CHAPITRE II DANS LEQUEL ÇA N’EST PAS LA FÊTE DE TOUT LE MONDE

Assez représentatif, le cousin Évariste, quand il porte son écharpe tricolore en sautoir et qu’il pérore à une tribune sommée d’un dais (ladite tribune fut construite à l’occasion d’un passage du général Colombin-les-deux-Métisses dans la commune, mais ne servit pas car l’homme des tas se contenta de parler depuis le toit ouvrant de sa déesse).

— Monsieur le lord-maire, monsieur le pasteur, chers amis anglais, mes bons concitoyens, attaque-t-il en faisant miauler son asthme, ce jour est un grand jour pour Embourbe-le-Petit, car en effet, le jumelage de notre commune avec celle de Swell-the-Children marque un tournant dans l’histoire de ces deux grandes nations qui, malgré la guerre de Cent ans et les gros mots échangés à Waterloo vouèrent toujours, l’une comme l’autre, une grande estime à l’Empire britannique.

Une salve d’applaudissement ponctue sa déclaration.

Ça banderole drôlement dans le patelin. Les oriflammes franco-britanoches pendouillent dans le soleil de juillet. Tout un chacun s’est enguirlandé, endimanché, emmusiqué. Les haut-parleurs de la place du marché (où flottent encore des remugles de marée) amplifient l’organe grinçant d’Évariste.

Ma Félicie, drôlement pimpante dans une robe bleue à col blanc, applaudit généreusement. Elle est radieuse, M’man. La parpagne, c’est son idéal, sa vraie nation.

Une trentaine d’années de banlieusage parisien ne l’ont pas guérie de son enfance provinciale. Elle reste la petite fille dauphinoise qui, jadis, revenait de la grand-messe avec un paquet de gâteaux d’une main et un méchant petit sac à main en toile cirée de l’autre. Ces maisons basses, ces rues au pavage gondolé, ces placettes intimes, elles les reconnaît, elle s’y sent bien. Y a des moments, je me dis que je devrais larguer les grandes enquêtes poux solliciter un commissariat dans une sous-préfecture… Comme un grand reporter moule les voyages en jet afin de devenir directeur d’agence à Fouilly-les-Oies.

Elle bicherait drôlement, ma brave femme de mother. Mais je le ferai jamais, malgré tout l’amour que je lui porte. L’ambition éloigne l’homme de lui-même. Il se quitte pour pouvoir arriver.

— Et maintenant, mesdames, messieurs, pérore le cousin Évariste, comme hélas je ne parle pas la langue de Shakespeare et que nos hôtes ignorent celle de Molière, je cède la parole à mon parent, M. Alexandre-Benoît Bérurier, qui a la chance d’être bilingue !

— Notre ami Bérurier parle anglais ? s’étonne gentiment Félicie.

— Tu vas voir !

Bérurier, avec une noblesse de tribun de l’opposition en période de chute de régime, grimpe à la tribune. Loqué mylord en vacances, le gravos. Oh pardon ! Costar crème, chemise à col ouvert rouge vif, chaussure de tennis : un Brummell !

Parvenu sur le podium il ôte son chapeau, salue l’assistance à la ronde, puis s’en recoiffe. Ce préambule achevé, il déboutonne sa veste, s’appuie au montant de l’estrade et se met à défrimer les édiles d’un œil acéré. Faut dire qu’ils sont typés, les rosbifs. Le lord-maire de Swell-the-Children est un pot à tobacco rubicond, style Pickwick, nanti d’une épouse de deux mètres dix, creuse, momifiée, anguleuse, chignoneuse, saillante, aiguë, tranchante, denteuse, qui s’est taillé une robe dans le drap d’une vieille banquette de cab et qui coltine une corbeille de fruits sur la tronche en guise de bada. Le pasteur, lui, est albinos, de même que sa progéniture.

Mais revenons à l’orateur.

Le regard soudain mi-clos, les bras tendus, il attaque son discours :

— My maire-lord, my mairesse-lorde, my pasteur and your mômes, it is for me un vachement doog plaisir de vous speaker of cette héralde tribioune !

— My tailor is rich ! poursuit Béru, ce qui semble quelque peu surprendre ses auditeurs anglais.

Il toussote dans sa main en cornet pour se déblayer l’émetteur et enchaîne avec la même aisance que précédemment :

— Snack-bar, water-closet, Piccadilly. Winston Churchill, yes sœur, chewing-gum, ail-crime, dou note masturbe, football, go tous au black-bordel, my tailor is not rich, was is das, scotch and lard, giveme une glace of beer, ail gros trou the blackbordel, britiche muséhomme, aftère you cire, big benne, your smokinge is beau-futil, goût suave du singe, happy new york pour the couine, épis baudet to you, big bise aux childrens et always my paluche in the slip of your sister, Vive l’Angleterre, Vive la France !

Un tonnerre d’acclamations issu des paumes embourbanciennes rend hommage à cette vibrante allocution.

Éberlués mais contents, les visiteurs britanoches y vont également de leurs beignes.

M’sieur l’maire tourne vers moi un visage radieux.

— Quelle chance d’avoir sous la main un cousin parlant couramment anglais, me dit-il.

Du coup, il ne regrette plus l’hébergement de Bérurier, d’autant qu’il fait figurer la pension du Gravos sur la note de frais du jumelage à la rubrique « engagement et pension complète d’un traducteur assermenté ».

— Je ne savais pas qu’Alexandre-Benoît était doué pour les langues, reprend le digne magistrat, émoustillé à l’idée d’une aussi brillante parenté. Où a-t-il appris celle-là ?

— À Paris, fais-je. C’est maintenant la troisième ville américaine du monde, après New York et Chicago.

Comme il s’esbaudit de ma boutade, un petit vieillard à casquette de retraité-pensionné-de-guerre-manchot se faufile entre les chaises des notables pour aborder le maire.

— M’sieur le maire ! M’sieur le maire, chantonne le frêle individu, ça y est ! On a une naissance !

Le rouge vif de l’émotion envahit la frime du premier citoyen de la commune.

— Que dites-vous Bobichard ? s’exclame l’homme à la ceinture tricolore ! Un nouveau-né, et je ne le prévoyais pas Qui ? Qui ?

— Kiki ! répond le bêlant fonctionnaire muni-cipo-manchot-pensionné de naguère, de guerre et de Navarre.

— Répondez donc, Bobichard, au lieu de répéter ma question ! s’emporte le casse-noisettes suisse.

— Mais je vous répond, m’sieur le maire ! La mère c’est Kiki.

— Kiki-la-Vinasse ? se rembrunit mon hôte.

— Textuellement, m’sieur le maire. On croyait que c’était un fibrome, mais il s’agissait de jumeaux.

Le sieur Plantin hoche sa tête magistrate.

— On ne connaîtra jamais les pères, soupire-t-il. Enfin, espérons que cette vague de dénatalité est désormais enrayée ! Ouf, je respire. Kiki-la-Vinasse a beau être clocharde, elle n’en reste pas moins une citoyenne d’Embourbe-le-Petit ! Où a-t-elle accouché, Bobichard ?

— Dans le hangar de la pompe à incendie qui n’était pas fermé à clé, m’sieur le maire !

— Qu’on la conduise à la maternité puisqu’elle est vide ! décrète magnanimement le maire.

— Mais y a personne à la maternité, justement, objecte le manchot-pensionné-appariteur. Le personnel est parti en vacances puisqu’on ne prévoyait aucune naissance !

— N’importe, prévenez la sœur qui fait les piqûres…

— Sœur Marie de la Croix-Nivert ?

— Oui, qu’elle prenne la jeune maman en charge !

— Impossible, m’sieur le maire, elle passe à l’Olympia en ce moment dans son récital de chansons à Ciboire !

— Ah, diable, c’est vrai ! En ce cas dites à la femme de ménage de la mairie de s’occuper d’elle.

Dès lors, le premier magistrat de la commune mesure se reprécipite à la tribune. Un édile, tous les prétextes lui sont bons pour prendre la parole en public car ses administrés ne se nourrissent que de harangues.

— Mes chers concitoyens et néanmoins amis, muqueuse Plantin : un beau jour, vous l’avez remarqué, ne vient jamais seul. Non seulement nous accueillons des jumelés de marque, non seulement le soleil est de la fête, mais nous avons la grande joie d’apprendre qu’une double naissance vient d’avoir lieu au pays ! Des jumeaux ! Cet heureux signe signifie, j’en suis con et j’en suis vaincu, pour ne pas dire convaincu, que les dames de notre commune, après une période de farniente maternel, comme diraient nos amis anglais, sont décidées à mettre les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu, et redresser hardiment la courbe démographique d’Embourbe-le-Petit !

Re-bravos !

À l’instant où le maire salue des deux bras, comme s’il était l’auteur de cette double nativité un brigadier de gendarmerie, loucheur et bas de front, accourt en heurtant les chaises des seillers municipaux. Il saisit Évariste Plantin par le revers et lui exprime des choses avec une certaine véhémence.

— Pas possible ! fait m’sieur le maire !

Il lance à la ronde un « excusez-moi » inquiétant et fonce vers les marches de l’estrade. Se ravisant soudain, il se retourne et me crie par dessus des rangées de têtes troublées :

— Pouvez-vous venir, m’sieur le commissaire ?

Puis, à son cousin-traducteur :

— Toi aussi, Alexandre-Benoît.

On sent, à la voix, le meneur d’hommes, il tient sa commune dans une main de Deferre, le subrogé-tuteur de Marie-Marie. Nous le rejoignons au bas de l’escalier bordé de plantes vertes un tantinet soit peu fanées.

— Ben, qu’est-ce qui t’arrive, Variste, pour mouler ton festival en plein bigntz ? s’inquiète le délicat anglophone. V'là que tu me dépotes de l’estrade pile au moment que je me f’sais gratuler par la femme du lord-maire, elle est un peu pointue des montants, cette mistress, mais je lui trouve l’œil salingue. Paraît que les dames rosbifs c’est des aubaines de plumard ! Leurs matous sont tellement engourdis du manche qu’elles ont toutes du rabe d’extase à fourguer !

Le maire n’écoute pas. Il marche à vive allure, sur les talons du brigadier. Et tout en arpentant les ruelles tièdes de sa petite cité pavoisée, il mouline des brandillons et secoue sa tête anguleuse.

Je le remonte dans un virage, profitant de ce que je me tiens à la corde.

— Un malheur, mon cher maire ?

Il me virgule, sans ralentir le pas, un regard égaré.

— Un meurtre ! dit-il… Quelle affaire ! Un meurtre, chez nous. En pleines fêtes du jumelage ! Mais aussi, ça m’étonnait de ne pas le voir à la cérémonie !

— Qui donc ?

Il s’arrête net et porte la main à sa cage à serin.

— Voilà que mes palpitations me reprennent, je fais de la tachycardie paroxystique, des émotions pareilles, vous pensez !

Il halète ! Il est pâle et voûté. Béru s’approche :

— Dis donc, Variste, tu vas pas nous lâcher la rampe au beau mitan de la rue !

L’édile récupère son souffle qui demeure saccadé.

— C’est tellement épouvantable, fait-il en s’y reprenant à quatorze fois pour proférer ces neuf syllabes.

— Cause !

— On a trouvé mon second adjoint assassiné à son domicile. Je n’arrive pas à y croire. Un type si merveilleux, intelligent, actif, capable, gaulliste de surcroît, bref, le parfait collaborateur. Ton bras, Alexandre-Benoît, pour que je puisse continuer ma route !

Tandis que les deux cousins bras-dessus-bras-dessoutent, je rejoins le brigadier bigleux à petite tronche de marteau de cordonnier. Il sent la sueur, le drap neuf, la bière et l’eau de javel. Je me présente à lui et il se présente à moi : Marius Héolive, il est né à Lille de parents Corse. Son père était en vacances dans la capitale du Nord lorsque le pneu avant droit de sa voiture creva. Il eut la flemme de le réparer et se fixa dans la région.

Je lui dis que je suis enchanté d’apprendre toutes ces choses documentaires sur lui et il veut bien, dès lors, me fournir quelques renseignements sur le fait-divers qui démyocarde le palpitant du maire. La victime est un certain Moïse Assombersaut qui occupait les fonctions de directeur du service des eaux pour la région d’Embourbe-le-Petit. Elle vivait (la victime) dans un coquet pavillon de meulière au sortir (ou à l’entrée) de la ville. Veuf et sans enfant, c’est une vieillarde du pays qui lui ménageait le pavillon. Quelque vingt minutes plus tôt, un de ses collègues du conseil municipal, qui se rendait avec un grand retard à la manifestation, aperçut l’auto d’Assombersaut devant sa porte. Le seiller que je cause (qui circulait pédestrement) se dit que son co-conseiller s’apprêtait à partir et qu’il le véhiculerait jusqu’à la place du marché. Il traversa donc le jardin de Moïse Assombersaut et pénétra dans la demeure d’icelui dont la porte était restée ouverte.

Le directeur des eaux gisait dans son vestibule tué d’une balle de révolver.

— C’est encore loin ? demandai-je.

— Au bout de la rue des Frères Delay.

Précédant nos compagnons, nous nous y précipitons. Un cordon de police composé d’un gendarme du genre levantin défend l’accès de la maison du crime. Le gendarme est assis sur le perron de la villa, avec son képi sur un genou. Il se lève en nous voyant et le képi roule à terre.

— Personne n’est entré, Bonhanibe ? s’informe le brigadier, histoire de me prouver qu’il connaît son métier sur le bout de ses neuf doigts (il a eu l’auriculaire gauche détruit par l’allume-cigare de sa première voiture, car il avait enfoncé le doigt dedans afin de vérifier si la cavité était profonde).

— Personne, brigadier. Le cadavre est toujours là.

Nous pénétrons donc dans la maison et nous n’avons pas un grand chemin à faire pour rencontrer l’assassiné puisque ce dernier gît dans l’entrée.

C’est un monsieur de quarante et des, plutôt grand. Il est brun, dégarni du dessus, blême parce qu’un brin exsangue. Il a le nez crochu, et dans le menton une fossette pareille à un trou de balle (mais ça n’est pas une balle qui la lui a provoquée). Même mort, ce gus demeure antipathique, ce qui est plutôt rare, tous les pompes-funèbres-men vous le diront. Généralement, la mort gomme le mesquin des visages, elle les pacifie, les purge de leurs passions. Or, la frite de Moïse Assombersaut demeure contractée, sournoise, élaboreuse. Je ne l’ai pas connu de son vivant et, comme dit l’autre, je ne le connaîtrai jamais, pourtant je devine tout ce qu’il y avait de cupide chez cet être. Un radin, c’est sûr ! L’avarice l’a buriné. Elle lui a foutu ses rides à elle qui ne ressemblent à aucune autre. Et ces sillons ont fini par composer un masque dont seuls les asticots auront raison ! Faites pas la fine bouche, ça vous arrivera, mes petites mères ! Vous pouvez toujours vous la maquiller, la vitrine, vous la faire décorer main comme certaines porcelaines, le moment viendra que vous paumerez votre emballage cadeau, mes gueuses, pour trouver le grand calme ossatoire[4].

Le défunt a effacé deux chouettes pralinettes. L’une dans la caisse d’horloge, l’autre dans le tiroir à boustifaille. Il est tombé à la renverse, les bras dans le prolongement du corps, en une position de gisant. Son jus de veines s’est écoulé sous lui, formant une flaque épaisse qui déborde sa silhouette.

Il était en train de se loquer pour la fiesta, Moïse, lorsque son assassin l’a plombé. Il avait passé son grimpant, sa limace blanche. Il nouait un nœud papillon, qu’il n’a pas eu le temps d’achever. Je suppose qu’il se le tortillait devant la glace de sa chambre quand on a carillonné. Il est descendu ouvrir, et alors le visiteur lui a propulsé deux pépins de gros calibre presque à bout portant. En plein jour, c’est assez gonflé, non ? Assombersaut n’a pas eu le temps de manifester son désaccord : il est tombé foudroyé.

— Quelle horreur ! lamente le maire, toujours cramponné à l’avant-bras béruréen ! C’est-il Dieu possible des choses pareilles !

— N’avancez pas ! enjoins-je. Je vais procéder aux premières constatations ! Vous n’avez touché à rien, brigadier ?

— Absolument à rien, certifie Marius Héolive, je connais mon métier, vous pensez !

Béru largue son parent pour venir à ma rescousse.

— En plein guignol ! apprécie-t-il en désignant la blessure supérieure, et avec un 9mm ! M’étonnerait qu’on puissasse greffer son battant à un pépère en rade de palpitant vu qui doit pas lui en rester chouchouille.

— Le meurtrier n’est pas entré, son forfait accompli ! dis-je.

— Vous subodorez ? s’étonne le brigadier, lequel dispose de huit mots exceptionnels pour impressionner ses contemporains dans les cas délicats.

Béruroche matouze le vestibule.

— En effet, rectifie-t-il. Ou alors il avait des ailes.

— Pourquoi dis-tu ça ? gramouille son cousin. Le Mastar désigne le carrelage du vestibule, constitué de tomettes rouges.

— Le vestibule venait d’être ciré, commente Sa Majesté. Vise un peu, Variste, on voit très bien la trace des pinceaux de ton adjoint quand est-ce qu’il est venu délourder, penche-toi, c’est distingue, hein ? Par contre y a pas d’autres traces dans l’aut’ sens. D’où je conclus que le meurtrier s’est cassé en vitesse après avoir défouraillé.

M’sieur le maire opine.

— Dans le fond, Alexandre-Benoît, soupire-t-il, t’es peut-être moins c… que t’en a l’air[5].

J’enjambe le mort pour visiter la maison. L’ambiance y est plutôt cafardeuse. C’est le logis d’un solitaire près de ses pesos. Tout est vieux, râpé, irremplacé, un peu sale dès que ça coûte du pognon pour être nettoyé. Le plus sinistre reste la cuisine. Elle sent le rance. De la vaisselle souillée s’amoncelle dans un évier de pierre. Les tuyauteries sont rouillées, la peinture verdâtre part en miettes.

Je grimpe à la chambre du grigou. Ça pue le vieux garçon. La piaule d’un type seul devient rapidement une tanière. Des photos de gens moroses dans des cadres austères… Un lit vieillot mais sans style, une bergère ravagée dont les ressorts vous font coucou ; une armoire à glace mâchouillée par les vers à bois… Sur le lit on voit la veste que Moïse Assombersaut s’apprêtait à passer au moment du coup de sonnette, des gants en pécari usé, un chapeau de feutre dont la coiffe s’orne de légères taches de moisissure…

Je m’assois sur une chaise qui a rêvé toute sa vie bancale d’être Louis XVI sans y parvenir. Faut gamberger, essayer de piger un peu, de cataloguer ce meurtre. L’important, quand on découvre un assassinat, c’est de lui foutre une étiquette : jalousie, vengeance, intérêt sont les trois grandes têtes de rubrique. Plus les raisons occultes telles que les affaires d’espionnage, naturellement, mais je ne vois guère ce vœuf[6] provincial, membre du conseil municipal et directeur d’un service urbain appartenir à un réseau.

Pour y voir un peu clair, faudrait connaître un peu de la vie privée du sieur Moïse ! Mais d’instinct, je dis « vengeance ». Ce défouraillage sur le seuil de sa lourde, la bouille de faux dargif du gars, tout me laisse imaginer un meurtre de mari jaloux ou de débiteur entourloupé. Après tout c’est pas mes oignes, je ne suis qu’un brave Parisien de passage ; aux roycos d’ici à se casser le chou !

Je me lève pour redescendre lorsque quelque chose m’interpelle l’attention : il s’agit d’une feuille de papier posée sur la table de chevet. On l’a protégée des éventuels courants d’air en plaçant dessus une carafe d’eau.

Outre la feuille de papelard et la carafe, il y a un verre vide sur la table ainsi qu’un tube de tranquillisants (ce qui tendrait à laisser penser que feu Assombersaut n’était pas tranquille). J’empare la feuille et découvre une ligne, au crayon bille rouge rédigée en travers de la page. Je lis ces quatre mots pour le moins bizarres : Un éléphant ça trompe. Reconnaissez, bande d’impétrants empêtrés, que c’est pas banal, hein ? Y a de quoi se gonfler le bulbe sur un tel message. Désinvolte, j’enfouille le papelard et descends rejoindre mes compagnons.

Le maire vient de surmonter sa défaillance tachycardique. Conscient de ses responsabilités, il prend des initiatives :

— Brigadier : prévenez un docteur, la police mobile, frétez une ambulance, et surtout de la discrétion. Je veux que rien ne transpire avant la fin de la fête ! Cette journée exceptionnelle doit suivre son cours sans que rien ne le trouble.

— À vos ordres, m’sieur le maire ! clame le brigadier. Rien ne transpirera !

— Si : moi ! affirme le facétieux Béru en s’essuyant le front. Il en fait une fumante aujourd’hui, cousin !

Puis, me virgulant un clin de z’œil complice :

— On pourrait déblayer le plus gros, déjà, sur c’t’assassinat qu’en penses-tu, Antoine ? Un meurtre chez les plouks, pour nous autres qu’on appartient censément au Tout-Paris, c’est de la broutille…

— Qu’il soit perpétré chez des « plouks », comme tu le dis si élégamment, ou ailleurs, un meurtre est un meurtre ! riposte sèchement Évariste Plantin. Bon, moi je retourne à mes devoirs d’hôte.

Dignement, il s’évacue et on reste en plan avec les deux pandores et le décédé. Les flonflons de la liesse populaire parviennent jusqu’à nous. Le brigadier s’évente de son kébour, tandis que Bonhanibe, son auxiliaire, ronflote sur le perron. Chose curieuse : ce meurtre n’a rien de tragique. Personne ne semble s’en offusquer outre mesure, pas même l’intéressé.

Bérurier qui est allé fureter dans la salle à manger revient en dégustant un godet de marc.

— On s’y colle ? demande-t-il.

Je hausse ces robustes épaules qui intéressent tant les dames et impressionnent leurs époux.

— Très peu pour moi, je rentre à Pantruche dans deux heures avec ma Vieille, j’ai pas envie de faire les devoirs de vacances de mes collègues de la région.

— On peut tout de même décaper le plus gros, San-A. Ne fût-ce que pour mon cousin qu’est maire et dont un crime, en pleine festivances, chamboule le pessimisme.

— Eh bien, occupe-t-en, Pépère, puisque tu vacances ici ! rétorqué-je en ôtant mon veston.

Pendant que j’y suis, je dénoue également ma cravate pour dégrafer le haut de ma chemise. Le mahomed cogne duraille to day et les copains d’Outre-manche doivent se croire au Sénégal. Ça leur éponge l’humidité ancestrale.

— Vas-y, poursuis-je, je te regarde opérer, Gros. Pour une fois que je peux mater une enquête depuis la tribune d’honneur !

La Gonfle me virgule l’œillade sanguinolente dont il use occasionnellement pour exprimer le mépris le plus profond.

— Merci pour ta collaborance, Gars, jette-t-il en achevant son verre d’un coup de rein Stroheimien.

Mais Bérurier est homme à relever tous les défis.

— Avant ce soir j’aurai alpagué l’assassin, déclare le forfanteur.

— Bon, fait Héolive, moi, faut que je prévienne vos collègues de…

— T’t’à l’heure ! gronde le Gros. Au paravent, comme on dit en Chine, j’voudrais que tu m’affranchissasses, camarade !

— Service, consent le docile pandore.

Bérurier remue le cadavre du bout du pied, comme il le ferait d’un sac de linge sale.

— Qu’est-ce c’était ce pégreleux ?

Le terme flagelle le sens des valeurs du brigadoche.

— M. Assombersaut ! Le directeur du service des eaux de la ville !

Ces fonctions ne sont pas de celles qui peuvent impressionner le Dodu, vu que Béru ne fait appel à l’eau que lorsqu’il porte son choix sur une boisson anisée.

— Et alors ?

— Conseiller municipal…

— M’en fous !

— Un conseiller très influent, comme qui dirait le bras droit du maire !

L’esprit de famille reprend le dessus chez mon ami.

— Mon cousin n’a pas besoin de bras droit, certifie-t-il. Ensuite ?

— Ben, heu, je ne vois pas…

— Situation de famille ?

— Veuf !

— Depuis longtemps ?

— Des années…

— Il devait avoir un brancard de rechange, pour lors ? Il se farcissait qui est-ce ?

— Selon les bruits qui courent, chuchote Héolive, il aurait t’eu une liaison avec Mme Prémolère, la dentiste.

Doctement, Bérurier tire de sa poche quelques feuilles de papier hygiénique sur l’une desquelles il rédige le nom de la personne sus-indiquée, à l’aide d’une pointe Bic[7].

— Cette effeuilleuse de ratiches est marrida, œuf corse ?

— Non : divorcée.

— Une rapide du chaudron, je suppose ? catalogue d’office l’Enquêteur.

— Y a longtemps qu’ils jambonnaient ensemble, cézigue pâteux (il désigne le mort) et elle ?

— Un ou deux ans.

— C’est le carambolage express, à la vite-fait-sur-le-gaz, ou bien la grosse passion affichée ?

— Plutôt ça, oui, précise Héolive, le bruit concourait comme quoi ils allaient se marier. Ainsi, pour vous donner un exemple, ils partaient en voyage ensemble. Récemment, quand M. Assombersaut est allé en n’Angleterre pour arranger le coup du jumelage d’aujourd’hui, elle l’a accompagné.

Sa Majesté montre le cadavre au-dessus duquel, une merveilleuse mouche bleue, à reflets verts, exécute déjà une opération de reconnaissance.

— Il était au pèze ?

— Une certaine n’aisance…

— Et le gus qui l’a découvert, où qu’il est ?

— À la gendarmerie, j’y ai demandé de rester à l’indisposition de la justice.

Béru lui tapote l’épaule.

— Un bon point, mon petit Vieux, condescende-t-il. On va aller lui dire deux mots !

— Vous savez, s’empresse le pandore, c’est un monsieur au-dessus de tout soupçon : retraité de la ville de Paris, père de neuf enfants, décoré, président de…

— M’en fous, j’ai vu pire ! assure le Catégorique, allons lui causer, tu viens avec nous, San-A. ?

— Non ! faut que je récupère M’man et qu’on se rapatrie sur Saint-Cloud, Mec.

— À ta guise, comme disait le duc du même nom ! riposte l’Enflure. J’espère que tu reviendras faire un viron par ici avant la fin de mes vacances.

Je le laisse à son enquête, avec un brin de regret au coin de la conscience. Un beau crime, en plein jumelage, ça me titillait la glande investigatrice…

Un chien, même lorsqu’il n’est pas affamé, a horreur d’abandonner un os à un autre clébard, non ?

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