Vous comprenez ! un truc pareil m’arriverait dans un quelconque bled d’Arabie saoudite, voire, à la rigueur, du Guatemala, je me ferais p’t’être bien une raison. Mais en Angleterre, mes Gueux ! À quelques kilomètres de la plus grande ville d’Europe, chez des mecs qui ont inventé la pénicilline, le rugby et le pudding, avouez qu’il y a de quoi se l’enrubanner et se la déposer dans la grotte de Lourdes en guise d’ex-voto.
Enfermé dans la geôle de Swell-the-Children (peu éloignée de celle de Reading), j’Oscarwilde toute la nuit, non pas en compagnie d’un codétenu, mais en arpentant ma cellule[10].
Pincez-moi, les gars : je dois rêver ! Comment, moi, San-Tonio (comme dit Marie-Marie) un commissaire à toutes épreuve de la poularderie françouaise, dont les états de services sont plus éloquents que ceux de Duguesclin. Moi à côté de qui le chevalier Bayard n’est qu’un Va-de-la-Gueule, Turenne une chiffe molle, Sherlock-Holmes un débile mental et Cambronne un poète de salon. Moi qui ne recule qu’en faisant l’amour (et encore très peu et très vite !). Moi qui ai versé plus de sang pour la cause de la justice qu’un cabaretier n’a versé de vin pour celle du délirium-tremens. Moi qui ai édifié la plus éclatante des carrières sans être franc-maçon, pédéraste ou gaulliste. Moi qui aime mon prochain plus que moi-même, non pour l’amour de Dieu, mais pour l’amour de mon prochain. Moi qui me suis consacré corps et âme à la lutte contre le crime, me voici embastillé pour meurtre dans une coquette cité britannique, qui serait bien aimable si elle ne se trouvait en Angleterre. Ah ! mais que non ! Pas d’accord ! Je m’insurge !
Seulement, je vais vous confier une chose : y’a rien de plus duraille que de s’insurger lorsqu’on se trouve entre quatre murs plus épais que le compte en banque de Mrs. Rothschild frères et, barons. Ma cellote prend le jour par une ouverture grande comme une carte postale et taillée en sabot de croupier. Sa porte est en fer de bonne qualité et munie de deux verrous à peine plus minces que mon poignet. Je vous le demande, mes bien chers frères : le moyen de s’insurger dans de telles conditions ? Le moyen de refuser son sort ? Et pourtant il est à foutre aux gogues, mon sort…
Après avoir parcouru une dizaine de miles, exténué je me laisse quimper sur le plumechif rembourré cœur de chêne de ma gentilhommière.
Réfléchir. C’est tellement impensable une histoire pareille. Je parie que vous ne me croyez pas, hein ? Soyez francs pour une fois : vous avez des doutes ? Vous vous dites, cette fois, notre San-A. nous bourre le mou ; il envoie le bouchon dans les nénuphars. Il nous prend pour des pommes véreuses, alors il en profite pour tartiner dans l’irrationnel. Il nous teste, le fumelard. Eh ben non, mes petites bouilles. Tout ce que je viens de vous relater est expressément vrai. Je peux vous le faire authentifier par notaire si vous incrédulisez trop fort.
Je m’allonge pour me projeter le film incroyable sur l’écran salpêtreux du plafond.
Je suis dans le burlingue du lord-maire. Première stupeur : le lord-maire n’est pas celui qui se rendit à Embourbe-le-Petit. Je m’effare, il s’effare plus fort et à ma demande fait venir sa bobonne. Deuxième stupeur : la dame, par contre est bien celle qui flanquait le lord-maire venu en France. Troisième stupeur » le valet d’étable et le quidam à la petite casquette pénètrent dans le bureau sans y être conviés. L’un révolvérise le maire 2 cependant que l’autre me met K.O d’une droite renforcée. Quatrième stupeur (elle vont crescendo, vous pouvez pas prétendre le contraire), lorsque je reviens à moi je suis accusé de ce meurtre et la dame du défunt prétend que j’en suis l’assassin. J’ai rien oublié ? Ah ! si : on m’a secoué mes fafs pendant que j’étais groggy.
Ça, c’est le passé !
Pour ce qui concerne le présent résumons par : murailles et barreaux. Faut attendre.
L’avenir ?
Reusement il ne se présente pas trop mal car je n’aurai aucune difficulté à faire la preuve de mon identité ni à démontrer au shérif que je me trouve ici en mission officielle. Sans parler du gars Béru qui doit commencer à se cailler la laitance et à ruer in the brancards.
Ragaillardi par le troisième volet de ce triptyque, je finis par m’endormir en me disant que ça me fera toujours des trucs marrants à raconter plus tard.
Le zig qui dirige la prison n’est pas du genre commode. Ancien officier de l’alarmé des Indes, il arbore une moustache de tigre (du Bengale) flamboyante et ses yeux gris acier sont plus inhumains que ceux d’un mannequin de cire.
Il porte un uniforme noir avec des coutures rouges, une casquette plate et un gros brodequin à clous qui contraste avec la rondelle de caoutchouc lui servant de pied gauche. Il a pour le seconder un abruti de première, au nez en forme d’éteignoir de cierges, affligé de végétations, je diagnostique, car il garde la bouche ouverte en permanence, même pour parler !
— Debout ! clame le gardien-chef.
Il frappe les trois coups avec son pilon. Le rideau de vapes se lève, j’ouvre les yeux. Le premier acte de cette nouvelle matinée commence.
Le « moustachunijambiste » me larde de coups de canne.
— Vite ! Vite ! aboie-t-il.
— Hein, quoi ? demandé-je en français, puis en anglais.
— Remuez-vous, espèce de chien galeux ! vocifère l’ancien bijambiste.
Et le v’là qui se remet à me tisonner les cerceaux. Oh pardon ! J’ai le réveil teigneux dans ces cas-là. Faudrait pas confondre San-Antonio avec Sans-rien-dans-son-froc !
Je saisis l’extrémité de sa canne, d’une torsion je lui fais lâcher prise et d’un mouvement superbe la casse en deux sur mon genou.
Le geôlier du Bengale pousse un miaulement de félin qui vient d’avoir la queue coincée dans la portière de sa ménagerie ambulante.
— Passez immédiatement les menottes à cette bête puante, Smith ! mugit-il (le miaulement ne lui suffisant plus à extérioriser sa rancœur). Et il dégaine un pistolet de sa vareuse.
— Essayez seulement de lever le petit doigt et je vous tue comme un cancrelat, m’avertit le moustachuchef. Ça fera les économies d’un procès à la Couronne.
Un instant, je lutte contre l’âpre désir de filet un coup de boule dans les végétations de Smith et de foutre le camp, seulement je m’adjure de n’en rien faire car un tel comportement n’arrangerait guère mes bidons. Avec un soupir je tends mes poignets à l’assistant Peau-de-vache.
— Cher geôlier, dis-je, ignorez-vous qu’il est interdit à un gardien de molester un prévenu ? Vous pourriez bien avoir droit à votre mise à la retraite définitive d’ici pas longtemps.
— Et vous, c’est à une corde de chanvre que vous aurez droit, espèce de chacal pestilentiel, lance mon tortionnaire qui possède une belle réserve d’invectives un peu surannées certes, mais exquises.
En route ! ajoute-t-il. Votre bras, Smith !
Privé de sa canne, il doit s’appuyer sur l’ahuri de service pour marcher, on forme un mignon cortège tous les trois, dans le couloir malodorant de la maison d’arrêt.
Le couloir arpenté, nous débouchons dans une pièce assez vaste et d’aspect vachement gourmé.
L’atmosphère qui y règne est un peu celle d’un temple réformé. Des boiseries sombres garnissent les murs. Un immense crucifix constitue l’unique décoration des lieux. Sculpté par un ciseau anglais, il n’a pas l’air tellement chrétien, Jésus. Il ressemble plus à Lawrence d’Arabie qu’au Rédempteur que nous concevons, nous autres chauds latins.
J’avise plusieurs stalles qui achèvent de donner à l’endroit son ambiance solennelle ; elles se situent à gauche d’une table recouverte d’un tapis vert.
Face à la table plusieurs fauteuils sont rangés. Des gens intimidés ont pris place sur (et dans) les stalles : des hommes et des dames mal fagotés, aux attitudes gauches.
Un zig coiffé d’une perruque blanche frisée, qui le fait ressembler tout à la fois à la statue d’Ouser (gouverneur de Thèbes) et à une couverture du Chasseur français représentant un épagneul-breton sur le sentier du faisan pénètre dans la salle, sitôt qu’on m’a fait asseoir dans l’un des fauteuils.
« Tonnerre de Zeus, me dis-je en grec pour ne pas être compris de l’auditoire, on en va tout de même pas me juger ici, je ne passe pas en cours martiale, quoi, merde ! m’ajouté-je en français cette fois, pour être mieux compris de moi-même. Je me souviens alors que la procédure britanoches veut qu’un inculpé de frais soit déféré devant un premier jury chargé de décider s’il doit être maintenu en état d’arrestation[11].
À l’entrée du guignol perruqué, l’assistance se lève. Le magistral magistrat vient s’asseoir à table et ordonne à l’assemblée de se déconnecter le baigneur. C’est un type grave, caverneux. Chose étrange, j’éprouve une impression de déjà vu en le considérant, et ne suis pas loin de penser qu’il devait être à Embourbe-le-Petit, lui aussi.
Il porte de grosses lunettes cerclées d’écaille, aux verres légèrement teintés.
— Honorables membres du jury, attaque-t-il, vous êtes réunis en cette salle pour dire si l’homme qui se trouve en face de moi est coupable ou non du meurtre commis sur la personne de notre regretté lord-maire, sir Frottfor F-E. Relhuyr, que Dieu ait pitié de son âme !
J’ai envie de dire amen. Ça me rappelle l’église à l’époque de ma prom’. Il me semble renifler des odeurs de cierge et d’encens.
Duralex-la-perruque toussote dans son mouchoir plié en quatre et reprend.
— Lors de son arrestation, cet individu n’avait aucun papier d’identité en sa possession. Il a donné au shérif le nom de San-Antonio et a prétendu exercer le métier de détective en France, son pays d’origine. Confirmation a été demandée aux autorités françaises compétentes et nous attendons la réponse. D’ores et déjà nous avons le témoignage d’un autre policier français qui l’accompagnait à Swell-the-Children…
Il se penche sur un papier extrait de sa vague et déclame :
— Je cite à comparaître mister Alexander-Binoite Bérourieur. Huissier, veuillez introduire le témoin.
Toutes les bouilles, y compris la mienne, se tournent vers une petite porte en chêne massif, située dans le fond droit de la salle (j’aurais aussi bien pu dire le fond gauche, après tout, vous en avez rien à branler, hein ?).
L’huissier, un petit vieillard chauve et aigrelet ânonne à la cantonade :
— J’appelle mister Alexander-Binoite Brouyeur !
— C’est de moi que tu causes, hé, nabot ? tonne l’organe dantesque et dantonesque du Gravos. Ça te pèlerait la langue de me prononcer correcment ?
Sonnez trompettes ! Voici venir Béru dans le Fauve est lâché, deuxième épisode !
Il débouche en la salle d’audience comme les dix litres d’une chasse d’eau dans leur cuvette, en grondant, en gargouillant, en tourbillonnant et en nettoyant. Des gens culbutent sous sa poussée. Il fonce droit vers la table au tapis vert, soufflant du pif sous le bord de son chapeau. Il est pas rasé, il a l’œil glauque, la bouffissure violine, la cravate en tire-bouchon, le veston chiffonné et constellé de nouvelles taches plus véhémentes que les précédentes.
Parvenu à la table, il porte un doigt à son couvre-sous-chef et lance au perruqué un retentissant :
— Salut ! Maâme.
Puis il se tourne vers moi.
— Qu’est-c’est ce circus où que tu t’es encore foutu ! Tu parles d’un sirop de m… ! Bravo pour ton enquête, m’sieur le commissaire de mes deux jumelles. On n’a pas même le temps de se déballer les bagages que te v’là au trou…
Son apostrophe n’est pas du goût du magistrat qui se met à marteler la table du poing en criant de furieux :
— Silence, please !
Tant et si fort qu’à la fin Béru fronce les sourcils et me demande :
— Qu’est-ce qui lui prend de bramer commak à la vioque ?
— C’est pas une dame, c’est un juge anglais, Gars, et d’une. Deuxio t’as pas le droit de parler au prévenu.
— Faut quand même que je susse ce dont il s’agisse, non ?
— J’aimerais bien l’apprendre aussi.
Le Zig à perruque tambourine à nouveau.
— Interdiction formelle de parler à l’accusé ! crie-t-il.
— Siouplaît ? incertaine le Gros qui n’a rien pigé à la réplique lancée dans la langue des Beatles.
Le magistrat hoche la tête avec réprobation et se tournant vers le jury, déclare :
— Il semblerait que le témoin ne comprend pas l’anglais. Quelqu’un dans cette salle serait-il capable de servir d’interprète ?
Un silence de mort suit la requête.
— Allons, grommelle l’homme à la perruque, personne ici ne parle simultanément l’anglais et le français.
— Si, Votre Honneur, murmuré-je en contenant un sourire narquois ; il y a moi !
Mais l’autre ne semble pas décontenancé.
— Parfait, dit-il, vous traduirez donc au jury la déposition du témoin.
— C’est à propos de quoi est-ce ? s’impatience Béru.
— Cézigue-pâteux veut que je te serve d’interprète puisque tu ne parles pas anglais.
Béru rejette son bada en arrière. Il va s’appuyer des deux poings à la table du magistrat.
— Où qu’t’as pris que je causais pas rosbif, dis, frisé ? M’sieur voudrait me snober avec sa tronche de rombière décatie !
Puis, me filant un coup de saveur par-dessus son épaule mammouthienne :
— Mate-moi ce vilain délabré qui plastronne ! Y ressemble à une vieille guenon de palace. Ah je cause pas angliche ! Et ça alors, mille or : Guines is gode for you. Water-closed. My tailor is riche. C’est du Pakistanais, peut-être, dis, vieille frappe !
Essoufflé, il s’évente au moyen de son galure.
— Qu’a dit le témoin ? demande le juge.
— Qu’il était à la disposition de la justice, Votre Honneur, affirmai-je.
— Parfait, mais qu’il parle moins fort ; le jury, grâce au ciel, n’est pas sourd. Qu’il nous révèle l’identité de l’accusé.
— Tu veux bien dire mon nom et ma profession au jury, Gros ?
— Parfaitement : tu t’appelles San-Antonio et t’es commissaire à la volaillerie de Pantruche ! Un drôle de commissaire, soit dit au pesage.
— Eh bien ? presse le Juge.
— L’accusé se nomme San-Antonio, récité-je, et il est Officier de Police à Paris.
— Le jury prend note de cette déclaration, le témoin peut s’asseoir dans la salle au cas où d’autres questions devraient lui être posées.
Je traduis au Gros. Il branle le chef.
— Minute papillon ! fait-il.
— Le témoin a une objection à faire ? demande le Juge.
— Il semblerait, Votre Honneur, qu’il aurait un complément de déposition à fournir au jury.
— Le jury l’écoute !
— Eh ben, pépère, t’as une petite rallonge pour ces connards ? fais-je au Gros.
— ’faitement ! grommelle Alexandre-Benoît. Dis leur de ma part que t’es innocent de la tête aux pieds, que j’ai jamais vu un gus aussi intégré que toi et qui faut être des lavedus de leur espèce pour te croire coupab’, vas-y, envoie-leur la vapeur !
— Nous attendons ! fait le Juge.
— Le témoin se porte garant de l’innocence du prévenu, résumé-je.
— Il ne lui appartient pas d’en décider ! aigrise le magistrat.
— Qu’est-ce qui bave, Zozo-la-réchauffante ? bondit le Mastar, rien qu’à son air, j’sus sûr que c’est vachard.
— Oh, écrase pour le moment, Gros.
Le Juge requiert l’attention.
— Honorables membres du jury, nous allons procéder maintenant à l’audition des témoins visuels du meurtre de notre très regretté lord-maire, que Dieu ait pitié de son âme. Je cite à comparaître la veuve Frottfor F-E. Relhuyr.
L’huissier introduit la mégère, toute de noir fringuée, plus jaunasse et plus pointue que jamais. Cette peau d’hareng saur chique à la veuvasse défaillante. Elle s’appuie au bras d’une infirmière armée de flacons de sels et se tamponne la façade avec un mouchoir de batiste (les dames de la good société ont toutes sortes de batistes sous la main). Ah ! la gueuse ! Ah ! la guenuche ! Ah la menthe religieuse, l’amante religieuse ! La scélérate ! L’ignominieuse ! La pestilence ! La pestilente ! Faut voir ses poses Sarah-bernhardtes, ses clignotements de paupières aspergeurs… Elle se laisse driver jusqu’à un fauteuil ; s’y love, s’y prostré, s’y abandonne.
Le perruqué lui blablate un truc vachement trémolesque, comme quoi il rend hommage à son courage, il compatit à son chagrin, il mesure (avec une chaîne d’arpenteur graduée en feet) l’étendue de sa détresse. Il sait la perte irréparable que le Comté et tout particulièrement la commune (si peu commune) viennent de faire en la personne du lord-maire. Ensuite de quoi, le juge baisse la voix pour demander à la veuve F-E. Relhuyr de bien vouloir faire au jury un récit circonstancié du drame. Si elle a les pâmoiseuses il fera une interruption. L’aigredine répond que ça ne sera pas nécessaire. Qu’une soif de justice l’aide à coltiner son désespoir. Qu’elle servira la cause de la vérité jusqu’à son dernier souffle. Bien que Britannique, le jury est ému. On découvre de nouvelles roseurs sur les joues de ces messieurs-dames. On se permet de renifler dans la salle et dans les stalles.
Dame Frottfor croise ses doigts noueux sur son mouchoir en boule. Et c’est parti, la tête dans la musette !
Elle raconte comment qu’elle vaquait bien à ses préoccupations maisonneuses lorsque son lord-maire d’époux la fit mander par le valet de chambre. Elle descendit immédiatly dans le cabinet de travail de son bonhomme, lequel se trouvait en compagnie d’un individu plutôt jeune pour son âge et plutôt grand pour sa taille ; d’un physique relativement agréable pour qui aime le genre français déluré.
— Mistress Frottfor, interrompt le juge, l’homme en question se trouve-t-il présentement dans cette salle ?
— Le voici ! fait la vipère-lubrique en me montrant d’un doigt vengeur.
— Ensuite, mistress Frottfor ? insiste l’emperruqué de frais.
— Mon époux m’a demandé si je reconnaissais cet homme qu’il me présenta comme étant un journaliste « d’Embahourbe-the-pétite »[12], la ville française avec laquelle nous sommes muselés, je veux dire jumelés, se reprend-elle.
Elle porte sa main desséchée à sa poitrine qui l’est bien davantage.
— And after ? demande le juge.
— Comme je prétendais ne pas connaître cet homme, celui-ci a sorti un révolver de sa poche.
— Je suis venu en Angleterre pour vous abattre tous ! a-t-il déclaré brutalement… Affolée, j’ai poussé un grand cri qui a attiré dans la pièce le valet de chambre et un visiteur. Au même instant, cet ignoble individu tirait des coups de feu sur mon infortuné mari. Le valet de chambre se jeta sur lui pour le neutraliser, mais hélas il était trop tard…
— Est-ce tout ? demande le Juge.
— Oui, répond la dame dans un souffle.
Le Guignol se tourne vers moi :
— Avez-vous une question à poser au témoin ?
— Yes, Votre Honneur, je voudrais savoir si les albums de Tintin sont traduits en anglais ?
— Question non valable ! riposte le magistral.
— Dommage, dis-je en m’asseyant, sinon j’aurais convaincu le jury que cette dame les lit et y puise l’inspiration de ses scénarios abracadabrants.
Un murmure indigné court dans l’assistance et va réveiller Béru sur son banc.
— C’est fini, Gars ? m’interpelle-t-il.
— Pas encore, Mec, mais j’ai idée que la carburation est drôlement défectueuse pour mézigue.
On procède à l’introduction du témoin suivant, lequel n’est autre que le rouquin-valet de chambre. Sa déposition est résolument conforme à celle de sa maîtresse. Franchement on se croirait dans un film d’Hitchcock, les gars. Il est époustouflant d’assister à l’élaboration d’un mensonge collectif qui, sous vos yeux, devient vérité pour le reste de l’humanité. Du coup, vous doutez de votre raison. Vous vous demandez si votre mémoire ne roulerait pas sur la jante par hasard. Si dans le fil de vos souvenirs, il n’y aurait pas une mauvaise épissure…
— Je cite à comparaître Mister Hébull-Degohom lance la voix du juge.
Plus je le mate, cet amphibie, plus je suis convaincu de le connaître. Je voudrais bien le retapisser sans sa réchauffante. Ce long nez plongeant, ces profondes rides qui cernent sa bouche mince, ce regard sévère… Non seulement je connais ce branque, mais je suis certain de l’avoir vu il y a peu de temps.
Parmi tous mes dons (en nature et en espèces) figure la physionomistique. Pourtant, j’ai beau me mettre la mémoire en pas de vis, je ne parviens pas à déterminer le lieu où nous nous vîmes pour la première fois.
Mon intérêt est capté soudain par l’arrivée de Mister Hébull-Degohom, à savoir le ouistiti à casquette qui abattit le lord-maire. Pour la circonstance il a mis une chemise propre et une cravate. Il s’approche du jury en tortillant sa casquette dans la main d’un air désemparé. Il fait vachement timide, brusquement, le cockney. On dirait un petit ouvrier en plomberie effarouché par la solennité de la salle d’audience. Il déballe son identité d’une petite voix respectueuse qui impressionne favorablement les honorables citoyens constitués en aréopage, et déclare qu’il est entraîneur à Ascot, ce que je me félicite d’avoir subodoré, comme s’exprimerait la marquise de la Mouille Colle.
Il raconte les événements en termes pondérés. Le lord-maire l’avait convoqué pour discuter de l’achat d’un cheval car le premier magistrat de Swell-the-Children vouait une passion à la race chevaline. Il relate son arrivée au château. La façon obligeante dont il me prit à bord de son tas de ferraille, notre brève conversation… Il attendait son tour d’être reçu, dans le hall en admirant les portraits à l’huile (Lesieur vous l’offre) des ancêtres de la famille Frottfor, lorsqu’il a entendu un cri en provenance du cabinet de travail du lord-maire. Le valet de chambre qui se trouvait là se précipita et il le suivit spontanément.
— Racontez-nous ce que vous avez vu, Mister Hébull-Degohom ! invite mon juge (mais où ai-je déjà maté cette bouille ?).
— Eh bien, fait l’impudent meurtrier, ce type-là (il me montre avec sa casquette) tenait un révolver à la main et il le tenait braqué contre ce pauvre homme, que le bon Dieu ait son âme (il se signe). La dame criait. Le larbin s’est élancé sur ce type, mais il a tiré avant de prendre le poing du copain dans le portrait.
— Combien de balles ?
L’Asticot d’Ascot s’offre le luxe de compte ! sur ses doigts.
— Trois balles, j’en jurerais, Votre Honneur.
— Merci, very well, Mister Hébull-Degohom, fait le juge. Ce sera tout pour aujourd’hui. L’accusé a-t-il des questions à poser au témoin ?
Lors, San-Antonio se lève. Vous le connaissez, San-A ? Il est bouillonnant, donc mal conditionné pour interpréter longtemps les rôles de pigeon.
— Ladies and gentlemen du jury, dis-je (mais entièrement en anglais) je suis un officier de police dont les états de service sont plus longs que les funérailles de Winston Churchill. Les renseignements que son Honneur a demandé lui apprendront quel homme se trouve devant vous présentement, à la suite du plus incroyable des complots, du plus audacieux des faux témoignages…
Et je tartine à outrance, après m’être assuré que le Gravos ne dort plus et qu’il me prête une oreille attentive. C’est le seul moyen que je possède de l’affranchir en détails sur tout ce qui s’est passé. Je bonnis la vérité lentement, avec minutie, n’omettant rien pour que s’imbibe normalement la cervelle du Mastar. Je dis ma stupeur de n’avoir pas reconnu le lord-maire qui participait aux réjouissances d’Embourbe-le-Petit en pénétrant dans le bureau. J’explique que, troublé par ce phénomène, et afin de dissiper le doute qui m’assaillait, j’ai demandé à voir la dame Frottfor.
Tout en narrant, je scrute avec de plus en plus d’avidité la bouille magistreuse. Il me semble que le déclic va s’opérer. Si cette tronche de carême prolongé pouvait ôter sa perruque un instant…
En attendant y cause, y cause, San-A, mes lapins. Je raconte l’assassinat par le petit gugus et le brutal knock-out que le valton, profitant de mon abasourdissement stupéfactieux m’a infligé. Tout à fait entre nous et la colonne Nelson les honorables jurés semblent accorder autant de crédit à mes paroles que vous en accorderiez à celles d’un merle des Indes. Ils sont au bord de la commisération. Ils se disent, c’est clair, c’est net, ça leur dégouline des lampions ; « Ce Français est un fou meurtrier qui affabule. Refus de culpabilité. Il nie l’évidence. » Voilà ce qu’ils disent mes ladies et mes misters, en termes moins cliniques, je suppose. J’extravagante tellement, selon eux, qu’ils n’ont plus la force de s’indigner. Ils me laissent à mon abjection. Avant de me rasseoir, je lance au juge :
— Votre Honneur, vous n’ignorez pas que lorsqu’un individu utilise une arme à feu, même s’il est ganté — et ici ça n’est pas le cas — des traces de poudre subsistent sur sa main. Je vous demande de faire procéder d’urgence à un examen de la mienne et à un examen de celle du dernier témoin. Vous aurez de la sorte la preuve : primo que je n’ai pas tiré, secundo que le sieur Hébull-Degohom s’est par contre servi d’une arme à feu.
C’est à la seconde où je dépose mon baigneur sur le cuir du fauteuil que la lumière se fait dans ma pensarde. Le juge ! Ça y est, je viens de le remettre ! Ça semble dingue ! Ça semble irréel. Mais ça est !
Vous ne vous trouvez pas en position instable, non ? Je peux y aller ? S’il y a des cardiaques parmi vous, faudrait qu’ils gobassent préalablement leurs petites pilules. Prière aux asthmatiques de se dégrafer le colbard et aux aérophagiques de se dégrafer le calbard. Ceux qui souffrent de la prostate feraient bien d’aller se faire larmoyer la canette s’ils ne veulent pas souiller les coussins. Des machins comme çui que je vais causer, ça secoue l’organisme, je préfère vous le dire carrément. Ça peut vous bricoler l’aorte, vous décrocher la vessie, vous entortiller l’estom’. C’est générateur d’infarctus. J’en connais qu’ont avalé leur râtelier comme un cachet d’aspirine en entendant pareille chose ! Des qui doutaient tellement de leur sens, après m’avoir audi, qu’ils se sont balancetiquer par la fenêtre du sixième afin de s’assurer qu’ils ne rêvaient pas. Tiens, je me rappelle un gardien de la paix qui a pris son bâton blanc pour une canne d’aveugle et qui s’est mis à apprendre le braille. Et pourtant, hein, un gardien de la paix !…
Je vous signale tout ça pour ne pas vous prendre au dépourvu. Je veux pas que vos veuves ou vos veufs viennent à la rouscaille ensuite. Je fais mon métier, moi, que voulez-vous. S’il y a des instants commotionnels j’y peux rien. Faut prendre des risques dans mon job. Ou alors en changer. Seulement, pour se reconvertir à mon âge, c’est risqué. Je serais Huénaire encore, je pourrais me faufiler à la tévé ou me faire nommer Vice-sous-directeur dans la réonotique, d’autant que je saurais m’y comporter vu que j’ai souvent pris l’avion, moi, alors que la plupart des vice-sous-directeurs de la raie au nautique, hein ?… Bon, glissons. Pas la peine d’atermoyer davantage, sinon vous allez me flanquer mon chef d’œuvre à la frime.
Ce que je veux vous révéler, c’est cela : le juge n’est autre que le monsieur qu’on a assassiné sous mes yeux, la veille. Le faux lord-maire, quoi !
Quand je vous le disais qu’il y aurait des réactions. J’en entends qui tombent sur leur pauvre cul comme des poires trop mûres.