CHAPITRE SEPT

Ce sont les coups les plus osés qui réussissent le mieux. J’en ai fait souventes fois la remarque. Les hommes n’osent pas voir grand et c’est ça qui les rabougrit. Ils n’essaient, la plupart du temps, que des petits coups foireux. Alors, parce qu’ils sont foireux, ces petits coups, fatalement ils foirent !

D’un pas net et tranquille nous nous dirigeons tous les trois vers le camion-infirmerie. J’ouvre la porte arrière et je fais monter le Gros et son camarade. Pourquoi éprouvé-je l’assez sotte certitude d’être en sécurité à l’intérieur de ce véhicule ? C’est utopiste comme sensation, vous ne trouvez pas ? Pourtant, une fois la lourde fermaga, je respire plus à l’aise.

— Où que t’as péché ce camion ? s’informe le Gros.

— Je te raconterai tout ça plus tard, pendant les longues veillées d’hiver, lui promets-je. Pour le moment on a autre chose à fiche.

— Quoi donc ?

— Demi-tour… Si on pouvait mettre les adjas sans donner d’explications…

Le Gros tortille le bout de parchemin que le policier du camp lui enfonça dans la bouche. Il le montre à notre compagnon.

— Dis-moi, gars, fait-il, j’aimerais bien savoir pourquoi t’est-ce le zig qui m’a interrogé m’a taloché le museau en voyant ça !

Le faux soldat examine le papier.

— J’ai fait le drapeau suisse, la montagne, et des copains, commente le Gros, d’accord j’ai pas le coup de crayon de Dubout, mais c’est tout de même visible.

L’ex-prisonnier ne peut retenir un rire jaune.

— Ça ressemble à des caractères chinois, explique-t-il, et ça signifie « Merde pour celui qui le lira ».

— Oh ! je vois, y a eu méprise, dit Béru, soulagé. Alors v’là que sans le savoir j’écris le chinetoque !

— Tout comme M. Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, tranché-je, mais c’est pas le tout, faut se remuer, sinon on va découvrir votre évasion et ça bardera pour notre matricule.

Je frappe l’épaule du copain.

— Quel est ton nom, camarade ?

— Lang Fou Ré ! se présente-t-il.

C’est vrai qu’il est sympa. C’est un garçon assez jeune, la trentaine environ, avec un regard pétillant d’intelligence et un très beau sourire patronné par Colgate.

— Tu sais conduire un camion ?

— J’ai pas mon permis poids lourd, mais je dois me défendre…

— Alors va prendre le volant et déhotte. Si on te demande quelque chose, tu dis qu’il s’agit d’une urgence et qu’on emmène un chef à la ville la plus proche.

— Entendu.

— Du self-control surtout ! Pas de panique !

— Je ferai au mieux !

Il sort. Juste comme il descend du véhicule, Lang Fou Ré est bousculé brutalement et tombe à la renverse. Une masse sombre bondit dans le camion. Il s’agit du bélier de Bérurier, à nouveau échappé. Son amour pour les nougats du Gravos a été le plus fort. Il a voulu rejoindre Sa Majesté.

— Cyprien ! s’écrie le Mastar, ému. T’es plus fidèle qu’un clébard, mon gamin !

— Vous gardez cet animal ? demande Lang Fou Ré.

— Oui, c’est pas la peine de se donner en attraction, démarre !


Pendant les premières minutes on a coquette en cale sèche, moi, je vous le dis. Au cours de la manœuvre de dégagement, je m’attends qu’on nous stoppe. Mais rien ne se produit. C’est le chauffeur du camion surtout que je redoute, s’il voit filer son véhicule il va ameuter la garde, le vilain. Faut croire qu’il est en train de tortorer à la cantine ou de se payer une petite ronflette car il ne se manifeste pas.

Bientôt le véhicule prend de la vitesse. Lang Fou Ré est aussi soucieux que nous d’effacer les kilomètres car il champignonne à mort.

— On doit être les premiers à rouler sur cette autoroute dans ce sens-là, dis-je.

— Ça nous fait une belle quille ! grommelle le Gros.

— T’as pas l’air joyce, Béru, reproché-je. Tu pourrais me dire merci au moins !

— Je t’aurais dit merci de meilleur cœur si t’aurais attendu que j’eusse bouffé pour me délivrer, j’ai les crochets, moi !

J’ouvre la porte de l’armoire de fer où l’on serre les vêtements de travail.

— Enfile une blouse et une bâche à la taille ! ordonné-je. Que tu aies au moins l’air d’un infirmier !

Il obéit. Comme toutes les âmes simples, il a le goût du travesti, Béru. C’est un bon client pour mardi gras.

À peine vient-il de se loquer qu’on entend hululer des sirènes.

— Nom d’un Bouddha, gronde l’Hénorme, on va être fait aux pattes !

Le système acoustique reliant la cabine du camion au bloc hospitalier retentit. La voix calme de Lang Fou Ré s’élève.

— Deux motards de la police arrivent à notre rencontre ! avertit-il.

— De deux choses l’une, fais-je, ou bien l’alarme a été donnée et alors on n’y peut rien, ou bien ils procèdent à un simple contrôle et alors tu leur sors l’historiette convenue.

Les sirènes se taisent, le camion ralentit.

— Ils font signe de stopper ! prévient encore Lang Fou Ré.

— Tu crois qu’on les a alertés par radio ? chuchote le Gros.

Je mets ma main sur mes lèvres. D’un geste je l’entraîne vers l’appareil-radio où gît toujours le titulaire du poste.

Il a repris connaissance et roule des gobilles hostiles.

Je le chope par les épaules et fais signe à Béru de le cramponner par les pinceaux. Le mouton pousse un cri de détresse. Le connard ! Nous déposons le toubib sur la table d’auscultation. J’entends cogner mon cœur à toute allure. Il me semble qu’un gros poing impatienté tambourine à une porte. Je saisis un flacon d’éther que j’ai repéré tout à l’heure en cherchant de l’alcool. J’en verse dans un masque de caoutchouc que j’applique sur le naze de notre patient improvisé. Il gigote un brin et s’immobilise.

— Attention, chuchote la voix de Lang Fou Ré, ils contournent le camion pour voir si ce que je leur ai dit est exact.

Donc l’alarme n’a pas été donnée et il s’agit d’une simple vérification de routine.

J’attrape deux masques de gaze et j’en jette un à Béru. Je mets l’autre… Ça y est, on frappe !

Je fais signe au Gros de délier le toubib. Il saisit un scalpel et coupe les liens. J’ouvre la lourde. Deux motards chinois sont là, assez terribles sous leur casque. Ils dardent sur l’intérieur du camion des yeux inquisiteurs. Ils vont me parler. Alors, d’un geste péremptoire, je leur fais signe de se taire. Ils s’abstiennent. Enhardi, je leur fais un nouveau signe pour leur indiquer qu’ils peuvent aller se faire considérer chez les Hellènes ; mais alors ils ne m’obéissent pas du tout. Au contraire, l’un d’eux entre délibérément et s’approche de la table d’opération.

Béru, sans se troubler se met à jouer les grands patrons.

Il retrousse la liquette du toubib endormi pour lui dévoiler la brioche. Il frotte la partie dénudée à l’éther. Il frotte la lame du scalpel sur sa manche afin de la débarrasser de ses impuretés. Des gouttes de sueur perlent à ses tempes. Il doit agir. Il sent que de son comportement dépendra la suite des événements. Alors il n’hésite plus et enfonce la lame du scalpel dans le bide du médecin. Le sang gicle. Il me fait un signe. Je m’empresse avec du coton. Je réitère mon geste furax au flic pour lui dire de les mettre, mais ça le passionne cette opération volante. Il se croit dans une émission de Lalou, le poulet laqué ! Il mate à pleins z’yeux. Ça l’allèche ! Il veut pas gerber, il invite d’un signe de tronche son pote à approcher. Le pauvre Béru se met à sucrer salement.

C’est la première fois qu’il opère quelqu’un de l’appendicite. Fatalement ça le timoré. Il est tout timide, tout humide. Mais vaillant, toujours ! Béru c’est le courage incarné, je me plais à le répéter. Il va jusqu’au bout de tout. D’un geste qui pourrait passer pour expert, il fend la brioche du médecin. Il se penche sur la plaie sanglante, trifouille dedans avec ses doigts sales, extirpe de la tripaille, hésite, me consulte du regard par-dessus son masque de gaze. J’ai vu des pièces d’anatomie. Je me repère. Je crois reconnaître l’appendice. Discrètement je le désigne au Gros qui, délibérément, le sectionne. Il fait un nœud avec le reste, bien serré. Maintenant s’agit de recoudre. Je déniche une grosse aiguille courbe, du fil spécial. Je tends l’aiguillée à m’sieur le chef de clinique. Je me retiens pour pas aller au refile. Plus besoin de teinture d’iode, je dois vraiment avoir un teint de chinetoque. Et la Grosse pomme aussi ; lui c’est carrément sur le vert-pas-mûr qu’il s’oriente. Il serre ses chicots et plante l’aiguille dans la viande de l’autre. Il recoud serré, avec application. On cloque un morceau de sparadrap sur le ravaudage et c’est scié.

Le motocycliste nous dit quelque chose en chinois.

Je me contente d’acquiescer. Alors il disparaît avec son pote, la lourde se referme. Béru et moi on s’effondre sur une banquette. On se prend un moment pour récupérer. Je lui passe le flacon d’alcool. Pour une fois il l’a bien mérité. Il chopine un grand coup, moi de même, on se regarde, et alors c’est plus fort que nous : on rigole.

— Je pense à la frime de ce gars, quand il se réveillera sans appendice, fait Béru. Non mais t’as vu comment que je m’en ai bien tiré ?

— Le professeur Hamburger ne fait pas mieux, admets-je. Tu pourras mettre sur tes cartes, ex-interne des hôpitaux roulants du Sin-K’iang.

Le camion repart. Je décroche le tubophone acoustique.

— Quelles sont les nouvelles, mon petit gars ? demandé-je à Lang Fou Ré !

— Ils nous escortent jusqu’au prochain hôpital, dit le conducteur d’un ton rageur.

— C’est loin ?

— Une centaine de kilomètres.

— Pourquoi nous accompagnent-ils, la circulation n’est pourtant pas gênante !

— Faut croire qu’ils ont envie de retourner en ville et qu’ils ont sauté sur ce prétexte.


On roule une bonne heure à pleine allure. Le mouton bêle à perdre sa laine. Pour le calmer, Béru lui fait lécher ses targettes. Avouez que la situation est d’une grande cocasserie, non ? Arriver en Chine pour enlever l’appendice d’un médecin chinois qui ne demandait rien à personne, c’est de l’inédit ça, les Mecs ! Venez pas me dire que vous avez déjà lu ça quelque part ou je vous glaviote à la frite !

De temps en temps je palpe le pouls du patient. Le plus fort c’est que ça n’a pas l’air de mal se passer.

Il cogne un peu vite mais régulièrement. Sa respiration aussi est à peu près normale. Dans un sens ça n’est pas mal qu’on nous drive à l’hosto. De vrais toubibs pourront se pencher sur lui et finir de le réparer. M’est avis qu’une petite dose d’antibiotiques lui ferait pas de mal. Je lui en administrerais volontiers si je savais lire les étiquettes des ampoules rangées dans les tiroirs, mais j’ai peur de faire une bêtise.

— Hello ! dit Lang Fou Ré, on va quitter l’autoroute.

— Où nous dirigeons-nous ?

— Vers la ville de Chou Far Ci. Que faudra-t-il faire lorsque nous arriverons à l’hôpital ?

— Tu réclameras des infirmiers et tu abandonneras le camion devant l’établissement. Nous t’attendrons à quelque distance de celui-ci.

— O.K.

Béru me cligne de l’œil et dit en désignant la cabine :

— Tu vois qu’on a bien fait de l’emmener.

— Et comment, sans lui on était repassés ! Pourquoi était-il prisonnier ?

Le Gros secoue la tête.

— Figure-toi qu’il s’est fait rapatrier en Chine because il voulait revoir sa vieille môman. Elle est morte à son arrivée et il a voulu retourner à la Muette. Mais macache, les z’autorités n’ont rien voulu chiquer. Alors il s’est fait embaucher dans l’équipe de l’autoroute parce que celle-ci va en direction de la Russie. Il s’est dit qu’une fois chez les Popofs il s’arrangerait. Seulement un rapport a été dressé contre lui et par radio on a prévenu le chef de chantier pour lui demander de l’embastiller.

Béru se tait. Maintenant le camion tangue dans des ornières. Il roule doucettement. Les sirènes des motards reprennent, fendant la foule qui doit se presser alentour.

J’entrouvre la porte arrière. Nous roulons dans une rue étroite bordée de maisons typiques. Cette fois c’est bien la Chine millénaire que causent les pouettes. Bérurier qui m’a rejoint en prend plein les mirettes.

— Ça me rappelle une pièce de théâtre me dit-il. Sauf que dans la pièce, les Chinetoques n’étaient pas fringués en bleus de chauffe.

Le camion ralentit. Puis il pénètre sur un terre-plein où sont rangées des ambulances.

— C’est là qu’on prend la correspondance ! annoncé-je. Mettons-les avant qu’on nous pose des questions.

Et je me laisse aller à l’envers. Je me reçois bien, c’est à peine si je fais quatre pas en titubant un peu. Au tour de Sa Majesté, maintenant. Il prend la position idoine, seulement, au dernier moment, v’là son enfoiré de bélier qui s’élance et qui lui saute dans les bras. Le Gros va à dame avec le bestiau sur le placard. Étourdi il met du temps à se relever. Il est tout contusionné et il maudit son féal admirateur en termes qui n’ont rien de chinois.

— Écrase, enjoins-je. C’est pas le moment de nous faire repérer.

Seulement, Alexandre-Benoît, vous le connaissez ? Partout où il passe et quoi qu’il fasse, ça donne un numéro de cirque de bonne venue. Il me rejoint en boitillant, avec son foutu mouton sur les talons, qui bêle caverneux.

On s’éloigne de l’hosto. J’espère que tout se passera bien pour le camarade Lang Fou Ré et qu’il viendra vite à la rescousse. C’est angoissant de ne pas parler la langue d’un pays lointain. On s’y sent perdu ; on s’y noie, on y étouffe…

Nous nous trouvons à l’angle de deux ruelles ombreuses.

Je distingue le chauffeur occupé à parlementer avec les motards. Puis il pénètre dans l’hosto avec l’un d’eux.

Mes vœux l’escortent aussi. S’il fait une fausse manœuvre ou bien si l’alerte est donnée nous serons vite récupérés, tout de blanc vêtus, dans cette ville où tout le monde est en bleu !

— On ferait mieux de se débiner, réfléchis-je.

— Où veux-tu que nous allâmes ? objecte le Pertinent.

Il a raison. Jamais l’inanité de notre entreprise ne m’est apparue aussi formellement. Elle est encore plus évidente dans cette ville que dans le désert. La nature n’est jamais aussi hostile que les hommes. Jamais !

— Ça y est, il arrive, souffle mon compagnon.

Effectivement, le camarade Lang Fou Ré dévale le perron de l’hosto et se dirige vers nous d’un pas martial. Des infirmiers s’empressent autour du camion, des vrais qui vont embarquer le pauvre toubib vers des mains plus qualifiées que les nôtres.

— Mince ! soupire Béru, j’ai oublié mon morceau de parchemin dans le bide du client, tout à l’heure. Je m’en ai servi pour essuyer le sang, et puis je lui ai laissé mon message dans le baquet.

— Ça va être cocasse pour le chirurgien qui le rouvrira lorsqu’il trouvera un billet sur lequel est écrit « merde pour celui qui le lira » ! rigolé-je.

— Venez ! nous dit Lang Fou Ré.

— Il paraît décidé, ce petit gars. C’est bien le Bouddha qui nous l’envoie, vous avouerez.

— Où qu’on va ? demande le Béru.

— Chez un oncle à moi qui habite la ville. Cela fait des années que je ne l’ai pas vu, j’espère qu’il acceptera de nous aider…

Il nous entraîne dans un dédale de rues grouillantes. Il y a des types à vieux vélos, des pousse-pousse, des charrettes à bras. On se cogne contre des éventaires.

Le ventre du Gros gargouille de plus en plus fort, comme un torrent en crue dans une gorge resserrée.

Derrière nous, Cyprien suit, tête basse, la langue sortie. Il paraît harassé. De temps à autre Bérurier se retourne.

— J’espère qu’il acceptera de nous faire cuire un gigot, ton oncle, fait-il à notre mentor.

— Je doute qu’il ait un gigot à nous offrir, murmure Lang Fou Ré.

— Moi j’en ai deux, murmure Sa Majesté en montrant l’animal. Plus deux épaules de mouton et une tripotée de côtelettes. Avec du riz et de l’oignon frais, je te promets un repas de gala.

— C’est ici ! dit soudain le jeune homme en nous montrant une échoppe vieillotte pleine d’un bric-à-brac indéfinissable. Attendez-moi un moment, je vais tâter le terrain.

Il disparaît dans le magasin. Je commence à me sentir vraiment mal dans ma peau. Les gens se détranchent sur nous, furtivement. Ces deux infirmiers flanqués d’un mouton constituent une image par trop insolite. À la rigueur, moi avec ma bouille badigeonnée de teinture d’iode et mes lunettes noires je peux faire illusion, mais pas le Mastar dont la trogne enluminée et la bedaine n’ont rien de chinois.

Quelques minutes s’écoulent. Et puis Lang Fou Ré réapparaît dans l’encadrement de la boutique. D’un signe de tête il nous engage à le rejoindre, ce que nous faisons de grand cœur.

— Mon oncle est d’accord pour nous héberger quelque temps, dit-il.

L’échoppe est celle d’un brocanteur. On y trouve une foule de saloperies chinoises qui raviraient les standistes du marché Biron.

Un petit vieillard chenu se tient dans le coin le plus sombre, assis dans un fauteuil garni de coussins moisis.

Il est ridé comme une morille déshydratée et on dirait qu’il n’a plus d’yeux, tellement ses paupières sont plissées. Une barbiche blanche, longue et étroite, lui pend au menton, comme une queue. Il écarquille ses paupières et alors seulement, un peu d’humidité au fond des cavités semble indiquer qu’il nous voit. Lang Fou Ré dit des trucs. Le vieillard en dit d’autres. Il incline la tête dans notre direction. Je me casse en deux, cérémonieusement, sachant combien les Chinois sont sensibles à l’extrême politesse. Plus débonnaire, Béru lui tend une pogne large comme un siège de faucheuse.

— Salut, pépé, lui dit-il. C’est gentil de nous recevoir. Si vous auriez un petit coup de casse-grain pour ma dent creuse je vous enverrais une boîte de cigares dès mon retour à Pantruche.

Heureusement, le petit vieillard n’a pas l’heur de parler notre langue et je suppose que Lang Fou Ré lui fait une traduction très libre des paroles béruréennes.

Le marchand de chinoiseries hoche la tête et désigne un rideau de perles au fond de l’échoppe.

— Venez ! nous invite Lang Fou Ré.

Nous longeons un étroit couloir qui sent le musc[5]. L’endroit est garni de caisses et de pouilleries que nous sommes obligés d’enjamber. On débarque dans une pièce mal éclairée par une sorte d’espèce de vasistas. C’est la pièce commune. Elle est peu commune d’ailleurs. Des senteurs douceâtres nous picotent le pif. Il y a des nattes à terre (des nattes à gens et des nattes à chats).

— Asseyez-vous ! engage Lang Fou Ré.

Il défait sa veste militaire avec une évidente satisfaction.

— C’est du pot que t’aies z’eu un tonton dans le patelin, respire Béru en s’avachissant sur une natte. Il est bonne pomme dans son genre le dabe, t’es certain qu’il est pas en train de bigophoner aux matuches ?

Lang Fou Ré fronce les sourcils.

— Vous insultez ma famille, fait-il.

— Pas du tout, j’hypothèse pour causer, rétorque le Mastar. Il risque gros, ton magot de tonton en nous hospitaliant.

Le rideau de perles fait entendre son cliquetis soyeux. Un froissement ! Et une fille pénètre dans la pièce. Oh ! pardon, cette merveille ! Vive la Chine, les gars ! Vive l’Asie ! Surtout quand elle est mineure ! L’arrivante est âgée (si l’on peut dire) d’une dix-huitaine d’années. Elle est grande, mince, flexible (comme une liane, diraient des collègues à moi dont les bouquins ressemblent à des albums de photos tellement ils contiennent de clichés). Elle a un beau visage, aussi régulier que le cours de la Loire. Ses yeux sont noisette pâle, elle possède de longs cils et au contraire de minces sourcils. Sa peau a la couleur de l’ambre[6]. Ses pommettes sont à peine saillantes, atténuées par une légère touche de fond de teint qui leur donne du velouté. Elle est coiffée court et a un serre-tête d’écaille blonde dans les cheveux. En voyant entrer ce bel objet, le cœur de votre San-A. fait tilt, ses lampions pavoisent en toute hâte et il sent que sa merveilleuse moelle épinière tourne en crème fouettée.

Lang Fou Ré s’approche de l’arrivante, frotte son nez contre le sien et se retourne.

— Je vous présente ma cousine Vao Dan Sing ! dit-il.

Congratulations. Le Béru en oublie sa faim.

— C’est pas possible que ça soye le vieux kroumir du magasin qu’ait fait ce sujet, murmure-t-il, il a dû avoir recours à la main-d’œuvre étrangère !

Miss Vao Dan Sing (mais appelons-la Vao tout court pour la commodité de la controverse) se met à nous préparer une collation substantielle : pâté impérial, pousses de soja au trou fi gnon, riz cantonnais et « litchi » dans la cendre. Le tout arrosé de thé, ce qui démoralise beaucoup le Gravos.

— Dis voir, Lang Fou Ré, pleurniche-t-il, ta cousine aurait pas dans un recoin une petite boutanche de Juliénas.

Hélas, la plus belle fille du monde (et elle se trouve à portée du regard) ne peut donner que ce qu’elle a. En l’occurrence elle n’a pas de vin.

Lorsqu’il a décrassé la tortore à tonton, Lang Fou Ré émet quelques-uns de ces rots bruyants dont les Chinois et les grumeurs d’eau Perrier ont le secret.

— Et maintenant, dit-il, si vous me racontiez ce que vous faites en Chine ?

— Tu ne lui as pas dit ? m’étonné-je à l’adresse de Béru.

Le Mastar me virgule un coup de tatane dans les molletières par-dessus la natte.

— Bé si, je lui ai raconté comme quoi on s’est gourés en redescendant les pentes du Tibet homicide. Et comment qu’on s’est payé le versant chinetoque au lieu de prendre çui qui surplombe le lac Léman ! Tout le monde peut se mettre le piolet dans l’œil, hein ? D’autant plus que notre boussole était en froid avec le Nord… Une boussole qui dit merde au Nord, ça facilite pas les excursions en montagne.

Il parle en ponctuant des clignements d’yeux, lesquels signifient : « Je ne suis pas le genre de type qui se confie au premier prisonnier venu. La méfiance est la mère de la Sûreté et de la P.J. réunies. »

Le gars Lang Fou Ré émet une nouvelle salve bicarbonatée et hausse les épaules.

— Des alpinistes qui se retrouvent dans le désert de Sin-K’iang parce qu’ils n’ont pas de boussole, moi je veux bien, les gars, seulement faut publier ce genre de conte dans les journaux d’enfants…

— C’est pourtant l’exacte vérité, tranché-je.

Il n’insiste pas. Les Chinois savent mettre leur mouchoir par-dessus leur amour-propre.

— Vous avez sommeil ? demande-t-il.

— Un peu, mon neveu, d’autant plus que ton thé des familles m’a calorifugé le système nerveux, dit le Gros. Si on voudrait bien nous montrer nos appartements…

Le pédicure discute du problème avec sa cousine. Plus je regarde cette gosse, plus je me sens énervé du bulbe. Cette petite déesse jaune, telle que vous me connaissez, je lui flanquerais volontiers les doigts de pieds en bouquet de violettes ! Comment que je te lui projetterais la grande scène du Viol sur écran large, interprétée par toute la troupe !

Elle nous considère pensivement, puis, sans le moindre sourire, et tout en conservant farouchement sa figure de divinité asiatique, elle murmure :

Do you speak english ?

Ce qui signifie « parlez-vous anglais », la plupart d’entre vous plus quelques-uns auront déjà pigé je pense ?

Je m’empresse de répondre que « Yes Miss » et je me réjouis de pouvoir converser avec cette pin-up jaune. Les muets diront ce qu’ils voudront, mais la parole aide à l’échange des rapports culturels et sexuels. Sans attendre je déclare donc à notre jeune hôtesse qu’elle est unique en son genre et que ce genre, précisément, est tout à fait le mien. Cette prise de position la laisse froide comme un pif de clébard. Pour lui célébrer son culte de la personnalité, j’ai idée qu’il doit falloir se lever de bonne heure et avoir des feintes-à-Jules plein sa malle arrière.

— Suivez-moi, me dit-elle.

On repasse par le magasin. Là, elle tire sur une corde pendant du plafond et une échelle à contrepoids s’abaisse. Elle grimpe, ce qui, malgré l’étroitesse de sa jupe, me dévoile un paysage sublime. Parvenue au sommet de l’échelle, la voici qui pousse un trappon et qui nous fait signe de monter.

Je suis.

— T’entends pas, murmure Béru, le regard brillant d’émotion.

— Quoi donc ?

— Le mouton ? Il est resté dans la rue et il m’appelle, ce pauvre biquet !

— Qu’il aille se faire tondre ailleurs, c’est déjà beau que tonton Lang Fou Ré nous accueille, on ne va pas lui imposer ton zoo en supplément tout de même.

Le Gros n’insiste pas et gravit les échelons. Nous arrivons dans une soupente basse de plaftard. Elle est divisée en deux parties.

— Vous dormirez sur les nattes du fond, recommande-t-elle.

— Et votre cousin ? Je suis curieux.

— Il couchera dans la pièce du bas avec mon père vénéré.

— Et vous, illumination de mon séjour en terre chinoise ? poétisé-je dans le style du cru.

Elle montre une natte à lit dans la première partie de la soupente.

— Depuis que mon très honorable père souffre de rhumatismes, je couche ici car il ne peut plus gravir l’échelle.

J’essaie de ne pas extérioriser la big satisfaction que me procure ce voisinage.

— Dormez bien, dit-elle !

La voilà qui redisparaît par l’ouverture. Le trappon se referme. Nous sommes seuls.

— Jusqu’ici fait Béru en s’abattant sur une natte, on peut pas dire que ça se soye mal passé.

— Non, conviens-je, seulement je ne crois pas que cette première journée en terre chinoise ait fait avancer notre mission.

— Bast ! me console le Flegmatique, y a temps pour tout, mec.

Et sur ces fortes paroles il se met à ronfler.

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