CHAPITRE V MARIE-MARIE N’A PAS LES YEUX DANS SA POCHE… REVOLVER

— Non, mais y roule à gauche, ce glandu ! clame Marie-Marie horrifiée, dis-y qu’y se rabatte, Antoine, autrement on va s’embourber le gros tobus rouge à impératrice.

Je lui explique que la circulation se fait à gauche au pays de Sa (vraie) Majesté, ce qui dissipe ses affres.

— Dis voir, moustique, grommelle Bérurier, un bras passé dans l’accoudoir capitonné du bahut, tes éconocroques que tu causais, t’t’à l’heure, au parkinge d’Orly, elles se montent à combien t’est-ce ?

La gosse sorte de sa poche une liasse de biftons.

— Dans les trente mille balles, m’n’onc’ !

La Gonfle tressaille.

— Et tu te les as expropriées de quelle façon par curiosité ?

— C’est mon secret, répond la péronnelle.

— Ton secret, je vais y filer ma portion de trois livres avec os, môme, bouge pas ! s’emporte le tuteur. Je veux savoir d’où tu sors ce fric. À la maison on te refile mille balles par mois pour tes sucettes et ça ne fait pas trente mois qu’on t’a, ça donne matière à réflexions. Tu nous engourdirais pas de la fraîche, mine de rien, à moi et à ta tante ?

— Pour qui tu me prends, tonton ! Traite-moi carrément de voleuse pendant que t’y es ! s’insurge l’épargnante.

— Alors esplique-toi !

Elle hausse les épaules.

— Bon, si tu veux tout savoir, je vendais des œufs du cousin Évariste à une colonie de vacances.

— Ah bon, approuve Béru, je préfère, bien que ça ne soye pas foncièrement honnête si on y pense…

— Et ceux que tu tiens dans tes bras, m’n’onc’, y sont honnêtes ?

Le Dodu fronce son pif parcouru de petites veines.

— Vois-tu, San-A, dit-il sombrement, moi tu me connais : j’ai horreur de frapper, mais si je serais un tuteur digne de ce nom, je devrais y placer une beigne de temps à autre à cette petite effrontée…

Ne voulant pas m’attirer les foudres de l’infernale mômasse, je feins de m’abîmer dans des réflexions métaphysiques.

La voiture de louage roule vite sur d’étroites routes pareilles aux allées d’un grand parc. Nous doublons d’étranges véhicules qui tous, plus ou moins, rappellent la forme des carrosses royaux. L’Angleterre reste le dernier pays susceptible d’apporter un peu de dépaysement à un Français blasé.

— C’est loin où qu’on va ? s’informe Marie-Marie…

— Encore cinq ou six miles, réponds-je.

— Cinq ou six milles kilomètres ? sursaute la gamine.

Je l’affranchis sur les mesures linéaires britanniques ce qui nous donne le temps d’arriver dans la coquette cité de Swell-the-Children ; laquelle mire (dirait un rédacteur de guides touristiques) les toits moussus de ses vieilles demeures dans les eaux romantiques de l’Oktèbath.

Notre chauffeur, un grand anguleux avec une mâchoire en os et des cheveux comme du jus d’orange, se retourne :

— À quel hôtel descendez-vous, sir ? me demande-t-il.

— Toujours dans le meilleur, lui réponds-je royalement.

— Le plus réputé est celui de La Livre dévaluée et de la Licorne d’abondance.

— Nous sommes preneurs.

Il nous drive par des rues pimpantes jusqu’à une vaste bâtisse qui tient de la caserne et du château féodal.

Le portier est fringué médiéval, avec des culottes bouffantes, des bas blancs, des tartines à boucle et un bitos de velours semblable à un pot de fleur renversé. Il a une chaîne d’or au cou pour maintenir sur sa large poitrine une plaque où on peut lire cette fière devise que l’hôtel a faite sienne : La réception est dans la tour de guet, à droite. Car le portier est sourd-muet.

En ce mois d’août, l’hostellerie paraît plutôt déserte.

— Pas folichon, ton bled, murmure le Gros en matant les pourtours, on se croirait au donjon de Vincennes, en moins rigolard… C’t’un coin de villégiature pour momies, ou quoi ?

La réception est une salle bourrée d’armures toutes plus damasquinées les unes que les autres et de figurines de cire. Au centre, trône un guerrier à cheval, la pertuisane pointée vers l’entrée, comme s’il s’apprêtait à charger les éventuels clients et à les pourfendre avant qu’ils aient rédigé leur fiche d’hôtel. On se croirait dans le musée de Mme Tussaut.

Le lieu solennel semble désert, mais au bout de cinq minutes, comme j’ai lancé (en anglais pour faire plus britannique) mon quatrième : « Y a-t-il quelqu’un ? » l’un des personnages de cire, loqué Henri VIII, se dresse et s’avance vers nous, ce qui arrache un cri de frayeur à Marie-Marie.

Le bonhomme est chauve, blanc barbu, nez crochu, dentier pointu et tout bossu entre les manches bouffantes de son pourpoint. Il a le teint jaune soufre, les yeux jaune hépatique, les lèvres plus minces qu’un roman de Françoise Sagan et les joues aussi creuses qu’un ventre de fakir.

— Que puis-je pour vous, gentlemen ? demande-t-il d’une voix plus précieuse que les joyaux de la couronne.

— Nous louer trois chambres, contiguës de préférence, monseigneur, réponds-je au réceptionnaire.

L’homme de (triste) cire lève lentement sur nous un regard vitreux. Il paraît très confusément surpris par l’accoutrement de Bérurier, lequel porte sur sa chemise verte une veste sport écossaise, dans les dominantes rouges. Le vieux bada ravagé du Gros, en particulier, sollicite son intérêt. Ensuite il bat des paupières, ce qui déclenche une pluie de miettes grisâtres sur son pourpoint, comme le fait d’ouvrir violemment les volets d’une masure provoque une avalanche de plâtras.

— Je vois, dit-il sobrement. Vous n’avez pas réservé, sir ?

— Pas encore, réponds-je.

Il me détranche péniblement et je sens que ma boutade vient d’avoir raison de ses hésitations.

— En ce cas, articule-t-il, il n’est pas interdit de penser que je puisse vous affecter le 12, le 14 et le 15.

— Vous m’en voyez ravi.

— Envisagez-vous d’occuper ces chambres plusieurs nuits, gentlemen ?

— Cette éventualité pourrait se produire, réponds-je dans son style spontané, tout dépendra de l’agrément que nous trouverons à cette ville.

Il branle le chef et va ouvrir l’une des armures qui sert astucieusement de tableau à clés. Le vieillard sélectionne celles qui concernent nos appartements, ensuite de quoi il s’approche d’un tambour très haut de caisse et frappe du poing sur la peau jaunie de l’instrument.

Les sonorités s’étalent dans la vaste pièce, prenant possession des moindres échos, vibrant longuement sur l’acier des armures avant de s’anéantir noblement dans un silence d’airain.

— Hé, dis, Antoine, chuchote Marie-Marie, t’es sûr qu’on n’a pas débarqué dans un musée ?

— Mon enfant rétorqué-je, sache que le Royaume-Uni tout entier est un musée et que ses habitants sont tous sans exception des pièces de musée.

— À l’hôtel de la raie au port ou qu’on a dormi la nuit passée, c’était moderne.

— Parce qu’international, c’est-à-dire Américain, mon lapin.

L’entrée de deux singuliers personnages me fait surseoir à l’éducation de la pupille du Mastar. Il s’agit de deux dames dont les ombres chinoises rappelleraient le nombre dix, tant la première est sèche et droite, et tant la seconde est ronde. Comme les deux précédents personnages rencontrés en ces lieux, les femmes que je vous cause sont loquées historiques.

Un dépliant me fournit l’explication de cette vocation costumière. L’hostellerie de « La livre dévaluée et de la Licorne d’abondance » était la maison natale du cousin germain de l’oncle du bourreau qui hacha Anne Boleyn. À la fin de sa vie, le parent de l’exécuteur des hautes œuvres se retira dans la maison de ses aïeux où il composa quelques odes célèbres, dont la plus fameuse est venue jusqu’en France. Elle célèbre les exploits du bourreau en question et commence ainsi :

Et l’on s’en fout de tremper dans l’alvéole,

Et l’on s’en fout pourvu qu’on étire un cou.

Les servantes s’emparent de nos bagages. La grosse veut prendre le paxon d’œufs de Béru, mais Sa Majesté s’y oppose aimablement :

— No, Baby, saint-cloud, it is trop délicatouze for your biscotos.

La vachasse se dit qu’il doit coltiner des matières précieuses et, pleine de tact, se garde d’insister.

Nous v’là dans l’escalier de pierre à la rampe gothique. Les marches sentent le salpêtre. Des tapisseries gigantesques couvrent les murs, toutes représentent des scènes de bataille au cours desquelles les troupes françaises ramassent la plus solide des pâtées.

— En quéque sorte, me chuchote Marie-Marie, fortement impressionnée par l’atmosphère sépulcrale de l’endroit : c’est ça un château fait en dalles ?

— Exactement, ma poule.

— Oh dis-donc, je préférais le pavillon de Mémé à Juvisy, il était en meulière mais on s’y sentait mieux à son aise !

Un cri perçant, persan, aigu comme l’accent du même nom ; un glapissement de renard ou de grue ; une déchirure vocale, une exhalation de poumon perforé, retentit soudain et fracasse la paix monacale de l’hostellerie. C’est la grosse servante qui l’a poussé pour la raison peu avouable que, fasciné par son monumental postère, Béru n’a pu résister à l’envie d’y promener sa dextre conquérante.

Une telle mésaventure n’était jamais arrivée encore à cette formidable personne dont le ventre fait des vagues et les cuisses des plis, dont les fesses masqueraient le porche de Notre-Dame de Paris (en anglais : Our lady of Paris), dont la poitrine mystifie le Ballon d’Alsace ; dont le cou ferait ressembler celui d’un goitreux à une tige d’arum, dont les bras évoquent des quartiers de bœuf à l’étal et dont la trogne est inguillotinable. Nous le saurons un tant soit peu plus tard, la servante se nomme Honnissoy Kee (et sa camarade camériste Maly Pence) elle est vierge malgré ses quarante carats. L’homme ? Connaît pas ! La bébête qui monte, qui monte ? Paraîtrait que ça existe, mais jamais vue ! Alors vous pensez : cette brusque paluche, puissante, vorace, préhensile (l’incompréhensible Béru est un c… préhensile) hardie, fougueuse, capturante, possessive, accapareuse ; fureteuse aussi, posée soudain sur ses miches, ça l’a complètement chamboulée, la pauvre biquette ! Elle a eu le grand vertigo ; elle a été court-circuitée à brûle-pourpoint (c’est ici le cas de le dire). D’où ce cri terrible jailli de ses entrailles assoupies, de ses mamelles inemployées. Et il n’y a pas que le cri. Les mouvements l’accompagnant sont d’un bien plus grand intérêt encore. Soubresaut ! Volte-face ! Valise lâchée dans les pieds de Béru qui, surpris, perd l’équilibre. Que fait un homme déséquilibré ? Il s’agrippe ! Où ? Où il peut ! En cette occurrence, le Gros saisit le bas de la longue jupe d’Honnissoy. La jupe résiste, Honnissoy choit.

Elle s’abat sur Béru comme le chêne mufti-centenaire sur la coloquinte du bûcheron maladroit.

Ô séisme ! Colère de la nature ! Grondement éperdu des forces intérieures ! Graine de dévastation ! Effroi ! Ébranlement ! Gigantesque vacillement ! Tout coule, tout croule, tout roule et amasse la mousse de l’escalier. Deux formes informes se conjuguent dans une même avalanche. Je n’ai que le temps de me plaquer contre le mur et d’y plaquer Marie-Marie. Le vent de ce déferlement de graisse, d’os et de sang fait frémir nos cheveux, telle la brise du soir passant à rebrousse-poil sur les champs de blés. Ça cascade de marche en marche. Ça macule. On découvre des traînées glaireuses de jaune d’œuf. La demeure historique devient demeure hystérique. Elle était classée ! elle se déclasse à toute pompe ! Enfin le typhon s’interrompt, parvenu à terme. Au bas des marches, deux pachydermes se désempêtrent en geignant. Semblable aux vieux photographes de jadis, Alexandre-Benoît a la tête sous les jupes de la dondon. La guêpière d’icelle a pété ses sangles et il lui pend un gros nichon hors du corsage. On dirait un sac de farine mal arrimé sur la charrette du meunier. Les deux chuteurs gesticulent et soufflent comme des dauphins faisant surface à grandes giclées valveuses. Nous nous élançons, nous les amputons l’un de l’autre. La vachasse se déretrousse, se rengorge (au sens propre du terme). Elle a les mamelons meurtris, des ecchymoses dans la périphérie. Sa banlieue sud surtout est sinistrée car elle a servi d’amortisseur. Les prota (et anta) gonistes sont éclaboussés de jaune d’œuf. Trois douzaines en guise de cataplasme, ça fait du profit ! Y’en a partout ! Ça les constelle. Ils filamentent de partout, il leur en pend au nez, aux cils, aux tifs, aux oreilles. Des festons ! Ils en mangent, en reniflent, en écoutent ! La camériste en a plein le dargeot. Il lui en déborde du bustier. Elle n’est plus qu’une omelette.

— Eh ben, you are drôlement véry nerfouze, baby ! lui asthmatise Béru. Se fiche dans des states pareils juste biscotte je vous croupionne un brin à la flatteuse, vous m’en speakerez tant !

Naturellement, même en Angleterre, un accident attire du monde. V’là d’abord le fossile de la réception qui radine aux informes, l’œil flétrisseur, la mâchoire paralysée par le dégoût.

— Miss Honnissoy, il laisse tomber comme crottes de chèvres, il tendrait à m’apparaître que vous vous accommodez mal de votre service ?

La pauvrette (pardon : la pauvrasse) bredouille à travers son jaune d’œuf. Elle est toute mosaïquée par les coquilles. On dirait Mme Sahara Bernard, après son émaillage, vue dans une glace grossissante.

I am sorry, sir, clapote-t-elle.

D’autres personnes viennent mater le sinistre : des membres du personnel, plus un client. Je vote à ce dernier la qualité de client à cause de sa robe de chambre en soie sauvage. C’est un garçon de trente-cinq piges environ, brun, avec le teint brique, les yeux clairs, la poitrine large et velue.

— Il est arrivé un accident ? demande-t-il.

— Ce n’est rien, expliqué-je à la ronde aussi bien qu’à la cantonade, car je suis très capable de me propager sur deux longueurs d’ondes à la fois ; mon ami a fait une glissade et, en perdant l’équilibre a entraîné cette malheureuse jeune fille. Grâce à Dieu et à leur embonpoint respectif, il semble que cette chute ne soit que malencontreuse et ne comporte pas de conséquences fâcheuses !

Drôlement bien tourné, non ? Je cause comme un rosbif de la good society, mes potes ! Je vous parie un penny anglais contre un pénis français ! qu’à Buquinjame on manie la langue avec moins de brio.

Le monsieur à la robe de chambre opine. Il a les mains aux poches, les pinceaux dans des mules de satin broché (chez notre brocheur habituel, vous parlez d’une coïncidence). Un sourire amusé lui tord la bouche. Puis ses sourcils coulissent l’un vers l’autre.

But !… But !… dit-il, ce qui veut dire « Mais !… Mais… ! », je le précise à l’intention des anglophobes et des inanglophiés.

Il s’approche du gars Béru, lequel s’emploie à gober les œufs écrasés sur son chapeau.

I say, sir, il attaque, le client à la robe de chambre en soie sauvage dont le motif représente des branches de fougère. I say…

Alexandre-Benoît lui vote une œillade désabusée…

— Tu sais quoi, mon pote ?

L’entendant parler français, l’homme emploie aussi sec la langue de La Fontaine.

— Je connaître vos ! affirme-t-il.

— T’es sûr de pas me confondre avec Marlène Dietrich ? ricane le Mécontent.

Son interlocuteur fait comme le curé Jouvence : il sourit.

— Je vos vu in France, to Embahourbe-le-Pétite ! dit le client. Je suis journaliste et je accompagnais the délégationne de ici ! Vous comprendre ?

— Ah bon, l’hasard est grand, convient Béru.

Il tend une main gluante d’œuf à son vis-à-vis.

— Enchanté, vas-y de cinq, mon gars !

Machinalement l’autre souscrit au shake-hand :

How do you do ?

— Guines is gode for you ! répond du tac au tac le Gros.

Le journaliste considère sa paluche poisseuse, pleine de choses jaunasses et filandreuses. Il ne sait plus qu’en faire, ni à quoi l’essuyer. Il prend le parti le plus judicieux : celui d’aider la servante à se relever.

Lorsqu’il s’est de la sorte discrètement récuré la manette, il nous réaffronte :

— Vous venez rendre le visite ?

J’interviens dans la converse, utilisant pour ce faire la langue maternelle du journaliste :

— Nous avions des affaires à traiter à London, gentleman, et nous avons décidé de mettre à profit ce voyage pour visiter Swell-the-Children, ville sœur de celle de mon ami.

— Excellente idée, approuve l’autre, je me ferai une joie de vous piloter si vous le voulez bien. Pour commencer accepteriez-vous de venir prendre un verre chez moi afin de vous remettre de vos émotions ?

— Volontiers, sauté-je-sur-l’occasion. Le temps de repérer nos appartements et nous vous rejoignons.

Dix minutes plus tard nous sommes réunis dans la chambre de Rot Harryclube (c’est le nom de notre nouvel aminche). Cette rencontre me botte car j’ai un urgent besoin de me rencarder sur Swell-the-Children et plus encore sur ses habitants.

— Vous êtes journaliste ici ? m’enquiers-je.

— Oui, je dirige le journal local : L’Happy Birthday to You. »

— Et vous habitez l’hôtel ?

Il sourit.

— « La Livre Dévaluée et la Licorne d’abondance » appartient à mon oncle. Comme je suis célibataire, il est plus simple pour moi de vivre ici.

Il nous sert des scotches carabinés, sans eau ni glace.

— Pour la petite fille, qu’est-ce que je dois offrir ?

— Rien, merci.

Je m’assure que Marie-Marie n’est pas en train de préparer une bêtise. Pour l’instant elle se tient sagement dans l’embrasure de la fenêtre et regarde le portier sourd-muet qui fait les cent mille pas dans la cour d’honneur.

— Cher monsieur Harryclube, dis-je en portant un toast muet à notre hôte, je crois que c’est Dieu qui vous a placé sur notre chemin.

— Non, c’est votre ami en faisant tout ce tapage dans l’escalier, rectifie l’Anglais.

— Dites-moi, fais-je ; vous avez dû suivre toutes les phrases de ce jumelage, je suppose ?

— Bien entendu, puisque notre journal en a été le promoteur.

— Oh, parfait ! En vertu de quoi la localité d’Embourbe-le-Petit a-t-elle été choisie ? Est-ce à cause d’une certaine similitude de nom ?

— Oui et non, celle-ci n’a fait que préciser les choses.

— Alors ? insisté-je.

Avec un peu trop d’intérêt peut-être car il paraît confusément surpris.

— Notre Lord-Maire, l’Honorable Frottfor F-E Relhuyr, s’était lié d’amitié avec un habitant d’Embahourbe-le-Pétite…

Un petit picotement anal m’avertit que je brûle.

— Le nom de cet habitant, cher ami ?

Il ne répond pas immédiatement. Il me regarde comme on mate la vitrine d’un magasin avant d’y entrer, pour s’assurer qu’on n’y vend pas de la drouille en branche. Enfin le blaze m’arrive sur le réseau auditif. Mais à vrai dire je le connaissais déjà :

— Mister Assonnebersao !

Moïse Assombersaut ! Encore lui ! Toujours lui. Rarement un mort ne s’est montré plus présent dans une affaire. Assombersaut qui a entraîné sa commune dans cette histoire de jumelage ! Assombersaut qui dirigeait le service des eaux (des eaux chargées d’hormones « progestérones »). Assombersaut qu’on tue et dont on tue la maîtresse !

Je me tourne vers Béru. Ne pouvant, malgré sa connaissance de l’anglais, participer à la conversation, le Dodu s’est endormi. Son crépi d’œuf a séché. Maintenant le Mastar ressemble à un gros poussin.

— M. Moïse Assombersaut est venu à Swell-the-Children il y a quelques mois, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Il était accompagné d’une dame ?

— Parfaitement.

— Où le couple est-il descendu ?

— Chez le lord-maire.

Je laisse couler quelques broquillettes avant de jeter négligemment :

— Savez-vous que M. Assombersaut et sa compagne ont été assassinés ?

Rot Harryclube tressaille.

— Je savais, pour lui, j’ignorais pour la dame. Quand est-ce arrivé ?

— Le même jour, seulement on n’a découvert le cadavre qu’hier.

Du fond de son sommeil, Bérurier, pousse un mugissement de taureau mécontent et choit de son siège. Affalé sur la moquette de la pièce, il roule des yeux blancs pareils à des opales dans des écrins de soie rouge.

— Je rêvais que je tombais, dit-il.

— Tu sais bien que la réalité est tout le contraire du rêve, le rassuré-je.

— C’est vrai, reconnaît-il d’un ton épais.

Il s’allonge sur le plancher et se rendort, à la grande surprise du journaliste.

— Excusez-le, lui dis-je, mon ami a été très éprouvé par sa chute de tout à l’heure.

Je ne vois plus Marie-Marie et la hèle. La môme surgit de la chambre voisine.

— Qu’est-ce que tu fabriques, sermonné-je, veux-tu bien rester tranquille !

— J’sus tranquille, assure miss Tresses, je visitais les piaules.

— Ce n’est pas poli. Assois-toi.

— On se taille bientôt ?

— Dans quelques minutes !

— Qu’est-ce qu’y branle sur le plancher, m’n’onc’ ?

— Il dort, ne le réveille pas.

Là-dessus je siffle mon godet.

— Fameux, votre whisky, mister Harryclube.

— C’est du pur malt, dix-huit ans de bouteille ! On a arrêté l’assassin de ces malheureuses gens ?

— Not yet, mister Harryclube ! Dites-moi…

Il me sert un nouveau godet de son pur malt.

— Je vous écoute.

— Votre délégation à Embourbe-le-Petit était nombreuse ?

Rot a un sourire un peu crispé.

— Association d’idées ? demande-t-il, vous pensez que le meurtrier de vos gens est un Anglais ?

Son regard est un chouïa méprisant.

— Qu’allez-vous imaginer, cher ami !

Nos relations viennent de s’altérer pendant que je me désaltérais. Fini la courtoisie, l’affabilité, l’abâtonrompu. Je viens de le vexer durement. La manière dont il a dit « le meurtrier de vos gens » exprimait la flétrissure. Je sens qu’il va falloir que je me rapatrie dans nos turnes avant longtemps avec ma fine équipe.

— Je croyais, laisse-t-il tomber. Peut-être faites-vous une enquête à ce propos ?

— Pour ne rien vous cacher, je suis journaliste de province moi aussi. Ayant suivi toutes ces péripéties en France, il m’a semblé intéressant de prendre l’atmosphère d’ici.

Nouveau sourire écœuré du beau gars qui se vote une rasade supplémentaire de scotch.

— Vous aviez besoin de venir à Swell-the-Children pour savoir quels de ses citoyens se trouvaient en France au moment de ces meurtres ?

— C’est vous dire que je ne crois pas à leur culpabilité, sinon je m’en serais inquiété plus tôt, rétorqué-je.

Ma remarque lui adoucit un brin la mauvaise humeur.

— Nous devions être une vingtaine, y compris les enfants, déclare Rot Harryclube. Il y avait le lord-maire et sa famille ; le pasteur et ses enfants ; le directeur de l’hôpital, le docteur Mac Heupan ; notre shérif, Martin Chicken ; et Tony Truhan, le sous-directeur de la R.O.S.B.I.F.[9]. Mon prodigieux cervelet enregistre avec une promptitude d’ordinateur la liste de ces personnalités.

— O.K, cher Rot Harryclube, voilà qui est très intéressant. Dites-moi encore une chose…

Il soupire assez fortement pour que cela puisse signifier « tu m’em… ».

— Il paraît qu’on enregistre une crise aiguë de dénatalité dans votre ville ?

— Oh ! vous savez ? s’étonne mon hôte.

— J’ai lu un papier là-dessus dans un journal parisien. « Le plus drôle, ajouté-je, c’est qu’à Embourbe-le-Petit on observe le même phénomène. Un effet du jumelage, vous croyez ?

Là-dessus je me tourne vers Marie-Marie.

— Flanque un coup de pied dans le bide à tonton pour le réveiller, mon chou : on les met !

— C’est pas trop tôt, déclare la môme. Je commençais à me tartiner seriously !

Nous nous évacuons en soutenant un Béru titubant de sommeil.

Une fois dans le couloir, la fillette me demande, l’air innocent :

— Quoi t’est-ce tu penses de ce mec, Antoine ?

— Le journaliste ?

— Mouais !

— Que veux-tu que j’en pense : il est Anglais, quoi ! Que peut-on penser d’un Anglais, sinon qu’il est Anglais !

Elle joue à la marelle sur les dalles du couloir, en poussant du pied un bouton tombé de la braguette de son oncle.

— Malgré tout, déclare-t-elle, il a quèque chose de pas catholique.

— Tu trouves ?

— Dis, c’est normal pour un journalisse d’avoir un pistolet muni d’un silencieux sous son oreiller ?

Je me fige.

— Que racontes-tu là, môme ?

— L’astérixe vérité, Antoine : Cézigue-pâte a un soufflant sous s’n’oreiller, je l’ai déniché en visitant sa turne.

— Avec un silencieux ?

— Textuel !

— Tu sais ce que c’est qu’un silencieux, toi ?

— Non mais tu me crois encore en nourrice, hé, Dugenou ! J’sus t’été au cinoche, et je lis les bandes dessinées des baveux !

— Bravo, Marie-Marie, voilà qui est intéressant ! T’as rien remarqué d’autre dans sa chambre, pendant que tu y étais ?

— Non !

— Moi, si, articule le Tsé-tsé-man.

— Toi, quoi ? sursauté-je.

— Moi j’ai repéré quèque chose sur la moquette. Tu te figures pas que je m’ai mis à roupiller par terre pour de bon ! Simplement je voulais contaster que les taches que j’apercevais au bord de son fauteuil, c’était bien du sang. Du raisin encore frais, mon pote. On venait de le laver depuis pas longtemps, mais y’ en restait sur le pied du siège. Crois-moi, le hasard a bien fait les choses en nous amenant dans c’te crèche ! Je vas essayer d’en savoir un peu plus long sur le compte de ce drôle !

— De quelle manière comptes-tu t’y prendre, Mec ?

— Espère un peu : j’ai mon plan !

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