CHAPITRE QUATRE

— C’est pas folichon, grommelle Sa Majesté au bout d’une heure de tape-séant. Pas étonnant qu’ils veulent s’expanser, les Chinetocks, s’ils ont que la mer de sable d’Ermenonville en guise de potager ! Où qu’on va au juste ?

— On longe la chaîne du Tibet, renseigné-je.

— Et on la longe pendant combien de temps ?

— Elle mesure plusieurs centaines de kilomètres.

Ça le fait bondir, Béru. Il se vrille la tempe d’un index qui a l’habitude de désigner les misères de la vie.

— Et après, demande-t-il ?

— On n’est pas du tout certain d’avoir un après.

Il gamberge un moment, le passe-montagne bas sur la vitrine car la nuit est froide comme une dame patronnesse. Puis il renifle puissamment afin d’éviter la formation de stalactites et demande :

— Bon, on est venu ici pour repérer une base ; seulement la Chine, c’est grand à ce que je m’ai laissé dire, non ?

— Environ vingt fois la France, Gros.

Il relève sa visière de laine.

— Et t’as la prétention d’arpenter le patelin jusqu’à ce que tu trouves la base en question ? Compliments !

Je file un coup de patin qui envoie le naze de Sa Majesté dans le pare-brise.

— Dites donc, Illustre Bérurier, fulminé-je, cette prétention, c’est vous qui l’avez émise, ce me semble !

Ça le mortifie, mais mon argument est sans réplique !

— J’étais naze, plaide-t-il.

— Ce qui ne fait qu’aggraver votre cas, mon cher.

— Tu dois bien avoir un plan, soupire le Réprimandé.

— Crois-tu ?

— T’en as toujours un en réserve, mec. J’ai jamais vu un type que les cellules grises fourmillent autant. Et, les tiennes, elles font pas la colle comme le caviar.

— Ne me faites pas la lèche, Bérurier, je vous prie. Ce sont là de basses manœuvres que je réprouve !

— T’as fini de me vouvoyer ! proteste le Piteux. Après cette séance de vol plané j’ai pas envie de te servir de puchinge-balle, tu sais ?

Je lui souris parce que c’est plus fort que moi. Il y a toujours un moment où l’on est obligé de sourire à Béru. On a beau tenter de garder son sérieux, ça part. On pouffe !

— À quoi pensais-tu, Gros, tandis que tu vagabondais dans l’espace ?

— À toi, dit-il gravement. Je t’attendais.

Sidéré, j’essaie de lire son expression sous la visière du passe-montagne. Il galèje ou quoi, le Gros ? Il me file un coup de brosse à reluire ou s’il m’oint la vanité d’huile d’amande douce ? Pourtant non, sa bouille si pénétrable reste calme, grave, sereine.

— Comment ça, tu m’attendais.

— Je me disais que t’allais sûrement tenter quèque chose pour me récupérer, que c’est impossible que j’aille me goinfrer de pissenlits avec toi au-dessus de moi ! J’avais confiance, quoi !

Cher Béru, comme l’existence est réelle pour lui ! Comme elle est solide pour cet homme dépourvu de toute angoisse métaphysique !

— T’as pas répondu à ma question, San-A. Quel est ton plan ?

Je pianote mon volant. L’air est frais. Et le silence entier de la nature éteinte me siffle aux oreilles comme le Mistral dans une coquille de bigorneau.

— Les Services Secrets amerlocks ont la certitude que la base en question se trouve dans le Turkestan oriental.

— C’est loin, ce machin ?

— Nous y sommes, Gros.

Béru file un coup de saveur hautement réprobateur sur le désert de rocaille qui nous entoure.

— Je préfère les Pyrénées-Orientales, soupire-t-il, c’est plus joyce.

Puis, redevenant professionnel :

— Et pourquoi les Ricains supposent-ils ça, gars ?

— La province de Sin-K’iang où nous nous trouvons est un désert quasi absolu, par conséquent elle est propice à toutes les expériences nucléaires et à l’établissement des bases de lancement. De plus, c’est après y avoir pénétré que tous les agents ont disparu.

— Et alors ?

— L’avantage d’un désert, gars, c’est que tout ce qui n’est pas le désert s’y remarque. En admettant que la chance soit avec nous…

Béru acquiesce.

— Si elle y serait pas, fait-il, en ce moment j’aurais la bouille déguisée en bouse de vache !

Nous repartons dans la nuit froide.


Ça ne roule pas vite vu que nous nous déplaçons non pas sur une route ou même une piste, mais dans une immensité caillouteuse. Par instants, malgré la clarté lunaire, je heurte de gros blocs qui meurtrissent durement la calandre de la jeep.

— Tu crois pas qu’on ferait mieux d’attendre le jour ? suggère Sa Majesté. On va finir par démolir la charrette.

J’en conviens. Je stoppe donc et nous nous enveloppons dans deux couvertures fourrées. Le froid est vif, mais ce qui m’incommode le plus c’est ce silence inhumain, sidéral. Un silence qui a la dureté de l’acier. Il est vite interrompu par les ronflements du Gravos. Le sommeil, c’est son arme secrète number one au Béru. Dès qu’il ne fait rien il pionce, alors, fatalement, il recharge la batterie en permanence. Sa dynamo est toujours alimentée et maintient son équilibre psychique.

Malgré tout je finis par m’endormir. Ce valdingue dans les espaces m’a durement meurtri la nervouze. J’en écrase donc, pelotonné sur la banquette avant de la jeep, contre mon tas de couenneries béruréennes. Vous nous imaginez, tous les deux, perdus dans cette immensité, mes loutes ? Ça ne vous fait pas frissonner cette image, hein, dites voir ? Elle vous met pas la larmouille à l’œil ? Imaginez-nous en scope sur écran large. Le désert du Sin-K’iang, blafard sous la lune. Et là-bas, tout là-bas, à peine perceptible à travers les rochers, la pauvre petite jeep du San-A. et de son Enflure, avec eux deux dormant à l’intérieur sous le regard des étoiles. Les choses, voyez-vous, faut toujours les regarder de haut, de loin. Plus on les voit minuscules, plus elles vous touchent. C’est la petitesse qui provoque l’émotion.

Vous chialez un petit coup ? O.K., merci, ça fait plaisir de recueillir des larmes au passage.

Donc nous pionçons de conserve, comme on dit chez Olida, lorsqu’un bruit curieux m’éveille. Chose curieuse, il a réveillé également le Gravos, lequel pourtant dormirait dans un stand de tir. On se regarde en clappant des muqueuses.

— Qu’est-ce que c’est ? grommelle l’infâme.

Je m’apprête à lui répondre évasivement lorsque le bruit se renouvelle, très présent. Un bruit qui vous file du court-jus dans la moelle. C’est un hurlement prolongé, aigu, terrible. Il fait mal partout : aux oreilles, aux nerfs, à la viandasse. Il vous coupe le souffle, vous bloque les éponges, vous recroqueville les radis, vous défrise les poils, vous ride le mamelon et vous déguise coquette en tirette de chasse d’eau.

— Y a un clébard qu’a perdu papa dans le secteur ! murmure le Gros.

Je fronce le nez.

— Tu rigoles, c’est pas un chien qui vient de pousser ces vocalises.

— C’est quoi t’est-ce alors ?

Le même hurlement recommence, mais multiplié par dix. C’est insoutenable dans ce désert.

— Les loups ! je murmure !

— Des loups ! reprend en écho le Mastar, tu débloques…

— Ils radinent du Tibet. Ils nous ont flairés, gars ; m’est avis qu’on ferait bien de les mettre…

— Tu crois qu’ils nous attaqueraient ? doute Béru.

Je secoue les épaules.

— Tu te figures qu’ils arrivent pour nous demander la marque de notre bagnole !

Vite je me dégage de la couvrante. J’ai froid en dedans. Je claque des ratiches comme ce lion qui s’était farci un missionnaire dont la soutane sortait de l’antimite.

— Je les vois ! bredouille l’Hénorme.

Il me désigne sur la droite une quantité de petits points lumineux qui se déplacent. Ce sont les yeux des fauves.

— On a des flingues, je suppose ? halète Sa Majesté.

— Regarde à l’arrière !

Il s’agenouille sur la banquette et se met à farfouiller fiévreusement dans le matériel. Les points lumineux se rapprochent. Les hurlements se précipitent, de plus en plus présents.

— Dégrouille-toi ! l’exhorté-je.

Il fulmine.

— Cause-moi z’en de tes Ricains ! Pas la moindre Thomson, pas même un vieux Lebel ou un Eurêka ! Rien !

— Les armes se trouvaient dans la cantine que j’ai larguée en cours de parachutage, dis-je en embrayant.

Je démarre molo car les roches sont de plus en plus grosses et abondantes dans ce coin. Je me livre à un gymkhana incroyable pour éviter les plus gros parpaings, mais ça tambourine ferme et les cailloux criblent durement la carrosserie de notre véhicule. Sa Majesté, qui est restée agenouillée sur la banquette, m’invite à presser le mouvement.

— Fissa, mec ! Fissa ! V’là les toutous qui déclenchent leur grande offensive de printemps…

Effectivement, depuis que j’ai démarré, la horde s’est décidée à donner l’assaut.

— Ils sont une flopée, annonce le parfait commentateur, au moins une vingtaine, et qui foncent comme des lévriers, ces carnes !

Les hurlements ont fait place à des espèces de glapissements de hyènes. On a raison de dire qu’où il y a de la hyène y’a pas de plaisir[2].

— Manie-toi la rondelle, tonnerre de Brest ! beugle le Mugissant munificent, les bestiaux nous rattrapent !

Il en a de bonnes, Béru.

— Tu te figures qu’on roule sur l’autoroute sud, eh, crème de gland !

Dès que j’accélère et que l’aiguille marque trente à l’heure la jeep paraît se déguiser en charrue, son capot fendant un univers de pierraille.

Sans armes et sans le secours de la vitesse je ne vois guère comment on pourra se tirer de cette impasse. Lorsque les grands méchants loups nous auront rejoints, ils nous mettront en pièces en trois coups de dentier.

— Ils sont maigres comme des lévriers, remarque Béru, tu parles qu’ils doivent avoir la dent creuse qui les taquine. J’ai beau être du genre mahousse, y en n’aura pas pour tout le monde avec l’appétit que je leur devine. Ah ! y z’ont pas besoin de Quintonine, je te le dis… Leurs ratiches brillent comme des diams, c’est féerique !

— Pas le moment de tartiner dans le sublime, Gros, on n’est pas à l’Odéon.

La tranquillité de Sa Majesté, une fois encore ne se dément pas.

— En v’là un qui allonge mieux que les autres ! fait-il, c’est le Jazy du lot ! Il gagne vachement du terrain ! Oh ! cette foulée, Monseigneur ! On lui voit les cerceaux ! T’es certain de ne pas pouvoir ajouter de la gomme ?

— Si j’en remets on risque d’emplâtrer un rocher et que la jeep s’asseye en tailleur !

— Allez coucher ! hurle le Mastar à l’adresse du vilain loup ! À la niche tout de suite ! Bon Dieu qu’il est grand, ceux du Zoo de Vincennes à côté de lui c’est des loulous de pommes et radis !

Béru saisit une pelle de camping et la brandit, prêt à affronter l’assaut du fauve. Effectivement le loup, dans une détente prodigieuse, bondit à l’intérieur de la jeep.

Floc ! d’un coup de pelle, le Gros lui fracasse la tête avant qu’ils aient eu le temps de faire plus ample connaissance.

Je sais pas si vous avez lu Jack London ? Moi si (et je l’ai même plagié quand j’étais môme, tellement je l’admirais). Si vous l’avez bouquiné vous devez savoir que les loups bouffent les cadavres de leurs congénères. Fort de cet enseignement, je crie à mon camarade de balancer la carcasse du loup mort hors de l’auto afin de freiner l’élan de la horde. Il obéit.

— Des clous ! désappointe-t-il, ces carnes préfèrent se cogner du Bérurier sur canapé, tu penses !

Je traite in petto Jack London de peigne-zizi, mais c’est pourtant à lui que je refais appel pour essayer un nouveau remède.

— J’ai aperçu un tuyau de caoutchouc tout à l’heure, dans la guindé, Gros. Plonge-le dans la réserve d’essence et laisse couler à l’extérieur.

— Pourquoi, tu penses qu’il marchent au super ?

— Paraît qu’ils ont peur du feu !

— Vu !

Il s’active vilain cependant que je m’efforce d’accélérer encore. Béru aspire, suffoque, crache, fait des « bouha bouha » caverneux et oriente le jet d’essence brusquement obtenu hors de la jeep.

— Donne-moi une allumette ! demande-t-il.

Tenant mon volant d’une paluche, j’explore ma vague de l’autre. Je déniche une boîte d’alloufs, j’en extrais une, la gratte hâtivement et attends pour la donner à mon ami qu’elle soit bien prise. Béru se penche et jette la petite flamme sur la traînée d’essence qu’il vient de tracer dans la caillasse.

Une gigantesque barrière de feu fulgure soudain dans le désert.

— Dix sur dix ! clame le Triomphant ! Comment que ça leur a coupé la chique !

Il n’a pas le temps d’en dire davantage. Brusquement nous sommes environnés de feu. Une détonation formidable retentit, qui fait faire une embardée à la jeep. Ça me précipite dans mon pare-brise. Béru, quant à lui, est tombé de l’auto, soufflé par la déflagration. Je perds les pédales, le moteur cale ! Je m’aperçois que je suis en flammes comme un baril de gnole dans lequel on vient de jeter un mégot. Mes fringues crament mochement. Je me jette hors de la voiture afin de me rouler sur le sol. J’arrive à éteindre mon sinistre personnel avant que la viande se consume. Pour ne rien vous cacher, mes chéries, je suis plus buclé qu’un goret sur l’étal du charcutier. Du reste, bien qu’étant extrêmement soigné de ma personne, je renifle le cochon brûlé. J’ai eu chaud aux plumes, je n’ai plus de poils, plus de cils, plus de sourcils. Mes pognes sont noirâtres, mes vêtements noircis, déchiquetés me pendent des endosses comme les hardes d’un épouvantail. Je me mets à genoux pour regarder flamber la jeep et son contenu. Ça donne un gigantesque brasier qui dégage une chaleur infernale. C’est beau. On voit brûler les banquettes, se tordre les tôles. Ça crépite. Ça illumine ! La carcasse de jeep est comme illuminée. Elle rougeoie, orangeoie, jaunoie.

Ça fait un bruit de pommes sur le feu et de pluie sur la braise.

— Béru ! appelé-je. Où es-tu ?

— Par ici ! me répond l’organe du pyromane.

Je me relève, tout flageolant. D’un pas titubant je contourne le brasier pour rejoindre Sa Majesté. Il est dans le même état que moi, le Chérubin. Il lui reste un morceau de pantalon pas fréquentable, et un lambeau de chemise par-dessus son merveilleux tricot de corps à grille. Il est noir comme un chaudron et encore plus roussi que moi.

— Tu parles d’un feu d’artifice ! bredouille-t-il en se palpant les cloques, j’ai cru que j’allais éternuer ma cervelle !

Je lui file un regard tellement méprisant qu’il achève de le bucler.

— Le monde est plein de patates, Béru, lui dis-je, mais des manches de ton espèce, je crois pourtant que c’est introuvable !

— J’ai oublié de relever le tuyau en jetant l’allumette, convient l’Effroyable. Je pensais pas que le feu allait remonter dans la nourrice…

On regarde le brasier dont l’intensité diminue progressivement. Il n’y aura rien de récupérable dans ce tas de ferrailles tordues par la chaleur.

— En tout cas, soupire mon Crétin de village, les loups ont mis les adjas, c’est toujours ça !

— Ça n’est pas le feu qui les a effrayés, mais ta bêtise, Gros. Ils ont dû se dire qu’une truffe pareille pouvait pas être comestible.

— Oh ! moque-toi pas, San-A., s’insurge Ma Douleur, c’est pas le moment.

Je dois admettre que la situation est critique, en effet. Nous voici perdus dans le gigantesque désert de cailloux du Sin-K’iang, sans moyen de locomotion, sans matériel, sans vivres, sans papiers d’identité. (Ils ont brûlé et avec presque rien sur le dos.) Notre boussole est morte ! Nos couvertures n’existent plus. Nous voici dépouillés jusqu’à l’os. Nous n’avons même plus de poils occultes.

— Quoi t’est-ce qu’on fait ? demande Béru au bout d’un long et silencieux désenchantement.

— On va finir la noye auprès de l’épave de la jeep, ça nous tiendra chaud. Et puis au petit jour on avisera !

Aussitôt dit aussitôt fait. On s’allonge sur les pierres, à quelques mètres du brasier qui lentement agonise.

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