CHAPITRE DOUZE

Lorsque tous les condamnés sont morts, les gardes nous les font enterrer dans la partie de mine désaffectée, après quoi le camion jaune repart. On nous distribue de l’eau tiède et une louche de riz à chacun, et puis le turbin recommence dans l’accablante chaleur.

Il dure jusqu’au soir, ponctué de coups de fouet et d’invectives. Parfois, un homme frappé d’insolation s’écroule. Un garde vient alors s’assurer qu’il est hors d’usage, lui file une praline dans le chignon et le fait enterrer. C’est simple, rapide, de bon goût et cela évite les formalités. M’est avis que les pompes funèbres générales ne doivent pas faire florès dans la région.

Lorsque l’obscurité revient, coup de sifflet final de l’arbitre. Les hommes se mettent en rang d’un pas pesant et repartent en chantant. Le chant est obligatoire.

— Je m’en souviendrai de celle-là, balbutie Béru. Moi qu’aime pas le jardinage, je suis fadé. Vise un peu ces Wonder que j’ai dans les paluches !

— J’en ai autant à ton service, gars, soupiré-je en lui montrant mes paumes couvertes de cloques impressionnantes.

It’s a long way to le pénitencier. Près de quatre bornes ! Les gars titubent en marchant.

Nous atteignons une sombre forteresse dont le toit pagode ne parvient pas à humaniser la dure architecture. On franchit une lourde qui se referme derrière nous avec un bruit d’écluse, puis une autre, tout aussi rébarbative et épaisse que la précédente. Nous voici dans un vaste quadrilatère bordé de façades dont chaque fenêtre ne permettrait même pas le passage d’une tortue adulte. Coup de sifflet : la colonne se fige. Un gardien paraît, un registre en main et se met à appeler des noms chinois.

— Téhun sa lo ! répond mornement chaque intéressé en allant se placer devant l’homme.

On entend la voix acide du garde réverbérée par la cour sonore.

— Sou po Chou !

— Téhun sa lo !

— Li d’kan !

— Téhun sa lo !

Et ça se poursuit.

À un moment donné, j’entends appeler, avec un accent épouvantable :

— John Johnson !

Personne ne moufte. En un éclair, je pige qu’il s’agit du blase d’un des fugitifs de la noye.

— Réponds à l’appel en criant Téhun sa lo ! dis-je au Gros, et ne cherche pas à piger !

— John Johnson ! reglapit la voix.

— Téhun sa lo ! répond docilement sa Souplesse en s’avançant. Et un drôle ! ajoute-t-il.

Il se met à la queue, comme les autres.

— Burk Eleven ! continue le mec.

J’attends un poil de seconde manière de voir si quelqu’un va répondre, mais non.

Alors, fissa, le cher San-Antonio plein d’astuce, se met à crier :

— Téhun sa lo !

Je rejoins de la sorte mon digne Béru. Le garde appelle encore une demi-douzaine de zouaves après quoi, il nous fait signe de le suivre tandis qu’un de ses collègues procède à l’appel de sa propre section.

Notre groupe longe un couloir dans lequel flotte une odeur nauséabonde. Le garde déverrouille une porte basse et, un à un, nous entrons dans une cellule exiguë où gît un vieillard décharné.

Ce bonhomme n’est pas tout à fait mort, mais c’est du peu au jus. Sa peau ressemble à du parchemin d’abat-jour. Ses joues doivent se toucher à l’intérieur de la bouche, et ses oreilles décollées ont l’air de deux ailes lamentables. Il a la barbouze longue et fine, les lèvres entrouvertes sur un trou noir.

— Qu’est-ce c’est que ce mec ? murmure le Gros, il joue l’abbé Faria dans Monte-Cristo ou quoi ?

— Ce n’est pas un jeu, mon fils, soupire une faible voix.

On regarde autour de soi, interloqué comme un gars interlope à Interlaken. Nous sommes une trentaine dans une cellote prévue pour deux.

— Qui qui cause français ? demande Bérurier.

— Moi, mon fils, fait la voix exténuée.

Nous réalisons alors que le vieillard nous parle dans notre langue. Je m’agenouille près de lui.

— Qui êtes-vous ? demandé-je doucement.

Il essaie de trouver un peu d’oxygène pour répondre, mais dans ce cul-de-basse-fosse, c’est pas fastoche, surtout que trente gars pompent en priorité le peu d’air pénétrant par la meurtrière.

— Mon nom est Gî ber Jeûn, soupire le vieillard, j’étais professeur de langues occidentales au lycée de Bou Fé Mhon.

— Pourquoi vous a-t-on jeté en prison ?

— À cause de mon manque d’opinions politiques, mon fils. Les hommes, de quelque bord qu’ils soient, appartiennent à un monde où il vaut mieux avoir des opinions subversives que de n’en pas avoir.

Nous sommes interrompus par la soupe : une gamelle d’un infect bouillon dans lequel flottent des débris de poisson.

La bouille de Bérurier fait rigoler tout le monde.

— Eh ben, mon pote, soupire-t-il, c’est pas un trois étoiles ! Le rata sent la dégueulade et pour ce qui est des calories on aurait meilleur compte de lécher le mur qui, lui, au moins, est plein de m… !

En nous pinçant le naze nous avalons le méchant brouet. Puis, tandis que les autres instituent une rotation pour s’allonger : deux à la fois avec relève (si l’on peut dire) toutes les dix minutes, je me penche à nouveau sur le vieux professeur.

— Avant nous il y avait deux Américains ici ?

— Deux Anglais, rectifie-t-il. Ils se sont évadés cette nuit !

— Comment s’y sont-ils pris ?

— Ils sont restés sur le chantier et, au moment de l’appel, deux des autres sections ont répondu à leur place. Ensuite ces deux hommes ont pu quitter le rang avant de pénétrer dans la cellule.

Il exhale un long soupir fétide.

— Mais je doute qu’ils aient pu réussir dans leur entreprise, sur des kilomètres à la ronde le terrain est miné.

— Je sais.

J’explique au Vieux la manière dont nous nous sommes introduits dans le camp.

— Il eût mieux valu pour vous que vous sautiez sur des mines, fait-il, car dès qu’on s’apercevra de votre présence ici, vous serez torturés et décapités.

Il ajoute :

— Et on s’en apercevra fatalement demain matin.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est le jour de la visite individuelle.

— Qui étaient les deux Anglais et pourquoi les avait-on internés ?

— Il s’agissait de deux aviateurs dont l’appareil se rendait à Hong Kong et qui, à cause d’une panne, durent se poser à Haï Nan. Ils s’attendaient à être exécutés d’un jour à l’autre, c’est pourquoi, hier, ils ont risqué le tout pour le tout !

— Qu’est-ce qu’il débloque, le fakir ? demande Sa Bérurerie.

Pas content, le Gros. Faut reconnaître qu’il n’y a pas de quoi pavoiser. Il n’a rien becqueté et il est obligé de se tenir debout au milieu d’un groupe d’hommes malodorants, ça n’a rien d’excitant.

Je me redresse difficilement, de façon à me trouver tout contre la bedaine du camarade Béru.

— Ça va mal et ça continue, lui dis-je, selon le vieillard, nous sommes flambés comme des crêpes. Demain, c’est nos cigares qui vont rouler dans le sable de la carrière.

— J’aime autant ça plutôt que de supporter cette proximité, déclare-t-il non sans noblesse. Je me fais l’impression de voyager dans un wagon à bestiaux.

Il danse d’un pied sur l’autre.

— On va passer la noye debout, avec cette lumière dans les Lissac, tu crois ?

— Hélas !

Une grosse ampoule est fixée au plafond, éclairant nuit et jour l’infect local.

Le cauchemar continue, plus impressionnant au fur et à mesure que s’égrènent les minutes. Un cauchemar visqueux, dense, pestilentiel. Nos compagnons de cellule ont des bouilles de méduses, qui luisent dans la cruelle lumière électrique. Je les vois déjà cadavres. Ça n’a rien de difficile, du reste ! Fixez un instant n’importe quel homme et vous verrez se dégager son cadavre de lui-même, comme on aperçoit le fond d’une rivière lorsque le soleil tombe d’aplomb dessus. Toutes les têtes sont en os, la viandasse, c’est qu’une illusion, un fard léger qui s’estompe rapidement et que la première averse venue délaye et efface.

— Qui c’est ce mironton ? insiste soudain Béru en montrant le mourant.

— Un ancien professeur de langues, jeté en prison pour absence d’opinions.

— T’es sûr qu’il est franco ?

— On peut se méfier des gens qui font de belles promesses, Gros. Lui ne me promet que la torture et la mort.

Sa Rondeur hoche la tête, indécise.

— Et si on était déjà mort ? demande-t-il.

Cette hypothèse métaphysique, de la part de Béru, ça vous commotionne, croyez-moi.

— Qu’entends-tu par là. Belle Pomme ?

— Quéque jour avant de gerber, j’ai visionné à la téloche un film où ce que les mecs canaient sans même s’en apercevoir. Un couple ! Ils étaient morts et se mettaient à vadrouiller avec d’autres morts. La seule différence avec avant, c’est qu’ils pouvaient pas causer aux vivants, ni même être vus par eux. Ils se faisaient tarter dans les rues. Y’en avait en costar Louis XV, d’autres fringués en archers, et d’autres encore loqués mylord. En ce moment je me fais c’t’effet, gars. S’ils étaient morts tous ces pauvres zigs, hein ? Et nous également, sans qu’on s’en soye avisé ? Suppose que le mec au sabre de tout à l’heure nous ait cisaillé le cigare avec dextérité et qu’on l’ait déjà commencé notre méchante éternité vasouillarde, avec tous les macchabées oisifs ? Si on était coincé dans la nasse, à se branler les couennes jusqu’à toujours ?

Je ne l’entends plus. Je regarde l’installation électrique et voilà que mon esprit ingénieux se met à se beurrer la tartine. Je suis le Bibi Fricotin de la maison poulaga, les mecs ! Le vice-rédacteur en chef de la revue Système « D ». J’ai tellement d’imagination que, lorsque je déménagerai, faudra que je frète un camion spécial pour la transbahuter.

— Qu’est-ce que tu regardes en l’air ? s’inquiète Bérurier, tu fais ta prière ?

— Mieux que ça, Gros, soufflé-je, je fais des projets.

— T’as de la santé, mon pote. Et lesquels sont-ce, sans indiscrétion.

— Mate un peu l’électricité.

Il lève les yeux et regarde.

— Alors ?

— C’est de l’installation primitive. Un branchement de fortune. Les gars ne se sont pas cassés : ils ont tout bêtement tiré des fils à travers le bâtiment qui doit dater des empereurs At’choum !

Bérurier dont la barbe a poussé se gratouille les joues de ses ongles en grand deuil.

— Je pige pas où que tu veux en venir. Si t’éclairerais ma loupiote ?

— Je vais plutôt l’éteindre.

— Comment ça ?

— On enlève l’ampoule…

— Et after ?

— On arrache le fil du plafond…

— And après ?

— On le débarrasse de la douille et on se met à gueuler jusqu’à ce qu’un gardien se pointe.

— Alors ?

— On lui dit que le vieux vient de clamser. Il délourde pour s’en aviser…

— Et puis ?

— Et puis dès qu’il paraît je le mets en contact avec le fil électrique.

— Et alorsss ?

— Je connais la chanson jusque-là, soupiré-je, pour ce qui est du refrain faudra l’improviser. T’es d’accord pour risquer le paquet, je suppose ?

— Œuf Corse !

— Bon, alors, je vais demander au vioque de foutre les autres au parfum.

— Et s’ils n’étaient pas réglos ? suppose l’incrédule.

— Nous le saurions déjà, tu oublies que ce sont eux qui, à la mine, nous ont aidés à passer pour les Anglais évadés.

— Juste.

Je m’incline à grand-peine sur le malheureux Gî ber Jeûn. Il ne doit pas en avoir pour très longtemps.

Il a le regard du saumon qu’on vous sert en lever de rideau dans les bouftances bourgeoises.

— Grand-père, l’appelé-je, pouvez-vous traduire quelques mots à nos compagnons ?

Il opine afin de se ménager. Il est obligé de fonctionner à l’éconocroque désormais. Je lui dis ce qu’il doit transmettre aux autres codétenus. Il soulève un store et me fixe d’un œil blême.

— Vous êtes un audacieux, mon fils ! murmure-t-il.

Puis il se met à chinoiser. C’est aussi magique que le potage. Les autres s’arrachent à leur somnolence nauséeuse et verticale afin d’écouter. Quand il se tait, un petit détenu, dont j’ai déjà remarqué l’œil pétillant, lui dit quelque chose. Le grand dabe fait un suprême effort.

— Cet homme objecte qu’un garde n’ouvre jamais la porte sans être accompagné de deux autres en armes.

Je m’en doutais un peu.

— Dites-lui que ça n’a pas d’importance et demandez-leur s’ils sont d’accord pour risquer l’aventure.

Nouveau conciliabule. Je vois les camarades prisonniers hocher la tête.

— Ils sont d’accord, mon fils !

— Merci, grand-père ! Que la paix soit avec vous !

Je ne perds plus un instant. Béru me fait la courte échelle afin que je puisse atteindre l’ampoule. Au lieu de l’ôter tout de suite de sa douille, je commence d’arracher le fil du plafond. Il ne tient que par des cavaliers rouillés plantés dans une latte de bois et ça vient assez facilement. Les trente détenus ont les yeux rivés sur moi. Ces faces jaunes aux regards hallucinés me dopent.

Les apôtres devaient pas le regarder autrement, Jésus, quand il ridiculisait les scaphandriers en marchant sur les eaux ou quand il réduisait les boulangers au chômage en multipliant les brignolets.

Je récupère le fil sans bavure. Comme il débouche d’un trou percé au-dessus de la porte, cela me laisse une bonne longueur disponible. Maintenant, le plus duraille reste à faire : enlever la douille après l’ampoule, c’est-à-dire marner dans le noir, en étant serré comme un anchois dans sa boîte. C’est minutieux comme turf, et dangereux, car si je morfle une décharge dans les paluches, je vais électrocuter tous les autres, puisque me trouvant en contact étroit avec eux !

— Refoule-les au maxi pendant que je dévisse la douille ! ordonné-je au Mastar.

Sa Majesté s’y emploie. Je voudrais posséder des doigts de dentellière pour mener à bien ce délicat travail. Ma volonté est si tendue que mes doigts paraissent s’effiler. Je parviens, de la pointe de l’ongle, à dévisser la première vis lilliputienne… Et puis, c’est au tour de l’autre. Nous sommes plongés dans un noir opaque. Les respirations haletantes constituent un angoissant fond sonore. De ma main gauche, je tiens solidement le double fil, je coule la droite sous la douille et, d’un coup sec, j’arrache cette dernière.

En piste !

— Grand-père ! appelé-je dans l’obscurité.

Un gémissement, une plainte escamotée.

— Nous allons alerter le gardien, dites aux autres que lorsqu’il demandera ce qui se passe, ils devront répondre… (là, je marque un temps)… que vous êtes mort !

C’est effroyable comme situation. Demander à l’intéressé de traduire de telles paroles ! N’avoir que lui qui puisse les traduire ! Ah ! je vous jure que dans cette affaire je serai allé jusqu’aux limites du soutenable.

Je file un coup de pompe dans la lourde. Ça déclenche un concert. Quelques minutes s’écoulent, et puis le judas coulisse. Naturellement, il y voit ballpeau, le gardien. Il a beau coller son œil à l’orifice, on lui joue « Purée de Goudron dans le Tunnel » en vistavision.

Il demande des trucs. Un de nos compagnons lui répond. Alors, le gardien quitte le judas et parlemente avec d’autres gardes que j’aperçois par le guichet resté ouvert. Ils sont deux, en effet. L’un a une mitraillette. Il ôte la bretelle de son épaule et la prend en main.

J’entends le verrou coulisser. J’ai observé qu’il y en avait deux. C’est celui du haut que le gardien actionne en premier. Je me baisse, le fil dardé. Grâce à la clarté tombant du judas, j’y vois un tantinet. Je repère les rivets fixant le verrou du bas. Pour que mon truc marche, il faut jouer sur des fractions de seconde. Je dois brancher le jus après que l’homme a tiré le verrou, mais avant qu’il n’ait lâché la poignée. Je retiens ma respiration. La petite fourche que composent les deux fils n’est qu’à quelques millimètres du rivet. Ça grince… Je devine le geste du gardien, je l’accompagne de l’autre côté du panneau. Soudain je devine que la tige de fer a quitté sa gâche.

En avant la musique. Je plaque les fils dénudés contre le rivet. Pendant un instant, c’est comme dans un rêve, lorsqu’on tombe dans un gouffre mystérieux et sans fin. Pas un mot, pas un cri, pas un mouvement. Le monde est devenu une abstraction monstrueuse. RIEN NE SE PRODUIT !

Je me demande si le courant a passé et s’il est assez fort pour provoquer une réaction !

— Mate un peu par le judas ! enjoins-je au Gros.

Il se détranche à bloc, Béru, plaquant son mufle dans l’ouverture à s’en faire gicler la gobille à l’extérieur.

— Il est à genoux, dit-il. Il ne bouge plus.

— Et les deux autres ?

— Ils attendent. Ah ! en v’là un qui sourcille… Il commence à se demander à quoi que joue leur pote.

Le Gros commente sobrement, très vite :

— Il se baisse aussi. Il veut secouer son petit camarade. Coincé ! Il bascule sur lui. Oh ! pardon, c’est pas du jus de chic qui roule dans ces fils ! On est branché sur la force dans l’hostellerie de « Couche-misère ». Peut-être même sur l’haute-tension ! Reste plus que le troisième qui entrave que pouic à ce circus !

— L’homme à la mitraillette ?

— Yes.

— Pourvu qu’il ameute pas la garde !

— Non, c’est une vraie truffe ! Il se penche ! Il avance la pogne ! Pris ! C’est gagné !

Je me relève et je tiens le fil très haut levé pour éviter un accident à l’intérieur de la cellule.

— Sortez ! crié-je, et sans bousculade. Ramassez les armes et les clés, ouvrez les autres cellules.

— T’occupe pas du chapeau de la gamine ! fait dans l’obscurité la voix du nyctaglotte.

Le premier il pousse la porte.

Et il sort le premier !

Bravo, Béru !

Загрузка...