Il fait un temps à mettre les tapis et les contractuels dehors. Un temps à se barrer à la cambrousse, toutes affaires cessantes, manière d’aller se traîner le dargiflard sur les belles fourmilières affairées de Meudon ou de Fontainebleau. Un temps propice aux slips à fleurs (moins voyants lorsqu’on les dépose dans l’herbe tendre des prairies). Mes temporains ont le sourire et leur cœur joue de l’accordéon. Marrant comme ces jours-là Paris se met à ressembler à Robinson !
C’est ce dont à quoi je réfléchis au volant de ma chignole décapotable toute neuve. Elle renifle le cuir frais-cousu et son compteur kilométrique a encore des émois de puceau.
Je glisse mollement le long des trottoirs où les magasins débordent. Dès qu’il fait beau et rassurant, Paname se met à dégouliner de ses maisons comme un Brie trop à point. Les terrasses des troquets, les étalages de primeurs, les voitures d’enfants, les vélos, les chiens podagres, les chats coupés, les vieillards fanés, les plantes vertes parcheminées se répandent à qui mieux mieux, à qui vieux vieux, devant les immeubles pleins de malodorantes touffeurs.
Ils larguent tous leurs alvéoles ombreux où continuent de grommeler des radios, pour s’exposer au soleil calmé de cette fin de journée.
— Pssst ! San-A. ! meugle une voix plus grasse que le court-bouillon d’une poularde demi-deuil.
Je taquine mes patins pour bigler les horizons. Une masse verdâtre s’agite au centre d’une terrasse. Je reconnais le Valeureux. Béru est là, dressé, qui sémaphore des brandillons dans ma direction. Je range ma tire avec d’autant plus de facilité que je me trouve dans une rue où tout stationnement est vigoureusement interdit, et d’une allure nonchalante, m’approche de la table béruréenne.
Le Mastar s’y hydrate en compagnie d’un grand semi-vieillard à tête de casse-noisettes suisse. Le personnage en question est vêtu de noir, de façon archaïque. Il porte une chemise blanche avec col de celluloïd, une cravate grise dans laquelle est plantée une épingle d’or dont la tête représente une patte d’aigle tenant une perle dans ses serres. Son revers s’égaie d’une solide collection de décorations incertaines dont le nombre seul impressionne. Il est brique de visage, ridé fin, et blanc de poils. Il a l’œil soucieux d’un homme accablé par des responsabilités variées. La mise du Gravos est plus conforme à la température du jour, puisque mon collaborateur est vêtu d’un pantalon gris-sale sale dont le haut de la braguette a éclaté et d’une chemise vert-pomme à manche courtes sur laquelle ses bretelles en tapisserie rouge flamboient comme des rampes de néon.
Alexandre-Benoît me désigne son compagnon d’une bourrade qui décroche le dentier de l’intéressé.
— Je te présente Évariste Plantin, un cousin de ma Berthe dont à propos duquel je dois te dire qu’il a été nommé surgelé-tuteur de Marie-Marie[1].
— Subrogé-tuteur ! rectifie doctement le casse-noisettes suisse.
Bérurier sourcille.
— Écoute, Variste, ronchonne le Délectable, c’est pas parce que tu viens faire un viron dans la capitale qu’y faut te croire obligé de t’extravaguer le vocabulaire.
Il ajoute en lui vrillant la poitrine d’un index gros comme une banane.
— Parce qu’à ce petit jeu, tu perdras fatalement avec mon chef, le commissaire San-Antonio que voilà ! Question de blabla il est pire qu’un commissaire-repriseur !
À tout hasard je presse la louche du cousin Évariste.
— Tu écluseras bien un petit coup de rouquinos avec nous ? propose le Dodu.
Comment refuser ?
Je prends place à la terrasse ombragée où des mouches picolent des gouttes de sirop sur les tables poisseuses, et la converse s’engage. Ce qu’il y a sans doute de plus tartant chez les bonshommes, c’est qu’ils n’ont pas besoin d’avoir quelque chose à se dire pour parler. Ils attaquent par n’importe quoi. Un simple mot leur suffit à ouvrir les vannes :
— Alors ?
— Ben tu vois…
— Ça va ?
— J’ai pas à me plaindre…
— Y’en fait une tiède, hein ?
— Tu parles, mon thermomètre indiquait trente-cinq à l’ombre sur les choses de midi !
— C’est pour bientôt, les vacances ?
— La semaine prochaine…
— Vous allez où, c’t’année ?
Et c’est parti !
À la question ci-dessus posée au Gravos, celui-ci hausse les épaules…
— Hopppfff, répond-il, tu sais, on s’éloignera pas si tellement de Paris, moi et Berthe, vu que notre pauvre Alfred met du temps à se requinquer, le pauvre biquet[2] !
Il louche sur le cousin Évariste et murmure :
— Le plus simple, ça serait p’t’être ben d’aller passer une quinzaine chez Évariste avec Marie-Marie, étant donné qu’il est l’insurgé-tuteur de la gamine, faut bien qu’il l’aye un peu à lui de temps à autre, pas vrai, Variste ?
— Subrogé-tuteur ! répond seulement l’autre, lequel paraît manquer d’enthousiasme en ce qui concerne le projet vacancier du Gros.
Nullement découragé, Alexandre-Benoît repart.
— Notre cousin Variste est maire de sa glomération. Un patelin tout ce qu’il y a de sympa dans les Yvelines qui s’appelle Embourbe-le-Petit. Il est sur le guide Michelin, y a un château fait en dalles, une rivière à truites et des élevages de poules. Variste est le plus gros éleveur de la région, pas vrai, cousin ?
— Mmoui ! maussade l’interpellé.
— Sa ferme modèle, c’est un petit palace, balance l’Hénorme. Avec plein de chambres d’amis. Je crois que si ça dérange pas trop Variste, on y restera trois semaines.
Comme le silence du maire est de plus en plus hostile, Béru s’empresse d’ajouter.
— Turellement, on se pointera pas les mains vides, Variste ! Nous, tu nous connais : on a des usages. Une livre de caoua pour ta mégère, des bonbons aux gosses et pour tézigue une bonne boutanche de derrière les fagots. Sans compter que les dimanches on se chargera de la pâtisserie. S’agit pas de passer un mois chez quéqu’un sans participer aux frais du ménage ; même si ce quéqu’un est l’insubordonné-tuteur de not’ pupille !
— Subrogé-tuteur ! riposte aigrement l’imperturbable casse-noisettes suisse. J’sais pas si ça va être possible de vous recevoir ce mois-ci, Alexandre, vu qu’on a les festivités du pays et qu’on célèbre à cette occasion le jumelage d’Embourbe-le-Petit avec la commune de Swell-the-Children en Angleterre. J’héberge le lord-maire et sa femme, le capitaine de la garde écossaise, le révérend pasteur et ses seize enfants, si bien qu’on n’aura pas un seul lit disponible !
Il en faut bien plus pour dissuader Béru !
— Te casse pas la nénette, Variste, on mettra des paillasses dans vot’ chambre, à la guerre comme à la guerre ! Et justement, tu seras bien content d’avoir sous la main un interprète pour discutailler le bout de gras avec tes rosbifs !
— Un interprète ? s’étonne le maire-cousin-casse-noisettes-suisse ; quel interprète ?
— Moi ! rétorque l’impudent.
— Tu parles anglais ? incrédulise l’éleveur de poulagas.
Bérurier fronce ses brosses à dents et me prend à témoin :
— San-A. ! Je cause anglais ou je cause pas ?
— Presque couramment, lui vienjennaide.
— Ah moui ? hésite le cousin, dont l’intérêt s’éveille quelque peu.
Béru lui claque la nuque si fortement qu’il lui lèse les vertèbres cervicales.
— Ouvre grands tes vasistas à miel, Variste.
Il ferme à demi les yeux et récite d’une traite !
— Guiné is gode for you, véry vouail, saint-cloud !
— Ce qui veut dire ? insiste le cousin-maire.
— Ce qui veut dire : « Il fait beau aujourd’hui, mais y pleuvra p’t’être demain », affirme l’Éhonté. Sans interprète, je te vois mal parti avec tes angliches, Gars. Ces gens-là, ils apprennent l’anglais une fois pour toutes et seulement l’anglais ! Même leur pasteur cause pas le latin. Tu t’imagines en train de te farcir ton blabla de bienvenue avec les doigts, toi qu’as des rhumatisses déformants ? Ta fiesta, ça serait un vrai métinge de carpes, Variste, si j’y serais pas !
Vaincu, le casse-noisettes suisse soupire.
— Bon, venez, on s’arrangera.
Manière de lui reconstituer le mental, je feins de m’intéresser à sa commune.
— Vous avez beaucoup d’administrés, monsieur le Maire ?
Au lieu de s’épanouir, il se renfrogne davantage.
— Huit cents, fait-il.
Je siffle admirativement.
— Hé, hé ! C’est déjà une petite ville !
— L’an dernier on était huit cent dix-huit ! lâche Évariste Plantin d’une voix meurtrie.
— Ah ! compatis-je, l’exode de nos belles campagnes vers les cités tentaculaires ?…
— Pas du tout, personne n’a quitté le pays, on y est trop bien.
— Alors, comment expliquez-vous cette baisse de population ?
— D’une façon très simple : depuis un an, dix-neuf personnes sont décédées, ce qui est normal, mais une seule est née, ce qui ne l’est pas du tout. Et encore, cette naissance est due à la nouvelle institutrice. Les gens des communes avoisinantes commencent à se ficher de nous et à traiter nos hommes d’impuissants.
— Que pensez-vous de ce phénomène sociologique, monsieur le Maire ?
— Rien, avoue le cousin. J’espère que c’est le hasard ! Pourtant, j’ai beau regarder les ventres de mes concitoyennes, ils ne s’arrondissent pas.
Béru répartit en nos verres la nouvelle bouteille de beaujolais que le loufiat vient d’apporter.
— Te monte pas le bourrichon, Variste, les petites madames ont découvert la pilule, v’là tout, et elles font relâche du moule à gaufre, ce qu’est humain !
— Non, tranche Plantin. Le pharmacien est formel : il ne vend pratiquement pas de pilules et je connais un tas de jeunes ménages qui rêvent d’avoir de la progéniture. Notre docteur a écrit au ministère de la Santé pour signaler le fait, mais ces messieurs n’ont pas réagi.
— Fatalement, remarque Béru, un ministère de la Santé, il s’occupe des malades, pas des absents ! On dit toujours : pas de nouvelles, bonnes nouvelles ! Vaut mieux une commune sans chiares que pleine de chômeurs, Variste !
Là dessus, il écluse son godet et regarde sa tocante.
— On va retourner à l’école, si tu voudras bien, biscotte, comme disent justement les Anglais, ça va être le tour de la mômasse.
Il m’explique que c’est la distribution des prix au groupe scolaire de Marie-Marie. Tandis qu’on laurait les « grands », messieurs les tuteurs sont venus prendre un rafraîchissement.
— Accompagne-nous, propose Béru, la gosse sera contente que t’assiste à son couronnement. Elle raconte partout que t’es son fiancé.
— Elle a fait une bonne année ?
— Deux prix et un accessoire, c’est pas mal pour une lardonne qu'a pris la classe en marche, hein ?
— En effet, conviens-je. Elle arrivera.
— Espérons que ce sera en bon état, complète Bérurier.
Un instant plus tard, nous sommes dans la salle aux prix, toute bardée de tricolore. Y a même un buste de Marianne au-dessus de la photo du général de Quolibet-les-deux-Réglisses. Pile comme on se pointe, c’est précisément la môme Marie-Marie qui est appelée sur l’estrade. Une vieille titutrice à lunettes d’intellectuelle presbyte étale le palmarès de ma petite fiancée :
— Premier prix de gymnastique, deuxième prix d’instruction civique, un accessit de géographie (Béru m’explique que, par un hasard inouï, la compo de géo a porté sur le Rondubraz, pays où nous nous sommes rendus en compagnie de la garnemente)[3].
V’là Bout-de-chou qui fonce en courant vers le point d’apothéose. Elle est croquignolette dans sa robe rose, avec ses tresses noires qui lui battent les fesses. Dans sa précipitance, elle bouscule une grande bringue puissamment laurée qui descendait le praticable au moment où Marie-Marie l’ascensionnait. La bringue tâtonne du panard derrière sa pile de livres, perd l’équilibre et s’abat dans la fosse d’orchestre. Ça chpraountze durement vu qu’elle est tombée dans les timbales du percussionniste de service, ha bringue rebondit sur la peau tendue au-dessus du bassin hémisphérique, et achève sa trajectoire à cheval sur la contrebasse à cordes que cisaille un petit vioque à barbiche de retraité méridional. C’est burlesque et ça fait marrer. Même maâme la dirlotte se boyaute par-derrière ses trente livres de nichons. Elle tance d’importance la brouillonne. Mais la gamine rit trop fort pour être sensible à l’admonestation. Le calme revient enfin. Le timbalier resserre ses écrous, le contrebassiste rebranche son disjoncteur, la grande bringue récupère ses livres au fond de la fosse (c’est l’écroulement des prix, les gars !), et la distribution continue. Notre petite copine s’avance vers la table au tapis vert chargée de bouquins. On lui remet un ouvrage cartonné ceint d’un ruban.
— Ah non, alors ! éclate l’incorrigible mauviette, je l’ai déjà !
— Impertinente ! s’écrit la directrice.
— Quoi, impertinente ! s’insurge miss tresses, ça fait trois ans que je l’ai lu ! D’abord c’t’un liv’ de maternelle, ça ! Cacou l’œuf désobéissant ! Vous parlez d’un vesterne trépidant ! Même quand j’avais cinq piges ça me faisait bâiller ! Si c’est ça la révolution culturelle qu’on cause dans les journaux, j’ai aussi bon compte d’aller à l’école chez les sœurs.
L’assistance applaudit. Du coup, la dirlotte n’ose intervenir. Elle se dit que des fois, les chieuses du cours élémentaire vont lui occuper le groupe scolaire, lui arracher le slip pour en faire un drapeau noir ! La jeunesse, à présent, s’agit pas de lui manquer de respect, de la contrarier, de l’agacer par des remontrances. Ça peut être lourdingue de conséquences. Le ministre de l’Éducation Nationale se retrouve vite aux fraises à ce régime-là. Même dans les crèches y se tiennent à carreau ! On a vu des bébés vachement évolués, des petits Pascal en devenir, propager des idées subversives ! Maoïstes déjà ! Qui font agrr agrr, au lieu d’arr et qui établissent des pots-de-chambre de grève pour interdire l’accès au public.
Le social, à tous les échelons, ça doit se manipuler comme la nitroglycérine (si bonne pour les engelures !). Si bien que la madame directrice rengaine sa hargne et sa trogne pour déballer un sourire un brin jaunasse. Elle contremauvaisefortuneboncœurt par égard pour son groupe scolaire qu’est pas ignifugé. Elle veut bien troquer le bouquin absurde de la mauviette contre Anna Karénine, lecture mieux adaptée à une jeune fille de huit ans.
Bref, l’incident s’achève sans autres incidents et quelques minutes plus tard la terrible Marie-Marie m’acalifourchonne joyeusement.
— Antoine ! C’qu’t’es chouette d’être venu ! T’as vu comment que je m’ai démerdée pour me faire cloquer un bouquin plus facilement revendable ? A’c les ronds, j’vais pouvoir acheter Plexus et Hara Kiri.
Elle se fait chatte câline pour me demander :
— Tu viendras m’voir pendant que j’serai t’en vacances chez le cousin Plantin ? Seulement, comme il est plus radinus qu’un pou, tu descendras à l’hôtel !
Baissant le ton elle ajoute :
— C’est pas que ça me fait rigoler d’aller chez ce vieux gredin, mais je peux pas faire autrement puisqu’il est mon j’sais-pas-quoi-tuteur. Promis, tu viendras me voir un véquande ?
— Promis ! promets-je.
Elle me lorgne d’un seul œil et exige :
— Jure !
— Je te le jure !
C’est ainsi que tout a commencé.