Quand on est San-Antonio, faut savoir tout faire. Sinon il vaut mieux se chercher une place d’encaustiqueur de passages cloutés et pas faire tarter le public avec des histoires à la mords-moi le neutron !
Je sais donc, entre cent quatorze millions de choses, faire le poing au Palais de la Mutualité et le point quand je suis en bateau ou en aéronef. C’est pourquoi, m’étant avisé que le pilote cherche à nous faire du contrecarre, je le remets au pli en même temps que dans le droit chemin grâce à une baffe bien sentie. Ce qui l’amollit, c’est moins la beigne que ma sagacité. Aussi n’insiste-t-il plus et nous drive-t-il là où je lui ai demandé de nous mener.
L’hélicoptère, suis-je étourdi, j’oubliais de vous le signaler, est un Pétahouchenoque VI à virginateur compensé. Il possède une vitesse de croisière de cinq cent six kilomètres trois cent vingt-cinq, une autonomie de huit heures quatre minutes onze secondes, et un rayon d’action de quatre mille kilomètres dans le sens de la longueur et de trois mille dans celui de la largeur.
Il peut transporter deux cent huit personnes, plus un enfant ou M. Paul Reynaud ; c’est dire si à trois hommes et un mouton on y tient à l’aise !
De plus, l’appareil est pourvu de tous les perfectionnements puisqu’il comporte : une chambre syndicale, un kolkhoz (toujours mon lapin), un stand de tir, un trottoir cyclable, une salle de ping-pong et une soute à coolis.
— Quel est le programme, si c’est pas un effet de mon indiscrétion ? demande Béru, lequel continue, mutin en diable, à chatouiller la nuque du pilote avec le canon de son propre pistolet.
— Il est chargé, mon pote, murmuré-je, depuis l’épicentre de mes réflexions. Nous allons près des rizières du Poû Lo Pô.
Il est vrai que je n’ai guère eu le loisir de le mettre au courant de la progression de notre enquête. Je lui fais part des révélations d’O.S.S. 116 et il exulte.
— Alors on brûlerait ?
— Je l’espère.
Il médite un instant et ajoute :
— Puisqu’on sait à peu près où qu’elle se trouve cette p… de base, si on rentrerait à tome du temps présent puisqu’on a un coucou à notre disposition ?
— Nous devons vérifier l’exactitude du tuyau, Gros. Nous devons livrer du précis.
Quant à ce zinc, on peut pas se permettre une grande croisière avec lui, d’ici pas longtemps les radars vont manier leurs grandes oreilles pour nous détecter, tu penses bien !
— Oui, c’est vrai…
Une heure de trajet. Le pilote me montre le plancher de l’index.
— Fou Zi Toû ! annonce-t-il laconiquement.
De ma main posée à plat, je lui fais signe de se poser. Il perd de l’altitude, virevolte un instant et se pose comme une feuille de marronnier sur une pelouse.
Je mate par les vitres. Nous nous trouvons non loin d’un stade, dans la banlieue d’une agglomération. Ici la nuit est obscurcie par de gros nuages malades. J’ouvre la porte de l’hélicoptère. Un épais silence règne sur Fou Zi Toû.
— Fin de section, tout le monde descend ? demande Béru.
— Pas tout le monde, dis-je en revenant au poste de pilotage.
J’arrache les appareils de radio et je les piétine. Après quoi je foudroie notre pilote d’un bon coup de crosse sur la coquille. Instantanément il s’endort d’un sommeil aussi profond que le gouffre de Padirac.
— En route, Gros !
Il fait tiède et doux.
Nous longeons une voie ferrée et nos pas résonnent sur l’asphalte. Pourquoi, soudain, ai-je l’impression de me trouver quelque part en France. Il y a dans l’air immobile une odeur de suie et de pluie pas encore tombée. Une confuse clarté pointe à l’horizon. Ça me rappelle des parties de pêche à la ligne faites jadis, quand j’étais mouflet, en compagnie de mon oncle Gustave. La nuit avait cette touffeur secrète, à la fois, tendre et angoissante. Nos pas éveillaient les mêmes échos. Je dormais encore en marchant, regrettant mon lit, mais pris pourtant par mon goût de l’aventure. Je me rappelle les berges tristes dans le brouillard, les saules biscornus du bord de l’eau, la torpeur mystérieuse de l’onde à la surface de laquelle bondissait çà et là un poisson avec un bruit de gravier jeté à l’eau. Il y avait la forte odeur de la sacoche de Tatave bourrée d’ustensiles et qui sentaient le poisson. Des écailles séchées adhéraient aux parois de la sacoche…
— Tu crois qu’on va la dénicher facile, la gonzesse que t’a causé le Vieux ? demande Béru.
— Faudrait tout d’abord trouver sa rue.
— Le hic c’est qu’on ne peut pas demander notre chemin à M’sieur l’agent !
— On ne peut le demander à personne. Ah ! misère, vivement le langage unique ! Mais c’est pas demain la veille. Ils s’accrochent tous à leur langue, à leur syntaxe. J’ai hâte d’écrire en espéranto, moi, Béru. S’ils pi-pigeaient au moins ça, les hommes : tout ce qu’elle leur apporterait, l’uniformité du langage, ils se dégrouilleraient d’étudier l’unisson et de devenir moins c… !
Cyprien chemine derrière nous, les oreilles pendantes, en émettant de temps à autre son nostalgique bêlement. À la fin on se retourne. Il est touchant ce brave mouton. Il s’arrête pour nous regarder lui aussi. On le devine habité par une farouche vocation. Il est devenu béruriste et il ira jusqu’au bout de cet élan sublime.
— Chère petite bête, s’apitoie Béru, ce que je voudrais l’emmener dans nos prairies de Normandie. Les prés salés, il s’en régalerait ce trognon ! Il peut pas comprendre. C’est comme si tu causerais du Grand Véfour aux mecs d’ici. Leur bol de riz, tu parles à quoi il ressemblerait chez le Raymond !
On se remet en marche tous les trois. Je suis vanné. Les maisons tangotent autour de nous. Il me semble qu’elles vont s’écrouler comme au cinoche, dans les films où l’on voit un typhon, avec les toitures qui font du cerf-volant, et les murs qui se mettent en portefeuille.
Une pluie épaisse, gluante, se met soudain à vaser. Elle nous cingle le dos violemment. Elle brûle, ma parole !
— Va falloir trouver un abri ! déclare le Gros. Déjà que j’aime pas l’eau dans le Pernod, alors tu juges !
Nous nous collons sous un auvent en forme de pétale pour attendre que ça se tasse. Une enseigne balancée par la bourrasque geint tristement de l’autre côté de la rue. Je la regarde machinalement et je secoue le brandillon du Mastar.
— À ton avis, ça représente quoi cette enseigne ? le questionné-je.
Il se détranche, plissant ses sourcils roussis par l’incendie de la jeep pour mieux voir.
— Un lézard, non ? propose mon Fervent.
— Et de quelle couleur est-il ?
— Doré.
— Il s’agit du fait d’un Caméléon doré. La fille que je cherche habite dans cette rue. Encore une fois louons la Providence !
— On ferait mieux de louer nos places pour le retour ! amertume le Gravos.
Des trombes d’eau s’abattent sur Fou Zi Toû. J’ai rarement vu lancequiner à ce point ! La flotte tombe avec une telle violence qu’elle rejaillit jusqu’à hauteur de la ceinture en touchant le sol.
— On pourrait se faire opérer de la cataracte ! biraudise Béru.
— Attends-moi là avec ton ovin, je reviens !
La tête rentrée dans les épaules j’affronte l’averse. Je passe en revue chacune des maisons de la rue. Ce sont d’assez belles constructions, survivance de l’époque où la Chine était entre les mains des vipères lubriques. Le progrès socialiste n’a pas encore pris pleinement possession de ce pays reculé et il y flotte encore une atmosphère bizarre, anachronique[16].
Ayant parcouru un côté de la rue, je la traverse pour prospecter l’autre. Je tombe bientôt en arrêt devant une boutique dans la vitrine de laquelle on a placé des photographies de cercueils. Elles ont une forme bizarroïde, les boîtes à osselets, ici. Elles sont laquées rouge avec des dessins dorés qui représentent : un chapeau de gendarme, une échelle de pompier, un escargot stylisé, une pince à sucre à tréma, et une clé à mallette. Le tout signifiant je pense : « À notre défunt regretté. »
Je vais pour continuer ma revue de façades lorsqu’il me revient en mémoire que la fille dont m’a parlé le professeur est embaumeuse.
Que faire ? En frappant à un mauvaise lourde je risque de rameuter la garde. Pourtant la pluie torrentielle et l’imminence du jour m’incitent à prendre mes responsabilités. Toc-toc ! Ça y est, j’ai cogné à la porte. J’attends, la main crispée sur la crosse de ma mitraillette… Quelle peut être la réaction d’une demoiselle à laquelle deux hommes pas rasés, aux torses nus, armés de mitraillette et suivis d’un mouton demandent asile à quatre heures du matin ?
Une lumière filtrant sous la porte m’annonce que je vais bientôt le savoir.
Une voix de femme me pose une question à travers le panneau de bois. En chinetoque, naturellement, pourquoi s’en priverait-elle, en somme, puisque nous sommes en Chine ?
Une dernière hésitation de ma part et je murmure, dans un français sans accent :
— Je suis un ami du professeur Gî Ber Jeûn.
On ne délourde pas. Silence et méditation. Je rassemble mes souvenirs et je déballe tant bien que mal la phrase sésame du vieillard :
— Si tâbo bopr’ an d’lasprô.
Illico, le lo ké est tiré. L’huis s’entrebâille comme l’huître que vous oubliez sur le radiateur du chauffage central et j’aperçois une silhouette sombre.
— Qui êtes-vous ? questionne-t-elle dans ce beau langage pour lequel Molière fit tant et moi si peu.
— Je voudrais parler à Mlle Ko Man Kèlé !
— C’est moi, déclare la forme noire.
À cause de la pluie fracassante, elle reste à l’intérieur de son logis, si bien qu’il m’est impossible de voir encore son visage. Mais la voix est jolie, harmonieuse et calme. Miss Ko Man Kèlé ne s’émeut pas de voir cette espèce d’aventurier sur son paillasson.
— J’ai besoin d’aide, mademoiselle, et le professeur m’a dit que je pouvais compter sur la vôtre !
— Entrez !
— C’est que je ne suis pas seul, un ami m’attend au bout de la rue !
— Allez le chercher !
Je me contente de siffler entre mes doigts d’une façon convenue. Bientôt la forme massive du gros apparaît, galopant sous la flotte. Je les vois avec des yeux étrangers, lui et son bélier, et je me dis que ce gros Saint Jean-Baptiste la fout plutôt mal. Que va penser notre hôtesse de ce surprenant équipage ?
— Ça biche ? interroge le Dodu, haletant.
La silhouette sombre s’efface.
— Venez.
Nous pénétrons dans une large pièce qui sent le fade, le musc et une autre odeur indéfinissable, obsédante. Une faible loupiote brille, répandant une lumière rouge, très boxon.
J’avise alors la jeune fille qui nous accueille. J’en ai les nerfs qui se trémoussent. Imaginez une dadame haute d’un mètre cinquante, large comme un vaisselier, ventrue, mafflue, bouddhique, avec une figure comme les fesses d’un tailleur où deux égratignures figurent les yeux, et une troisième la bouche, et qu’orne une tubercule bizarre qu’il faut se résoudre à appeler nez. Elle a le cheveu gras, huileux. Toute sa frite du reste est huileuse à la señorita Ko Man Kèlé.
Si elle s’exposait trop longtemps au soleil, elle frirait sûrement.
Je m’incline et me présente, puis je présente le Gros.
— Comment va mon vénéré Maître ? demande-t-elle.
— Il vit ses ultimes instants, mademoiselle.
— Il est toujours détenu au pénitencier de Tu Man Di Ratan ?
Entre nous et entre parenthèses, j’ignorais le blaze de la taule d’où nous venons de gerber.
Je raconte à l’accueillante damoiselle la dernière partie de nos pérégrinations. Elle approuve.
— Votre témérité est récompensée, fait-elle. Je ferai l’impossible pour vous aider.
Du coup, je lui baise les mains. Béru se croit obligé d’en faire autant.
— Vous êtes la Chinoise la plus choucarde que j’aie jamais vue, affirme-t-il en faisant jouer ses stores, pourtant j’en connais une dans un restaurant chinois de la rue M’sieur-le-Prince qu’est pas dégueulasse. Si vous voudrez mon avis, la Chinoise a tendance à être sèche, elle manque de rotondités. Vous, au moins, vous avez le rembourrage pullman.
— Je fais de l’anémie graisseuse, soupire Ko Man Kèlé.
— Ça vous va bien, madrigale Béru.
Vous le voyez, mes amis, l’affaire ne s’engage pas trop mal.
La disciple du professeur Gî Ber Jeûn nous accommode un repas digne de Lucullus. Jugez-en plutôt : Ri D’vô Kla Mâr, Po Té O ver Niâte, From’ ton, Pro Fi T‘rol. Elle nous déniche quelques bouteilles de bière et nous nous cognons le tronc de façon tout à fait remarquable, ce qui met du vague à l’âme dans le cœur du Gros.
Tout en nous accompagnant de la fourchette, Ko Man Kèlé nous parle de sa vie. Son père était un familier de Tchang Kaïchek qui fut mis à mort par le nouveau régime. Sa mère vit à Formose avec ses sœurs. N’ayant pu les suivre à temps Ko Man Kèlé a repris le fond de pompes funèbres familial et s’est affiliée au Parti, histoire de donner le change, mais elle est pour le retour à Tchang, la môme dodue.
Elle a été en outre profondément marquée par ses études de langues occidentales et son vieux prof lui a donné une formation d’esprit peu compatible avec la doctrine des dirigeants chinois.
— Dites-moi, fais-je, nous n’avons séjourné que peu de temps au pénitencier du Tu Man Di Ratan, quel est donc le minerai qu’on fait extraire aux détenus ?
Elle hausse son sourcil en forme d’accent grave.
— Vous l’ignorez ?
— Je n’ai pu me faire une opinion.
— Il s’agit d’une mine de loto.
— Comment cela ?
— C’est dans le minerai que vous extrayâtes qu’on fabrique les boules de loto de compétition. Vous n’ignorez pas que ce jeu est très usité chez nous. Il est obligatoire dans les écoles. Les manufactures de Loto travaillent jour et nuit et représentent quarante pour cent de l’industrie nationale. On exporte dans le monde entier, particulièrement dans les pays d’Afrique, où nous échangeons nos lotos contre du tapioca, du bois précieux, des défenses d’éléphants et la photographie en couleur du colonel Nasser. Le nouveau plan quinquennal prévoit pour 1970 un jeu de loto par tête d’habitant, et le ministre de la marine marchande, O Na Zi, a mis en chantier la fabrication de cargos spécialement aménagés pour le transport du loto.
Tout en devisant, nous finissons de petit-déjeuner copieusement.
— Que puis-je pour vous, maintenant ? nous demande la chère Grosse fille.
— Eh bien, nous aimerions prendre un peu de repos, un bain, et la route des rizières du Poû Lo Pô, énuméré-je.
— Il en sera selon votre désir, dit-elle, je vais vous enfermer dans un local discret, suivez-moi.
Elle nous fait traverser un couloir et pousse une porte matelassée. Nous entrons à sa suite dans une pièce obscure où règne une fraîcheur de cave. Je m’attends à ce qu’elle actionne un commutateur, mais Ko Man Kèlé n’en fait rien et nous guide dans l’obscurité jusqu’à un tapis.
— Étendez-vous là-dessus et dormez, recommande-t-elle. Je vous éveillerai dans l’après-midi afin de vous conduire dans la région des rizières.
Nous nous allongeons et elle se retire.
— Adorable fille, murmure le Gros, je lui jouerais bien l’introduction du Morceau de Faust dans l’Ouverture de la Fille de Madame Angot.
Sur ce regret en forme de vœu-le-plus-cher, il s’endort avec Cyprien en guise d’oreiller. Je lutte un instant car je suis très sensible aux odeurs et celle qui flotte ici me colle la migraine.
Mais la fatigue est souveraine.
J’abdique.
Pour une fois, c’est Béru qui se lève le premier. Lorsque je rouvre mes vasistas (sans résultat puisque je suis dans le noir), je ne perçois que le souffle calme du mouton.
— Béru ! appelé-je.
Personne ne me répond. Je me lève et gagne la porte au jugé.
Depuis le couloir, je perçois des cris, des acclamations, un brouhaha confus. Me guidant au bruit, je pénètre dans une pièce tendue de soie noire où sévit un poste de télévision. Qu’aperçois-je sur le petit écran ? Le Président de la République Française.
Je me rappelle pour lors les paroles du Vieux nous recommandant de passer pour des Suisses afin de ne pas troubler le voyage présidentiel à Pékin. Un speaker jacte très vite et, quelque part dans le salon, Ko Man Kèlé traduit au fur et à mesure. Je tourne la tête à droite (je pourrais aussi bien la tourner à gauche ne souffrant pas de torticolis et n’ayant aucune vertèbre de déplacée) et j’avise la grosse embaumeuse assise sur les genoux de Béru. Vision extrême-orientale s’il en fût ! C’est bouddha pelotant bouddhate. Le Gros a la main baladeuse et le bisou à répétition.
— Devant une foule immense évaluée à environ seize millions de personnes, traduit notre hôtesse, le président de la République Française monte à la tribune où il va prendre la parole en chinois !
— Ça ne m’étonne pas de lui, s’attendrit le Mastar, v’là un homme qu’est polygone bien qu’il habite pas Vincennes !
Le président a gravi les degrés de la tribune et se met à faire dix heures dix avec les bras.
On l’acclame derechef (d’État). Et alors le miracle se produit : il cause en chinois. La traductrice enchaîne dans la foulée : « Quand l’homme du dix-huit Brumaire vient à Pékin[17], c’est que le monde est en plein bouleversement… »
— Te casse pas la nénette, ma gosse, je connais la suite par cœur, assure le Gravos. J’ai été content de le revoir, mais maintenant tu peux z’éteindre biscotte je vais t’apprendre des trucs que ton vieux prof n’a sûrement pas été foutu de t’enseigner.
Il la fait basculer sur la natte à télévision (dans la pièce n’y a ni natte à lit ni natte à chat) et l’entreprend dans un style époustouflant. La pudeur m’inciterait à battre en retraite, mais, chose paradoxale, la discrétion me retient car maintenant que le bruit de la téloche a cessé, si je repartais j’attirerais leur attention. Or, rien n’est plus dangereux que de choquer des amoureux à la fleur de leurs ébats. On risque de leur provoquer un traumatisme dans le système tubo-recourbé et allées-et-venues capricieuses.
Sa Majesté qui a du talent, de l’ardeur et les moyens de l’exprimer, lui fait tout d’abord la perruque tournante, ensuite la mayonnaise ratée, le canoë fantôme, la chatte sur le toit brûlant, le délirium très mince, le même en plus gros, la farce de Maître tâtelard et puis, pour en terminer, le sabre et le goupillon, la calotte glaciaire, le trou normand et la crêpe dentelle. Beau programme, tous les initiés l’admettront ; par initiés, j’entends les hommes qui, en dansant, parlent à leur cavalière de choses qui le sont également et non de leur profession.
Je me trouvais, voici quelque temps, dans une manière de bal de sous-préfecture, avec des bonshommes fringués à la noces-et-banquets et des dames grassouillettes à étoles de renards désargentés. Je faisais relâche, regardant tournoyer ces couples de beaufs et tendant l’oreille à leurs propos. Dans des altitudes de valses viennoises, ils se roucoulaient des trucs qui semblaient sensuels, les mectons frappant le plancher de la pointe du nougat, à chaque tourbillon. Vous savez ce qu’ils leur causaient, les Jules, à ces dames les emplumées ? Un garagiste, en passant devant moi, il gazouillait, l’œil badigeonné au blanc d’œuf : « Il ne faut pas rester comme ça. Venez me la montrer, ça doit provenir du Delco, vous avez sûrement les vis platinées qui déconnent… » Et puis arrivait un docteur, serrant sur son cœur une brassée de charcutière à motif imprimé. « Tous vos ennuis découlent de votre constipation chronique, ma bonne amie — Vous croyez ? » se pâmait l’autre, aux limites de l’extase. On la sentait vachement fière de sa constipation. Ça défilait comme des figurines de boîte à musique devant moi. Trois petits tours et ils partaient, flirtant à leur façon, sur leurs longueurs d’ondes personnelles en restant dans le cadre de leurs métiers pour ne pas se perdre, pour ne pas glisser. Le notaire parlait de faire l’acte de chair sous sein privé, l’architecte promettait à sa partenaire de rectifier son siphon de vidange, et le boulanger chuchotait à la sienne qu’elle avait de belles baguettes, des miches de premier choix et que son rêve serait de lui faire une fournée d’honneur.
Mais revenons au Gros et à sa Fou Zi Toûnienne. Ayant réalisé une belle performance, ils gisent, haletants, sur leur natte comme deux poulpes dans le fond d’une barquasse. Je tousse un peu pour me manifester.
— Bonne année à vous deux, lancé-je gaiement, joyeuses Pâques et que la fête continue !
Bérurier se redresse et me virgule un clin d’œil.
— Tu serais arrivé un poil plus tôt que tu nous eusses gênés, avoue-t-il. Mademoiselle et moi on s’est découvert un penchant commun, il était même tellement penché qu’on s’est retrouvés à l’horizontale, pas vrai, ma gosse ? ajoute-t-il en plaquant une claque vibrante sur le fessier de Ko Man Kèlé.
La femme comblée sourit gauchement et cache son émoi dans l’épaule de son vainqueur.
— Elle a que vingt ans, l’excuse Béru en berçant tendrement son tombereau de saindoux, on est pudique à c’t’âge-là !
Nous procédons à une toilette très poussée. Ko Man Kèlé nous prête son rasoir et bientôt nous ressemblons, Bérurier et moi, à deux hommes civilisés.
— Vous tenez vraiment à partir tout de suite ? demande-t-elle en louchant sur le Casanova des faubourgs.
— Faut bien, môme, dit le Gros en lui massant les hémisphères d’un geste courtois. Y’a pas de raison que notre président fasse sa culture physique en plein soleil sur la Grand-Place de Pékin et que nous autres on joue les désœuvrés.
Il est tout ragaillardi, l’Alexandre-Benoît. Il piaffe comme un bon bourrin qui se sent regardé par Léon Zitrone.
— Je vais vous conduire, soupire la tendre Ko Man Kèlé, laquelle n’est plus jeune fille si elle est encore chinoise.
— De quelle manière ? m’inquiété-je.
— Suivez-moi, vous allez comprendre !
Nous retournons dans la salle où nous avons dormi. Cette fois elle actionne la lumière et nous poussons, mon grand Tamis et moi-même un cri de surprise. Tout autour de la pièce, sur des dalles de marbre, sont installés des cadavres.
Il y a là des femmes, des hommes, des vieux, des jeunes.
Je pige maintenant l’origine de cette sournoise odeur qui me tarabustait les trous de nez. Nous avons dormi dans une morgue.
Ko Man Kèlé nous sourit.
— Je n’avais que cette pièce pour vous cacher, explique-t-elle, je n’ai pas voulu vous dévoiler son usage avant votre sommeil. C’est ici que j’embaume mes clients.
Bérurier lui fait gouligouli sous les bajoues.
— Voyez-moi cette friponne qui nous file le Père Lachaise en guise de chambre à coucher ! Petite cachottière, va !
La môme nous entraîne vers le fond de la pièce. Des cercueils s’y trouvent empilés.
— Choisissez-en deux à votre taille, recommande-t-elle. Je vous transporterai jusqu’aux rizières dans mon fourgon mortuaire. Seulement, comme il y a plein de patrouilles armées sur la route, il vaut mieux jouer le jeu jusqu’au bout !
— Jusqu’au bout ! comme tu y vas, ma gosse ! pouffe Béru. Je veux bien voyager dans une de tes boîtes à viande froide, mais en qualité de vivant à part entière !
Nous nous mettons en devoir de choisir notre cercueil. C’est une besogne ingrate, qui incite à philosopher. On se croirait un peu au décrochez-moi-ça ! Je m’en prends un rouge avec des lettres dorées. Béru, lui, soucieux de son confort, exige une bière capitonnée. Malheureusement l’unique modèle susceptible de l’héberger n’est pas assez haut pour lui, qui possède une cage thoracique très développée et le couvercle force un peu pour se fermer.
— Ça ne fait rien, décide-t-il, je garde tout de même ce pardingue ; simplement je boutonnerai que le bouton du milieu.