CHAPITRE DEUX

Je me demande si le Vieux se serait pas dégauchi une frivole souris ? Depuis quelque temps, il se fringue dans les tons clairs, un peu hardis. Le démon de la cinquantaine qui lui chatouille les nougats, probable ? Toujours est-il qu’il porte aujourd’hui un de ces « Princes de Galle » gris pâle qui le rajeunit d’au moins trois semaines. Chemise en voile bleu (comme aurait dit la chère Gaby Morlay), avec une cravate tricotée bleu marine, if you please, et une pochette noire assortie, madame ! Et je ne sais pas s’il démarre un chou-fleur du foie ou s’il s’est badigeonné à la bronzine, mais il a la frite d’un moniteur de ski en fin de saison. Y a pas à dire, c’est du mec !

« Le style, c’est l’homme », comme a dit machin qui s’y connaissait. En défrimant le Vioque, on se rend compte à quel point c’est réel. Ce qui le situe, notre dirlo, ce sont ses manières aisées, son port de tranche plus que son port d’arme. Sa façon de mater l’interlocuteur, poliment mais impitoyablement, de ses grands yeux bleus dans lesquels on se noierait facile si on plongeait dedans sans sa ceinture de sécurité.

Il m’écoute, le bout des doigts joints, opposant chaque phalange à la phalange correspondante. Ses boutons de manchette, c’est deux boutons, mais en or. Ils brillent dans la lumière onctueuse de son déflecteur de burlingue.

Lorsque j’ai terminé mon plaidoyer, il reste un instant silencieux. Puis il sépare ses mains de prélat et titille le bord de sa pochette.

— Mon cher San-Antonio, murmure-t-il d’une voix suave, je comprends mal qu’un homme de votre trempe vienne me tenir un pareil langage…

In petto je me dis que c’est râpé et je regrette d’avoir déballé mon sentiment à cet homme de fer. J’aimerais pouvoir reprendre mes paroles. On dit qu’elles s’envolent, c’est peut-être vrai, en tout cas les miennes font du rase-mottes dans la pièce. Un vol de corbacs, les gars. Bien noir, bien braillard.

— Pourquoi, monsieur le Directeur, riposté-je sèchement.

Il me file un petit coup de périscope pas gentil, scrutateur et âpre afin de voir où j’en suis. Il sent bouillonner ma hargne et ne s’en émeut pas. Lui, ce qui fait sa principale force, c’est qu’il ne réagit pas aux variations de température. La chaleur ne le dilate pas, le froid ne le contracte pas. Il est constant ! C’est un citadelle. C’est un roc ! C’est un pic ! C’est une péninsule !

— Mon cher, il emphatise, rendez-vous compte qu’un de mes collaborateurs, en l’occurrence Bérurier, s’est porté volontaire pour une mission en Chine, ce en pleine ambassade des U.S.A. et devant un parterre de diplomates et d’agents du F.B.I. Qu’il ait agi en état d’ivresse ne change rien à l’affaire. En s’engageant il a engagé nos Services. C’est notre prestige tout entier qui est en cause et même, San-Antonio, n’ayons pas peur des mots, le prestige de la France !

Il y a des relents de « Marseillaise » dans le gaz carbonique qu’il expulse. Son œil bleu et blanc se cerne de rouge.

— Le prestige, murmuré-je, qu’est-ce que ça signifie à côté de la vie d’un homme ? Vous le savez, patron, l’échec est assuré. Mieux : la tentative est insensée. Vous sacrifiez Béru délibérément pour la simple satisfaction de ne pas faire machine en arrière. C’est un parti pris auquel il m’est impossible d’adhérer.

De la fumée nous sort des naseaux à l’un comme à l’autre. On se virgule de l’électricité fielleuse. On a l’estime réciproque qui nauséabonde !

— Je pense, fait-il en se levant, qu’il est inutile de poursuivre cette conversation.

— Je le pense aussi ! approuvé-je en reculant vers la lourde.

Rarement nos rapports furent aussi tendus, mes filles ! J’ai idée que si ça continue commako ma carrière se déguisera vite en eau de boudin. Pont-aux-Dames me guette à brève échéance.

Comme j’atteins la porte, il me lance :

— Bérurier a un moyen bien simple d’échapper à cette mission.

Je me retourne.

— Qu’il démissionne ! fait le Vieux durement, la mâchoire en tiroir de commode mal fermé.

— Je vais le lui suggérer, et même le lui conseiller, Monsieur le Directeur !


Le Gravos est assis dans l’antichambre comme chez le dentiste. En l’apercevant dans son fauteuil de cuir râpé, le bitos sur les genoux, les tifs collés à l’eau de Cologne, anxieux et immuablement gentil, j’ai le corgnolon qui accordéone. Il n’ose me questionner, par pudeur. Mais son bel œil cloaqueux tire-bouchonne dans ma direction.

Je me laisse tomber en face de lui sur une banquette.

— Béru, soupiré-je, à côté de ce bonhomme, Staline était un grand-papa-gâteau.

— Il t’a envoyé sur les roses ?

— Sans ménagements.

Il hausse les épaules.

— Je m’en gaffais. Bon, eh bien ! après tout, c’est bien fait pour mes lattes, San-A. Je partirai.

— Arrête tes couenneries, Gros. Tu vas tourner une bath lettre de démission et te lancer dans la Police Private, voilà tout.

— Filatures en tout genre, ricane-t-il, l’œil du bidet ? Très peu pour moi, merci. Filer le train aux petites friponnes dévergondées qui vont doubler leurs matous dans les studios meublés de Courcelles, c’est pas dans mes emplois, gars. J’ai l’idéal au-dessus de la ligne de flottaison, Dieu merci.

— Vaut mieux être un Privé vivant qu’un Officiel mort, riposté-je. En tout cas, si la poule artisanale te débecte, tu peux faire autre chose : gérer un petit troquet ou prendre une carte de représentant.

Mais Béru est intraitable. Il sort de sa poche un peigne plus édenté qu’un centenaire, le promène lentement sur ses tifs collés, s’humecte d’un doigt léché les favoris et murmure :

— Ménage-toi la salive, gars. T’en auras besoin pour baratiner les frangines. Je partirai pour la Chine, un point c’est tout.

Et il entonne de sa belle voix qui n’est pas sans évoquer une plaque de tôle ondulée dévalant un escalier :

— Nuit de Chine, nuit câline, nuit d’amour… Tagada tagada !

Tant de sérénité dans le courage me bouleverse.

Je file un coup de poing dans le brandillon du Gravos.

— Après tout, tu es dans le vrai, Béru. Il faut toujours aller jusqu’au bout de ses folies. Je pars avec toi !

Il s’arrête de chanter et devient d’un rouge pivoine très intense. J’ai une vue plongeante sur ses amygdales morillesques, sur sa langue plus chargée que le porte-bagages d’un campeur, sur ses ratiches jaunasses, crevassées, ébréchées (les fausses plus encore que les vraies).

— T’es pas louf, bredouille-t-il depuis le fin fond de son gosier. Une sonnerie, c’est suffisant, deux ça tourne à la guignolade.

— Disons que je fais ma crise de dinguerie, moi aussi !

Il me saute au cou et m’embrasse violemment. De grosses larmes poisseuses coulent sur ses pommes.

— Merci, Bonhomme ! hoquette-t-il. Bien sûr, je refuse ton sacrifice, mais ça ne change rien à la beauté du geste. T’es bien le grand San-A. que j’admire depuis toujours.

— Tu n’as pas à refuser ou à accepter, Gros, je suis ton chef.

— Avant tout, t’es mon pote, rectifie son Ampleur. Je permettrai pas que tu files ta peau dans les tinettes pour m’être agréable. Tu le sais bien que c’est une mission sans retour, comme on dit dans les bouquins d’espionnage.

— Et après ? On a le droit de mourir avec qui on veut, non ?

Ayant dit, je retourne toquer à la lourde directoriale. Le Dabe m’aboie d’entrer. Notre algarade l’a mis dans une humeur de hot-dog. Il est debout devant sa fenêtre, regardant le Paris morose sur lequel tombe une jusqu’à mon ex-bureau). D’une écriture rapide et majestueuse et en termes concis, je libelle le texte qui me sépare de la Grande Maison. Il m’est déjà arrivé de flanquer ma démission, mais jamais pour de bon, soit dit entre nous et la pissotière du boulevard Haussmann.

Mes dents grincent plus fort que ma plume. Au moment où j’étale mon paraphe au bas du document, le Gros éploré s’annonce timidement.

— T’as pas le droit de faire ça, San-A.

Je ne réponds rien.

— Tu me masturbes mes derniers instants, gars, reproche Sa Majesté. À cause de ton emportement, je vais caner avec une arrière-pensée et ça risque de me faire rater mon examen de passage au Paradis… Vois-tu, le Vieux, faut le comprendre. S’il n’était pas intraitable, il aurait plus qu’à aller vendre des moules, la Grande Taule partirait en brioche. Un big chief, on peut pas juger son comportement, sinon ça fout la chetouille dans le chantier. Ce qu’il faut, c’est s’incliner devant ses décisions, même si ça nous ferait grincer les ratiches comme des raisins verts.

— Savez-vous que vous vous exprimez fort bien, Bérurier, dit une voix familière depuis l’encadrement de la porte.

On se retourne. Le Boss est là. Sa rogne est tombée et il sourit.

Il s’avance, une main dans la poche, l’autre posée à plat sur sa calvitie pour pas qu’elle prenne froid.

— Au cours de ma carrière pas trop mal remplie, déclame le Dirlo, je n’ai jamais rencontré deux têtes de mules comme vous !

Il se penche sur mon sous-main, saisit ma démission, et se met à la pétrir sans la lire pour en faire une boulette serrée. Puis, familièrement, il s’assied sur un coin de la table et nous considère alternativement.

— Sacré tandem ! dit-il.

Brusquement il se passe quelque chose d’incroyable, les gars. Quelque chose de jamais vu qui nous sidère, Béru et moi. Un petit truc rond tombe d’un œil du Vieux et s’écrase sur mon buvard. On regarde : pas d’erreur, c’est bien une larme, une vraie. D’où est-ce que ça lui sort, ce machin-là ? Je le croyais tari à bloc, pire que le désert du Sahara, le Big Boss.

Déjà il en a honte. Il renifle. Son œil s’évapore pour redevenir dur comme un caillou.

— D’accord, San-Antonio, me dit-il. Vous partirez tous les deux…

Un silence médusé. Il renifle encore une fois, une dernière, légèrement, d’une seule narine. Puis, soudain, pointant un index menaçant dans notre direction, il hurle :

— Mais à une seule condition !

Sa voix tombe et il dit :

— C’est que vous en reviendrez tous les deux, vu ?

Je saisis la main qu’il me tend et la serre comme jamais je ne l’ai fait.

— D’accord, patron, balbutié-je, on en reviendra tous les deux !

— Néanmoins, grommelle Bérurier, on prendra des allers simples. Pas la peine de mettre l’Administration dans les frais !

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