Béru qui en écrase. Il pionce debout, comme un vieux bourrin-livreur. Son ronflement à bout portant me tient éveillé, et, comme je suis éveillé, je le soutiens. C’est de l’auto-allumage.
Le jour monte dans le ciel indigo. Les choses retrouvent leurs formes réelles, leurs couleurs naturelles…
Je tire Béru du sirop en lui soufflant dans les portugaises. Il sursaute ! Il a toujours la même manière de s’éveiller en sursaut, le Mastar. Un tressaillement, les gobilles mal arrimées qui roulent dans ses orbites, et puis ce lent mouvement de la bouche qui fait songer à la mastication rêveuse d’un ruminant. Faut toujours qu’il balbutie une question. Il a besoin d’entendre le son de sa propre voix avant d’enchaîner sur la réalité.
— T’as sorti les pots de fleurs sur la fenêtre, Berthe ? il demande, je crois qu’il pleut !
Je ne lui parle pas, préférant le laisser recoller au peloton de nos emmerdements tout seul. Il soulève davantage ses paupières bouffies.
— Oh ! ch… donc ! soupire-t-il, on est toujours en Chine !
— Et pas en pullman, gars, soupiré-je en lui désignant l’immense champ de mines.
— V’là que j’ai soif, dit-il.
— Je voudrais avoir un petit coup de champagne à t’offrir, mais ça sera pour plus tard.
— Le champagne, c’est du vin blanc de seltz, riposte le Gravos, je préfère un bon muscadet, c’est plus sincère.
Tout en parlant je le refoule gentiment et je m’assure avant de le larguer qu’il se tient à la verticale par ses seuls moyens.
— Ne bouge pas, surtout !
Je me baisse pour sonder le terrain. Il est couvert d’une mousse jaunâtre, pareille à du lichen, fort propice à héberger un détonateur. Je mine. Impossible de détecter à l’œil les engins meurtriers.
— On va risquer le tout pour le tout, Alexandre, décidé-je. Le seul moyen que nous ayons de nous en sortir, c’est de franchir les barbelés par la brèche qu’y ont pratiquée les deux pauvres mecs de la nuit.
Je désigne celle-ci, à une vingtaine de mètres.
— Vise un peu, dis-je, on va se payer un petit chouïa de roulette russe. Si nous parvenons à la brèche sans faire péter de mine, y aura un commencement de bout d’espoir.
Le Gravos acquiesce.
— Lu et approuvé, bon pour accord, fait-il. Si on a le fion bordé de nouilles on va le savoir dare-dare.
— Il va falloir avancer avec précautions, reprends-je. Je marcherai devant et j’examinerai pas à pas le terrain. Toi tu mettras exactement tes pieds dans l’empreinte de mes pas.
— Jamais de l’avis ! s’insurge le Puissant. C’est mécoinsse que je marche the first.
Il me désigne un macabre débris à quelques mètres de là. Il s’agit de la tête d’un des homme foudroyés. Elle est exsangue et déjà couverte de fourmis rouges, énormes, qui s’en délectent.
— Si tu fous les pinceaux dans la mitraille t’as pas le temps de t’en apercevoir, assure mon compagnon. Ça t’émiette instantanément.
— N… de D… ! m’écrié-je en pointillé pour ne pas choquer le lecteur pudibond, mais ces deux types étaient des Blancs !
Dans la lumière limpide du petit jour, la tête sectionnée se révèle comme n’appartenant pas à la race jaune. De même que la main coupée qui gît à mes pieds.
— Maintenant, plaisante sombrement l’habitué des comptoirs, ce sont des blancs-cassés. Bon, je démarre !
— Stoppe ! hurlé-je. J’ai dit que je passais le premier, je passerai le premier.
— Et ta sœur ; s’écrie le Gros en s’élançant.
Il court droit à la brèche, en une longue galopée, piquant de la pointe du soulier dans la mousse pour bien marquer son passage.
— Béru !
Mais il ne se retourne même pas. Il fonce, le dos arqué, les coudes collés au buste. Je regarde, fasciné, en proie à une vénéneuse extase, m’attendant, désespéré jusqu’aux os, à voir éclater mon vieux copain. La tension est trop terrible. Je ferme les yeux ; je m’enfonce un doigt dans chaque oreille, je ne veux pas voir, pas entendre. Je m’abstrais. Il n’existe plus dans cet univers redoutable que les violents battements de mon cœur.
Il me semble pourtant percevoir un cri. Je m’ouvre et me débouche. Béru est debout devant la brèche, rayonnant. Il gesticule.
— J’ai fait bon voyage, me dit-il, tu peux t’annoncer. Repère bien mes empreintes sur tout !
Ça n’est pas difficile : sa course est inscrite en ricochets dans la végétation paillassonneuse. J’y vais prudemment. Il serait stupide de rater l’un de ses pas et de se transformer en feu d’artifice sous les yeux du héros superbe et généreux. Du reste, il me prêche la prudence, maintenant, le téméraire.
— Molo, mec ! Viens pas me faire du spectacle !
Je me sens en pleine possession de mes moyens. Les nerfs d’acier je possède. J’arrive sans encombres jusqu’à Béru.
— J’aime pas beaucoup ta façon de désobéir à mes ordres, Gros ! sermonné-je. Ne t’avise pas de recommencer sinon je serais obligé de te filer un rapport long comme mon bras.
Ayant dit, je le chope par le cou et lui fais la bise.
Cette fois, c’est bibi qui passe le premier.
Le cheminement à travers l’écheveau de fil barbelé est d’autant plus long et douloureux que nous l’effectuons à rebours, c’est un peu comme si on utilisait un entonnoir à l’envers.
Je repte, je rampe, je chenille, je ver-de terre, je serpente, je commandos, je paras, je me coule, je m’écoule, je me tortille, je me trémousse, je m’insinue, je m’insère, je me faufile, je renarde, je taupine, je racine dans les fils sectionnés, les écartant à mesure que j’avance, subissant par tout le corps leurs sournoises griffures.
Derrière moi, l’intendance suit. Il geint, le Gros. C’est une proie plus facile pour les tentacules barbelés. Son volume les comble. Sa maladresse les ravit. Il souffle comme le sanglier obnubilé par un gisement de truffes. Truffe soi-même, il peine pour me suivre. Il rêve de revenir tuyau, d’avoir une armure ou un bulldozer, de posséder un chalumeau oxhydrique… Mais il avance. Il sue, il s’ensanglante. Nous débouchons (de carafe) enfin de l’autre côté de cette fortification épineuse. Combien de temps a nécessité son franchissement ? Je ne saurais le dire à la seconde près, plus d’une plombe en tout cas ! Nous sommes maintenant dans un surprenant univers. Il s’agit d’une mine à ciel ouvert. Elle est circulaire et mesure au moins quinze cents mètres de diamètre. Elle s’étage en gradins, comme un cirque romain. Il y a des wagonnets Decauville, immobiles sur leurs voies étroites. Des tamis verticaux, des excavatrices, et, partant, des excavations.
— C’t’une carrière ? demande Béru.
— Ou quelque chose d’approchant, oui.
Un bruit de foule en marche nous parvient.
Nous nous planquons derrière un tas de caillasse et nous attendons. Bientôt une longue cohorte de types au torse nu, seulement vêtus d’un vague short, bleu et portant qui une pelle qui une pioche sur l’épaule, débouche en chantant. Ils chantent l’hymne fameux des travailleurs chinois Chi Pao Li Cé Pâ Bo Mon Kiki[10]. Mais mornement, sans le moindre entrain.
Des soldats les encadrent. Lorsque la colonne est entrée dans la carrière (profitant de ce que ses aînés n’y sont plus) un coup de sifflet retentit. Le chant cesse, les travailleurs se dispersent et se mettent à charbonner dur.
— Qui sont-ce ? demande le Gros.
— Nous nous trouvons dans un camp de concentration, d’où deux prisonniers ont réussi à s’évader cette nuit, expliqué-je.
— C’est gagné, grommelle le Chevalier Paillard, tu te rappelles, au Japon, quand on était tombé chez des geishas[11] ?
— On ne peut pas réussir chaque fois ses irruptions, dis-je, le Vésuve lui-même rate quelques-unes des siennes !
— Venir se filer dans la gueule du loup, y a qu’à nous et aux Pieds Nickelés que ça arrive !
L’immense chantier devient ruche effervescente. Les surveillants armés de fouets circulent à travers les mineurs, distribuant des coups de lanière à ceux qui manquent d’ardeur. Un groupe de travailleurs se dirige vers notre planque. Impossible de nous planquer. Les arrivants se cabrent en nous apercevant. Ils ne pigent pas.
L’un d’eux nous pose une question.
— On est les nouveaux, répond Béru à tout hasard.
Les autres hochent la tête. Par signes ils nous engagent à travailler. Auparavant (chinois) le plus dégourdoche nous indique que nous devons essuyer le sang de notre visage et nous défaire de nos vêtements en lambeaux. Nous obtempérons. Nous voici bientôt le torse nu. Pour cacher les éraflures nous nous enduisons de terre rougeâtre. Les copains nous filent une pelle à chacun et on se met à tamiser de conserve le sol pierreux.
— Qu’est-ce qu’ils cherchent ? s’informe Bérurier.
— Un minerai quelconque, dis-je.
Un surveillant s’avance, le fouet tournoyant au bout de son bras brandi. Il aime pas que ses collégiens bavardent. Nous l’apprenons à nos dépens. Quelques solides coups de fouet nous mordent le dos, réveillant les griffures des barbelés.
— Ho boû lo ! Ho boû lo ! s’écrie le tortionnaire à chaque claquement.
Nous pelletons frénétiquement. Du coin de l’œil j’observe les camarades et je les vois cueillir de temps à autre une espèce de scorie grisâtre dont la matière et la forme rappellent le coke. Je fais comme eux et, lorsque le surveillant s’est éloigné, je conseille à Sa Majesté de m’imiter.
On marne de la sorte pendant des heures. Dans la formidable cuvette, le soleil cogne dur. Les corps inondés de sueur luisent comme des otaries trempées dans de l’huile de foie de morue. On n’entend que le martèlement des pioches, le bruit racleur des pelles et les grandes gifles des pierres jetées sur les tamis…
Et puis aussi, les terribles coups de lanière arrachant des plaintes à tous ces pauvres bougres.
Lorsque le soleil est au zénith, un coup de sifflet arrête les travaux.
— La roulante, sûrement ! murmure le Gravos, en me montrant un camion jaune qui vient d’arriver.
Des gardes en bondissent ! Ils rabattent les ridelles et font descendre du véhicule une dizaine de types enchaînés les uns aux autres.
Ces prisonniers, contrairement à ceux qui travaillent, n’ont pas le torse nu. Ils sont en costume de ville. Ils avancent péniblement, houspillés par leurs gardiens. Je me porte au premier rang des travailleurs pour regarder défiler ces nouveaux venus. Au passage, l’un d’eux, un grand type au regard ardent, me dévisage et semble sourciller. Il parait surpris de voir un Blanc ici, alors que nos tortionnaires n’ont pas marqué d’étonnement. Est-ce une idée ? Mais il me semble qu’il voudrait me parler. Il y a dans ses yeux une exhortation désespérée. Mine de rien je me place à sa hauteur.
Le chef du convoi lance un cri. Les prisonniers enchaînés s’arrêtent. Ils se trouvent dans un endroit abandonné de la mine. Nouveau cri ! Ils s’agenouillent.
Que va-t-il se passer ? Je vois alors sortir de la cabine du camion un énorme Chinois, plus gros que Bérurier, aux yeux en accent circonflexe. Il est vêtu d’un uniforme jaune et son ceinturon ressemble au cerceau d’une barrique. Il tient à la main un énorme sabre recourbé, à la lame large et luisante. Je frissonne, mes petites chattes. Car je viens de piger qu’il s’agit d’une exécution collective. Ce gros bouddha va décapiter les prisonniers enchaînés. Vision apocalyptique ! Mais non, que dis-je, moyenâgeuse, tout simplement. C’est la Chine des Tshin, des Tchou, des Ming et des Tsing !
Le chef du détachement (le détachement est le mot qui convient), s’avance et se met à causer. Je vois des travailleurs s’entre-regarder, puis s’avancer chacun vers un prisonnier et le cramponner par les étiquettes afin de lui maintenir la tronche à l’équerre. Alors, prompt comme un éclair au chocolat je me précipite vers le grand Chinois aux yeux éloquents et je lui biche la tête à deux mains.
— You are American ? me demande-t-il à voix basse.
J’en reste médusé, comme disait le gars qui s’était baladé sur un radeau.
— Non, Français, réponds-je sans remuer les lèvres, mais je travaille pour les Services américains.
— La base ?
— Oui.
— Je crois savoir où elle se trouve. Les rizières du Poû Lo Pô… C’est à cent miles d’ici, au Nord…
Je gamberge à fond de cellules. Le Vieux a dit que les Ricains avaient parachuté des agents d’origine chinoise ; m’est avis que je viens d’en rencontrer un dans des circonstances très particulières.
— Qui êtes-vous ? m’enquis-je.
— O.S.S. 116, répond le malheureux.
Un sifflement, un bruit mat ! Je regarde. La tête du premier supplicié vient de rester entre les mains du travailleur qui la maintenait. Son corps décapité s’affaisse. Le gros bourreau l’enjambe et s’avance vers le second. Il lève son sabre. Il est fantastique, bouleversant de cruauté. Il joue le rôle principal des Grands Cimeterres sous la lune avec un brio affreux.
Flliiiit ! Vlan !
Une seconde calbombe est décollée. Le tortionnaire est hermétique, on joue à bourreau fermé[12]. Il essuie la lame du sabre à un chiffon que lui tend son assistant. Mon patient à moi, O.S.S. 116, ne frémit pas. Sa tête ne bouge pas, ce sont mes mains qui tremblent.
— Ayez du courage, balbutié-je.
— Ça m’est d’autant plus aisé que je m’abandonne entre les doigts d’un compagnon, répond-il. Souvenez-vous de ce que je viens de vous dire : les rizières du Poû Lo Pô. Si vous parvenez à transmettre l’information…
Flliiiit ! Vlan ! Le troisième condamné vient de divorcer d’avec sa tronche. C’est à nous, maintenant, si je puis me permettre ce pluriel.
Je coule un regard effaré au monstre en uniforme dont l’ombre se confond déjà avec celle de sa victime. Je détourne mon regard de la nuque offerte. Je regarde le ciel presque blanc de chaleur, la lame scintillante du sabre entre dans le champ, aveuglante ! De minces sillons rouges coulent vers la poignée.
Flliiiit ! Vlan !
J’éprouve une légère secousse. Je me sens comme libéré d’une entrave et un poids monstrueux pèse dans mes mains. Le bourreau m’écarte d’un coup de pied. Je recule avec la bobine d’O.S.S. 116. Je suis au comble de l’horreur. Anéanti, les jambes molles, la tête en feu, je contemple le corps décapité gisant à mes pieds. Le sang coule dans la terre poudreuse qui l’absorbe sans bruit.
— Lâche-la, quoi, me murmure Béru, t’attends qu’on t’en fasse un paxon ?
Je constate alors que les autres ont déposé les têtes tranchées près des cadavres. Je les imite. Le regard luisant d’O.S.S. 116 perd progressivement de son farouche éclat, mais il continue de me fixer et de m’encourager par-delà les mystérieuses frontières de la mort.