Une sacrée secousse, oui !
Et cependant c’est bien dans de la flotte, comme le souhaitait Béru, que nous nous posons ! Notre capsule s’enfonce durement dans l’élément liquide.
— On coule ! crie Béru.
Effectivement, nous continuons de nous engloutir au sein des eaux. Mais la descente s’arrête et, après un léger temps mort, la fusée remonte lentement à la surface. Au passage nous apercevons des tas de poissons éberlués qui clignent de l’œil en nous apercevant.
— On a bien fait de pas ouvrir la lourde avant l’arrêt complet du véhicule, se réjouit Béru, ce machin-là c’est encore plus traître que le métro !
Vite, nous nous dépêtrons de nos sangles, nous arrachons nos tuyaux, nous nous dévissons mutuellement nos casques.
La fusée flotte à la surface de l’eau.
— Où qu’on est, à ton avis ? demande le Gros en m’aidant à déverrouiller la porte. Qui c’est qui l’a emporté : la manœuvre des Chinetoques ou celle que les Amerloques nous ont fait exécuter ?
— Je serais bien en peine de te répondre…
Enfin la lourde est ouverte. Nous sortons de notre étroit logement et nous nous juchons à califourchon sur la fusée.
Il fait encore nuit dans la partie du monde où nous venons d’amerrir. Néanmoins, je distingue des montagnes sur notre gauche, très près.
— Bonté divine, soupire le Gros, on n’est pas passé loin ! Tu crois que c’est quoi, ces montagnes ? Les îles Marquises ou la Chine ?
Le léger ronron d’un moteur retentit. Dans le léger brouillard qui paraît flotter sur les eaux, je distingue un canot. Il fonce droit sur nous. Un seul homme est à son bord.
— Dans un instant nous saurons si c’est le Pacifique ou l’océan Indien, Gros.
L’embarcation se précise. L’homme qui la pilote est un solide gaillard aux cheveux gris, à la face rubescente et au regard clair. Il porte un chandail marron sur une chemise blanche au col défait.
Il y a des filets à l’avant de son barlu. Il fronce les sourcils en nous apercevant, réduit les gaz, décrit un arc de cercle pour nous aborder de profil.
— Do you speak english, Sir ? lui crié-je.
Il hausse ses larges épaules.
— Vous feriez mieux de causer français si vous voulez que je vous réponde, qu’est-ce que vous faites sur ce bidon ?
Un Français ! Pas de doute : la voix, l’accent, la chaleur du timbre !
Béru murmure :
— Nous arrivons du cosmos, mon brave.
— Moi aussi, tous les matins, quand la veille j’ai ramassé une peinture, rétorque le navigateur aussi matinal que solitaire.
— Où sommes-t-on, m’sieur, siouplaît ? insiste le Gros.
— Dans le lac d’Aiguebelette, en Savoie ! répond le pêcheur d’une voix étonnée, c’est-y que vous le sauriez pas ? Oh ! dites les enfants, vous deviez être à un sacré banquet hier soir et vous avez trop forcé sur l’Apremont, non ?
Il rit d’un grand rire farceur, heureux ! Du rire qu’ont les Français quand ils vont relever leurs filets, de bon matin et qu’ils trouvent deux types à califourchon sur une fusée chinoise dans le lac d’Aiguebelette.
Sur son invitation, nous montons à bord de son canot, et on lui saute au cou, Béru et moi. On lui dit qu’il est l’être le plus merveilleux de notre vie et qu’on ne l’oubliera plus jamais.
Il ne s’étonne pas tellement car son siège est fait.
— Écoutez, dit-il, je suis le Dédé Bellemain qui tient Novalaise-Plage. Personne est encore levé à la baraque et on a la cuisine pour nous. Alors on va aller manger une paire d’œufs sur le plat, ça vous remettra de votre émotion, parce que j’ai idée que vous avez drôlement dû charger la carriole, cette nuit ! Remarquez, ça ne fait de mal à personne et, après tout on n’a qu’une vie, hein ?
— C’est vrai, murmuré-je, on n’a qu’une vie !
Un quart d’heure plus tard nous sommes dans l’aimable établissement de notre pêcheur repêcheur. Il y fait bon et calme.
— Je peux téléphoner à Paris ? murmuré-je, avant que de m’asseoir.
Il me désigne la cabine et je me hâte d’appeler le Vieux.
— Vous ! Vous ! Vous ! Vous ! s’exclame ce dernier, époustouflé. Comment ! Mais où ? Mais qu’est-ce que ! Mais enfin ! Mais mon Dieu !
Car il a su par les Services américains dans quelle position fâcheuse nous nous trouvions. Je lui résume la fin de l’odyssée.
— Tiraillé par les Chinois d’un côté, par les Américains de l’autre, expliqué-je, nous sommes tombés entre les deux continents, c’est-à-dire chez nous ! C’est symbolique, pas vrai, Patron ?
Il se racle la gorge à plusieurs reprises, ce qui ne me dit rien qui vaille.
— Écoutez, San-Antonio, me dit-il, surtout pas un mot de tout cela à personne ! À personne m’entendez-vous ? et surtout pas aux Américains car notre président vient de signer un traité d’alliance avec la Chine.
J’efface un instant de stupeur compliquée d’amertume.
— En somme, Patron, notre fantastique équipée n’aura servi à rien ?
Il se racle la gorge.
— Heu, je n’ai pas voulu dire ça, je…
La porte de la cabine s’entrouvre sur le Dédé Bellemain qui passe sa belle tête rougeaude dans l’encadrement.
— Excusez-moi, me dit-il, mais vos œufs, vous les voulez comment ?
« À l’assassin, avec un filet de vinaigre ? Je vous le conseille. C’est bon pour la gueule de bois.