CHAPITRE XIV NOUS, VOUS NOUS CONNAISSEZ ?

Sous bonne escorte, je suis entraîné vers un nouvel ascenseur, moins grand et beaucoup plus confortable (si j’ose ainsi m’exprimer, parlant d’un appareil de ce genre) que le monte-charge de naguère.

Descente…

Cet élévator, qui est pour l’instant un dévalator, nous dépose dans un vaste local tout en marbre blanc délicatement veiné de rose. Les murs, le plafond et les tables sont en marbre, idem que le plancher. Un énorme billot grand comme une roue de charrette occupe le centre de ce bizarre endroit. Adossé au billot, un gros type drapé dans un tablier blanc rouge de sang. Avant la frayeur, c’est la curiosité qui me taraude le plus. Franchement, je me demande dans quel circus on m’a entraîné. Et puis je pige. Ces ascenseurs, ces mannequins, là-haut, cette pièce de marbre où l’on accède par de vastes portes vitrées… Bien qu’il fasse noir au-delà des portes, je distingue des pyramides de boîtes de conserves dans la pénombre voisine. Nous sommes dans un grand magasin, les gars, pas d’erreur. Et on vient de m’amener au rayon boucherie, ce qui est effectivement le coinceteau idéal pour bricoler la bidoche des gens.

Le gros louchébem me toise de sa hauteur d’un air glacial. Il a une grosse moustache blonde, des joues plates comme les héros des bandes dessinées, et le cheveu plaqué. Il promène savamment un fusil à aiguiser[27] sur un énorme tranchoir à peine moins grand que le canif de feu M’sieur Deibler.

Le nazi qui dirige notre escouade me désigne au boucher.

— Tu as raison d’affûter ton instrument, lui dit-il, ce n’est pas encore fini.

— Je vois, répond le découpeur de viandasse.

Il fait miroiter son couperet dans une lumière de néon, comme une coquette sa glace à manche.

— Il doit absolument parler, déclare mon émule d’Himmler.

— Je vois, répète le boucher en me palpant de ses doigts courts et roses.

Moi, vous me connaissez, les aminches ? Je ne manque pas de courage. Disons même que sur ce chapitre je figure nettement au-dessus de la moyenne. Mais de me sentir tâter par cet horrible dépeceur me flanque des frissons d’au moins deux cent quarante volts dans l’armoire pépinière (comme dit le cher Bérurier).

— Qu’est-ce qu’il doit dire ? demande le gars Tranchelard.

— Le Grand Secret ! répond mon convoyeur.

— Je vois, triptyque le Sanglant.

Il se dirige vers le fond de la pièce. Des portes de marbre se fondent dans la paroi, tellement symétriques que je les avais prises pour des panneaux décoratifs. Il en ouvre une. De la lumière et une bouffée de froid répondent à son geste.

— Traînez-le un peu par ici, les gars !

On me coltine. Je sais déjà qu’il s’agit d’une chambre froide. À la dure clarté d’un énorme plafonnier, je distingue des quartiers de bœuf suspendus à de gros crochets. Ils sont parfaitement alignés et même décorés de fleurettes en papier.

— Voilà ce qui vous attend, mon bonhomme ! déclare le boucher.

Ce ne sont pas les quartiers de bœuf qu’il me montre, mais deux grandes corbeilles d’osier sur le carreau de la chambre froide. Le contenu de ces corbeilles fait en effet plus bœuf que les grosses papattes de vieux veaux suspendus dans la glacière. La première contient le tronc d’un homme. La seconde ses membres proprement tronçonnés. La tête du supplicié couronne l’horrible pyramide. Exsangue, convulsée, révulsée, dévastée par la douleur ; je reconnais la physionomie du malheureux Hébull-Degohom.

— J’ai commencé par les deux pieds, explique le bourreau.

Ensuite les mains, les avant-bras, etc… Tout ça va passer à la moulinette et partir à l’aube pour une pisciculture. Demain, je sais des truites qui vont se régaler.

« Bon, ajoute-t-il en empoignant la poignée de la porte, c’est bien vu, pas de question, on peut se mettre au travail.

Pauvre Félicie, va ! Avoir enfanté un garçon aussi beau et intelligent pour en engraisser des truites britiches, franchement, c’est pas de pot ! Terminer en fiente de poisson, vous parlez d’une sépulture ! J’en ai l’estomac qui se retourne comme une chaussette hâtivement ôtée. Des cloches me carillonnent un vilain glas aux oreilles. La fade odeur de viande morte achève de me chavirer. Je mollis des cannes. L’horreur absolue. Ce ramassis de fous sanguinaires, déphasés par de sottes convictions politiques ! L’immensité de ce grand magasin… La vision monstrueuse du sort qui m’attend. Oh, pardon, M’man, au secours ! Tire-moi de cet enfer… Pouce ! Je ne joue plus.

— Allongez-le sur mon billot ! ordonne l’homme au couperet, d’une voix justement tranchante.

Je fais un effort surhumain pour me ressaisir, ne pas couler dans le sirop. Rester un homme coûte que coûte, jusqu’au bout.

Un homme !

Je murmure !

— Vous n’allez pas faire ça ! nous sommes tous des hommes, quoi !

On dirait qu’ils ignorent la signification de ce mot, les sacrificateurs. Ils ont abdiqué toute notion de pitié.

Me voici couché sur l’énorme pièce de bois chargée d’une senteur doucereuse, mais dont mon nez reconnaît la putridité.

— Tu ne vas pas tourner de l’œil, dis, espèce de Français communiste ! ricane le chef d’escouade.

Il ajoute avec un brin de fierté.

— Le traître Hébull-Degohom ne s’est évanoui qu’après l’ablation de trois membres, lui. Il faut dire qu’il a tout de même été formé à notre vaillante école national-socialiste…

Le louchébem caresse d’un pouce amoureux le fil de son monumental tranchoir.

— Je commence ? s’impatiente-t-il.

— À moins qu’il ne parle tout de suite ! fait le chef gestapiste. Tu parles ?

— Mais bonté divine, je ne peux rien vous dire puisque je ne le connais pas, votre secret, polichinelle !

— En ce cas, vous pouvez y aller, compagnon, déclare le gars au boucher.

Le Samson nazi arrache mes chaussures, puis mes chaussettes et retrousse le bas de mon futal.

— Attention aux éclaboussures ! dit-il à ses petits copains.

Tous s’écartent du billot.

Il me cramponne un paturon. Je garde les yeux ouverts. Que fait-on en pareil cas ? On chante la Marseillaise ou on récite une prière à sa fin utile ? On crie bien fort Maman ? On pense à l’ami Jésus sur sa rampe de lancement ? Ben, affranchissez-moi, quoi, les gars !

Un éclat de météore. C’est le couperet qui s’élève. Il retombe. Mais en arrière. Et le louchébem tombe aussi. Blaoum !

Je tourne la tête. Vous savez ce qui lui est arrivé à ce chérubin ? Vous essayez de deviner ? Oh, puis non : on serait encore là demain. Une flèche, mes gredins. Une flèche, voilà ce qui lui est arrivé. Et en plein dans l’œil. Elle a pénétré de dix bons centimètres dans sa tronche de goret.

Dès lors, les choses se précipitent. L’une des portes vitrées s’ouvre en grand. Béru surgit, armé d’un arc. Il le jette au loin et assure dans ses belles mains guerrières la mitraillette qui lui pend à l’épaule et dont il n’a pas fait usage pour ne pas risquer de m’atteindre en arrosant.

— En dessus ! hurle-t-il. En dessus tout le monde.

Les assistants pigent qu’il a voulu dire hands up. Ou s’ils ne le pigent pas, ils font semblant de comprendre car ils lèvent les bras, instantanément, dociles, les farouches nazis.

Pépère est magistral avec sa sulfateuse braquée. Il gagne à reculons la porte de la chambre froide, l’ouvre à tâtons, d’une main preste.

— Go tous in the frigo, mes vaches ! Rapidely, sinon ail bousille you !

Sa voix est terrible, sa détermination farouche, son œil flamboyant de rage. Dompté, le petit groupe s’engouffre dans la glacière. Lorsque le dernier en a franchi le seuil, le Dodu ajuste la fermeture.

— Tant pis pour les ceux qu’ont pas mis leur Rasurel, dit-il.

Il cramponne un ya et vient trancher mes liens.

— Une fois z’encore, si je m’abuserais pas, on peut dire que j’ai fait une arrivée provisionnelle, pas vrai, Mec !

Je suis en coton. Terrassé par l’émotion, il m’est impossible d’esquisser le moindre geste. Je grelotte spasmodiquement.

Le Gros poursuit, aussi calme que s’il se trouvait en train de pêcher l’ablette dans un étang de Sologne.

— Reusement que, pas plus tard que le mois dernier, je m’ai entraîné à tirer à l’arc chez mon pote Lulu, à La Varenne. On avait parié une friture au Petit Matelot et c’est mécolle qu’a gagné.

Il lance sa mitraillette sur un étal de marbre.

— Doivent être vachement mirots ou chocotards, tes pieds nickelés pour pas s’avoir aperçu que ma mitraillette vient du rayon des jouets. Je l’ai cramponnée en passant, ainsi que l’arc et le narquois[28] plein de flèches.

— Si tu avais pu trouver une bouteille de raide, bégayé-je, elle aurait admirablement complété ton œuvre salvatrice, mon vieux Béru !

Je l’embrasse sur ses deux bajoues.

Mais nos effusions sont interrompues par le tsut-tsut d’un pétard à silencieux. Des prunes se fichent dans le billot de bois, à trois millimètres virgule huit de ma jambe.

Nous, vous nous connaissez ! Montés sur ressort dans ces cas-là, nous sommes ! La deuxième valda n’a pas plutôt fait sa niche dans le gros du bois qu’on se trouve à terre. On a dû avoir des boas dans nos antécédents, à en croire notre vitesse de reptation.

On se carapate en direction de la lourde par où la Gonfle irruptionna ; par bonheur on la franchit à l’instant où ça invase dans la boucherie. » Nous ne sommes pas encore tirés de l’auberge.

Il en radine des flopées de nazifiés. Ils se remuent la botte, je vous promets. Heureusement que la porte qu’on vient de franchir est montée sur va et vient, ce qui leur complique le passage un tantinet. Ils déboulent pourtant à nos basques.

Le Gros ronchonne parce qu’il n’a pas de pétoire. Il aimerait canarder pour se débrider les nerfs. Plomber tous ces foies-blancs ; les truffer à bloc jusqu’à ce qu’ils soient noirs de balles, tous !

On a déboulé au rayon alimentation.

— Aide à la manœuvre, Mec ! vagit le Mastar en s’arcbandant contre un comptoir de présentation où des boîtes de petits pois hymalayasent.

La rogne, vous parlez d’un dopinge ! Et l’esprit de conservation, donc ! Deux gus en pleine décarrade comme nous, ça en représente des kilowatts et des chevaux-vapeurs ! D’un double rush on parvient à renverser le comptoir. Oh ! c’t’irruption strombolienne, mes aïeux !

Cinq cents boîtes de conserves qui chutent en même temps, on peut pas croire l’énormité du désastre. Le bruit roulant qui n’en finit pas. Les premiers de la ruée ont dérouillé les kilogrammes en rondin sur la calebasse. Ils crient aux petits pois, c’est le cas de le dire. Les autres butent sur les boîtes qui leur roulent dans les pinceaux.

Ils tirent au jugé. Leurs bastos fracassent des bonbonnes d’huile et des fiasques de chianti ; le Gravos et moi, nous profitons de cette confusion pour filer dans le local suivant, qui est sûrement celui de la poissonnerie vu qu’il schlingue le merlan. On poursuit notre œuvre attilienne en renversant les barils de morue salée. Un vrai film de Charlot !

Mais les services de répression nazis s’organisent. Les lumières éclosent un peu partout dans le grand magasin, nous découvrant d’immenses espaces encombrés de rayons. Un labyrinthe ! À quatre pattes on trottine comme deux gentils garennes. Une voix éclate, vomie du haut en bas de l’immeuble par les baffles des haut-parleurs.

— Rattrapez-les coûte que coûte. De toute manière les issues sont bloquées, ils ne peuvent pas s’échapper.

Le nombre de poursuivants a grossi. On les entend galoper dans les travées. Ils s’égaillent à travers les rayons.

Je désigne au Gros un renfoncement dans celui des imperméables. Nous nous y blottissons.

Le haut-parleur reprend :

— Procédez par ordre. Quadrillez le rez-de-chaussée, c’est là qu’ils se terrent. Regardez sous chaque comptoir, dans chaque penderie.

— T’as pas l’idée qu’on va être marron ? chuchote Pépère, bien qu’il n’ait pas compris.

— C’est faisable, admets-je. Mais sacré tonnerre de Zeus, ce magasin se trouve en pleine ville, c’est bien le diable si ce ramdam n’attire pas l’attention !

— Pourquoi que ça tirerait l’intention, bougonne le Providentiel ; ils tirent avec des muselières et les rideaux de fer sont baissés.

— T’es sûr ?

— Certain, j’ai bien remarqué en arrivant.

— Comment m’as-tu retrouvé ? demandé-je, bien que ce ne soit ni le lieu ni le moment des questions.

Il rigole, le chéri, indifférent à la gravité de notre position.

— Les matuches m’ont relâché après quèques plombes d’interro. En fait, j’ai pigé qu’ils s’agissait d’une ruse, vu qu’ils m’ont cloqué un fileur au prose. Ils comptaient que je les amenasse à ta planque, comprends-tu ?

— Et alors ?

— Tu penses que c’est pas au vieux singe de mon acabit qu’on apprend à faire la courette. Au bout de cent mètres j’avais retapissé le gus et au carrefour d’après il s’endormait sur un paquet de dents, à même le trottoir. Rapidos j’suis été chez ma chère Honnissoy. Elle m’a mise au parfum de ce qui s’était opéré en mon absence. Moi, tu sais comment je manœuvre ? Tout à la gamberge. Ce qu’on peut pas me dénigrer, c’est l’intelligence. Dare-dare je me tiens le raisonnement ci-contre : « Mon petit Béru, ton San-A. a gerbé pour dondon avec cette gisquette. Où qu’il va aller se terrer, autrement sinon chez le gus qui vient de faire une chute libre sur son estrait de naissance. Je demande à ma belle Honnissoy si elle connaîtrait l’adresse londonnaise du journaliste. Elle la savait, le gredin la lui ayant donnée pour qu’elle y fasse suivre son courrier quèque fois. Je bisouille ma gravosse et on fouette le cocher jusqu’à London, Sam, Marie-Marie et moi. »

— Passionnant…

Une certaine accalmie règne maintenant dans le magasin. On entend les pas prudents des Nazis fouillant méticuleusement chaque comptoir. Pour l’instant, ils sont encore loin de la zone où nous gîtons.

— Et une fois à Londres ?

— On s’annonce pour dégauchir une lourde défoncée. J’entre, une chouette môme était dans la chambre à téléphoner. Elle racontait ce qui venait de s’opérer, comme quoi un dénommé Black Handwith était venu te cueillir comme une rose pour t’emmener au « Centre ».

— Comment as-tu pigé ce qu’elle disait, tu ne comprends pas l’anglais ?

— Primo, je cause l’anglais, proteste le Polyglotte. Deuxio, Sam nous accompagnait, je t’ai dit, et il a su m’espliquer par la suite ce dont au sujet de quoi il était question.

« Tu m’aurais vu bondir sur la gredin, à peine elle eusse raccroché. Je me sentais en verge, comme on dit[29].

« Ah ! m’a pas fallu longtemps pour lui faire cracher l’adresse de ce fameux Centre. Dès lors, je l’ai ligoté et mis dans la baignoire et je me suis rabattu ici. J’ai fait trois fois le tour du paquet de maisons avant de pouvoir entrer ; tu sais qu’il est plus grand que le château de Versailles, ce magasin ? À la fin, j’ai trouvé une porte pas trop farouche et j’ai pu venir t’interpréter mon petit numéro de Cul-Bidon[30] avec mon arc.

— Et Marie-Marie ?

— Toujours chez le journalisse, mon pote. Bon, à présent qu’on a repris not’ souffle et dégrossi un peu tes lecteurs, si on passait à un autre genre d’exercice ?

— Lequel ?

— N’importe. On va pas attendre que ces messieurs nous piègent comme des rats-mulots ?

Il hasarde un bout de bouille prudent hors de notre réduit (grand) Breton. Précipitamment il retire son chef.

— Je viens de les retapisser, ils procèdent en techniciens. Une vraie battue. Ils sont partis des quat’ bouts et ils purgent rayon par rayon…

— Il faudrait que nous puissions gagner le premier étage, Gros.

— À cause d’à cause ?

— À partir du premier, les vitres n’ont plus de rideau de fer. Il suffirait qu’on en casse une pour donner l’alerte à l’extérieur.

Bérurier se cueille délicatement un poil du nez et l’arrache d’un coup sec. Du dos de la main, il essuie le pleur occasionné par cette ablation. Chez lui cette épilation est l’indice d’une farouche détermination.

— J’ai trouvé, dit-il.

Ce disant, il décroche silencieusement de son support un rouleau de ruban servant à confectionner les paxons.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Les rassembler sur la droite pendant que tu gerberas par la gauche, Mec !

— Tu es fou !

— T’aimes mieux qu’on se laisse arquepincer comme deux cavillons. Quitte à me faire perforer la paillasse, je préfère que ça soye en tentant quèque chose. Reste bien planquousé ici en attendant le passage de la brigade sauvage.

Il noue l’extrémité du ruban aux jambes d’un mannequin monté sur roulettes. Ce mannequin représente un bel homme, bien découplé : mon genre, quoi !

— Tchao ! me dit Pépère. Et il se met à ramper dans la travée en déroulant le ruban.

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