Dans le taxi qui nous trimbale à Chelsea, le Gravos se met à jour d’explicances.
— J’ai z’eu un fion terrible, Mec, lors de ma sortie intrépide…
— Raconte…
— Pendant qu’ils défouraillaient à outrance sur mon mannequin à roulettes, mécolle j’ai renversé un comptoir plein de mignons pingouins marcheurs. Ces gentils petits loufiats se sont mis à vadrouiller dans les travées, si bien que les gestapistes ont effacé un gros moment d’indécision. Ça trottinait de partout dans mon coin de magasin. Pendant ce temps, l’Alexandre-Benoît gerbait en direction d’un grand présentoir où qu’y avait un avion de tourisme en devantrine. Un petit zinc jaune, tu l’as pas aperçu ?
— Tu sais, j’ai pas eu l’opportunité[31] de musarder à tous les rayons.
— Ce zoziau, continue le Mastar, était partiellement caché par un décor de contre-plaqué représentant un arrêt au drome. Ça m’a donné le temps de grimper dans le coucou sans être retapissé. Au passage j’ai chouravé le bonnet d’aviateur d’un mannequin placé dans le décor. Je m’en ai chaussé la tête et je suis resté immobile sur le siège du pilote, avec un grand sourire glandu, comme si je préconiserais à outrance les joies de la crobatie aryenne. Ces tordus draguaient avec tellement de fureur qu’ils sont passés devant l’avion sans me voir… Ensuite, poursuit-il, j’ai entendu ton chprouf, là-haut, et je m’ai dit qu’il restait plus qu’à attendre. Alors je m’ai glissé dans le fond de la carlingue et je m’ai endormi vu que j’étais drôlement vanné.
Il ajoute :
— C’est un peu d’embarras castriste qui m’a réveillé, vu que, soit dit entre nous, j’accommode mal la bouffe anglaise. Le reste, tu la connais ?
— Je la connais, pouffé-je en ramassant le Daily Mail du jour oublié dans le bahut par un client matinal.
Ma photo s’étale en première page.
L’évadé de Swell-the-Children ! Vivement que la prochaine édition me réhabilite. J’ai pas la vocation pour jouer les rôles de malfrat en cavale.
— C’est toi, là ? remarque le Déféqueur public.
— C’est moi.
— T’as l’air d’un convive en rupture de chaise[32] récite Béru en proie à des réminiscences.
« Qu’est-ce qu’ils bonnissent à ton sujet ?
Je parcours l’article d’un œil blasé.
— Pff, ils racontent mon évasion…
— On ne cause pas de mézigue ? espère l’immonde ; ça serait joyce de rapporter à ma Berthy un baveux d’ici avec mon blaze écrit en angliche.
— Non, on ne parle pas de toi, Gros. Par contre, le vieux Sam a droit à un petit digest de son curriculum…
Mon sourire s’étiole, puis fait place à un spasme.
— Oh, bon Dieu !
— Quoi t’est-ce que ? s’inquiète Dulardon.
Je fais coulisser la vitre de séparation isolant le driveur de ses passagers.
— Vite ! Vite ! supplié-je, appuyez au maxi, vous aurez un pourboire princier.
— Mais qu’est-ce qui te prend ? rogne Béru, pourquoi tu te mets à engueuler le chauffeur ?
— Je l’engueule pas, je lui dis d’aller plus vite ! « Tu sais pourquoi le vieux Sam Gratt se faisait de la taule ?
— Vol de clapiers, ivresse publique et tapage nocturne ? récite mon aminche, à l’estimation, vu la morpho du personnage.
— Des clous, Gros. Attentat à la pudeur ! Il a essayé de s’embourber une fillette. Il a déjà été condamné trois fois pour ça !
Béru rigole à plein râtelier.
— Ô le vieux salingue, on dirait pas à le voir. Il ressemble plus à un épouvantail qu’à… Nom de Dieu ! Marie-Marie ! rugit-il.
— Eh oui, Marie-Marie, v’là le gentleman à qui tu l’as confiée, espèce de parrainticide !
— Je pouvais pas me gaffer d’une chose pareille, San-A. Il a l’air d’un bon-grand-père clodo, Sam. Je te jure bien que s’il a fait cette abomination je lui découpe les clochettes avec un ciseau de brodeuse.
Le bahuman vire sur les rachot de pou (pardon, sur les chapeaux de roue) et enquille Chelsea Manrea Road à une allure jamais égalée.
— Douille-le ! crié-je au Gros en bondissant hors de la tire.
— Combien je lui attrique ?
— Deux livres ça les vaut !
— Tiens, mon pote, v’là un kilo, entends-je dire au Gros, t’attaques magistralement ta journée non ?
La grille de fer-forgé… L’escalier… La lourde dégondée qu’on a rajustée tant mal que bien… J’entre comme un dingue dans l’appartement. Ce que j’avise en premier, c’est le misérable Sam Gratt, vautré sur la moquette du salon, débraillé, puant l’alcool et ronflant comme un réacteur. Il est seul dans la pièce. Je l’enjambe pour visiter la chambre ! vide également ! La salle de bains, maintenant ! J’y trouve la môme Molly, ligotée et bâillonnée dans la baignoire.
Mais de Marie-Marie, pas la moindre trace !
Flageolant d’appréhension je me rabats dans le livinge comme Bérurier y débouche.
— Alors ? il croasse.
— La petite n’est plus là !
— Bouge pas…
Il ajuste un coup de tartine dans les côtelettes du clochard, de quoi lui faire sauter trois cerceaux d’un coup.
Sam Gratt pousse un cri de douleur et bat des stores. Un nouveau shoot du Gros achève de le dévaper.
— Ben quoi, fils de pute ! grommelle-t-il. En v’là des façons…
— La petite fille ? Où est la petite fille ! hurlé-je en le soulevant par le col ? Qu’en as-tu fait, misérable déchet ?
— But… (dit-il).
— Y a pas de but ! tranche Béru d’un troisième satonnage.
— Qu’est devenue l’enfant, goret putride ?
— Je… je sais pas. Elle est plus là ?
— Non, elle n’est plus là. Dis-moi ce que tu as fait d’elle avant que je ne réduise en purée !
— Oh quoi, le défoncez pas, dit une voix, c’t’un vieux cochon, mais il est gentil !
Nous levons les yeux. Allongée sur le faîte d’une armoire, Marie-Marie est là, qui nous considère d’un œil clignotant en bâillant comme une entrée de métro.
— Qu’est-ce tu fous là-haut, morpionne ? s’enquiert son tonton.
— Votre vieux piège à rat voulait se permettre des privations av’c moi, explique-t-elle. Vous pensez comment que je m’ai dégrouillée d’escalader l’armoire. Mémé m’avait bien prévenue : Quand un salingue cherchera à te faire du gringue, elle me disait, cours te filer à l’abri avant que ses choses se gâtent.
Elle brandit un gros tisonnier de cuivre ouvragé.
— Reusement que je m’étais munie de ça avant de grimper. Ah ! il a pas essayé longtemps de me déloger, le vieux pou ! Quèques coups sur la noix, ça lui a calmé la tendresse…
— Bougre de satyre ! gronde l’Hénorme. Mon ami San-A. t’évade et t’as rien de plus pressé, en remerciement, que de vouloir désaffleurer ma pupille. Allez, barre-toi, insuqué ! Va sous les bridges de la Tamise filtrer les pionardes de ton âge.
— Je voulais pas ennuyer, sanglote le débris, c’est la malédiction de ma vie, ce penchant que j’ai…
La godasse du Gros, un même fois appliquée dans sa partie pile, lui fait dévaler l’escadrin.
— T’aurais pas dû, reproche la compatissante Marie-Marie, c’t’un pauvre homme. Y me disait rien de bien méchant tu sais, et à mon avis, m’n’onc, y serait même moins dégueulasse que toi qu’est toujours à faire le mariolle devant la première vache en tablier que tu rencontres !
— C’est ici ? demandé-je à Molly.
— Oui.
Je vire sur la gauche. Le nom de la rue me fait tressaillir : Elephant Road.
Éléphant ! Je repasse en mémoire le curieux message trouvé chez Moïse Assombersaut et qui m’alerta au tout début de cette affaire.
« Un éléphant, ça trompe. »
Notez que, maintenant que la miss Molly Rex s’est allongée à propos du grand secret, sans trop de difficultés, je dois le dire : une nuit dans une baignoire portant conseil, plus rien ne m’étonne.
Ce grand secret des Nazis, mes petits, je peux d’ores et déjà vous dire qu’il va faire du bruit, non seulement dans le Landerneau, mais également dans le monde entier.
Quand la nouvelle sera connue, les messieurs dames journalistes pourront se remiser les explosions nucléaires, se carrer dans l’oigne la conquête de la lune, mettre dans les tartisses la vie privée de Liz Tailor, la misère du dollar, les flambées raciales et les conquêtes territoriales des capitalo-communistes.
Comme s’il suivait ma pensée, Bérurier murmure, à l’arrière :
— Ça va faire du bruit dans le Landerneau !
— La citation est de circonstance, Gros. Car elle est tirée, si ma mémoire est exacte, d’une pièce intitulée « les Héritiers », dans laquelle un valet la prononce après avoir appris qu’un officier porté disparu refait surface…
— Tu me les casses avec tes tartines littérateuses, c’est pas le moment ! bredouille l’Enflure. Tu y crois, à ce qu’elle nous a révélé, ta sauteuse ?
— On va voir.
— En tout cas, si c’est exaquete, je peux te dire que ça me fera quèque chose.
— À moi aussi, Gros.
— Pourquoi ? gazouille Marie-Marie, je la connais pas, moi, cette personne que vous causez…
Je n’ai pas le temps de l’affranchir. Molly vient de me presser le bras.
— Arrêtez, nous y sommes !
Le cœur battant, je lève les yeux sur un immeuble triste et sale. Malgré ma nuit blanche, je sens courir en moi une énergie toute neuve.
— Alors « il » est là ? murmuré-je.
— Oui.
Elle se voile la face.
— Comme j’ai honte de l’avoir trahi !
— Pas le moment, coupé-je. Les femmes sont faites pour ça, Molly. L’histoire universelle n’est constituée que des tueries des hommes et des trahisons des femelles ! Allez, go !
Nous nous engouffrons sous un porche qui malodore.
Au premier, elle désigne une porte.
— On doit frapper d’une façon particulière, je suppose ?
— Oui.
— Eh bien, qu’attendez-vous ?
Elle replie son index.
Toc toc… toc toc toc toc… Toc !
Un moment s’écoule. Enfin un garçon blond et blême, aux yeux bleus pleins de fièvre, vient délourder. Il regarde Molly, la reconnaît et ouvre en grand. Il salue à l’hitlérienne, mais sans un mot. Machinalement, Molly répond par un même geste de la main.
Nous entrons.
L’appartement est modeste, presque minable. Les murs pisseux racontent des déboires ancestraux. Le freluquet blafard a rajusté la chaîne de la lourde. Il nous introduit dans une salle à manger lugubre où il n’y a personne.
Il appuie sur la moulure du mur. Aussitôt, un vaisselier pivote, nous découvrant un vaste local d’un luxe délirant. Tout brille, tout est opulent : les meubles, les tentures, les objets délicats.
Un vieillard à la mine soufrée est assis dans un grand fauteuil, une peau de zibeline sur les jambes.
En le voyant, Molly éclate en sanglots :
— Heil Hitler ! larmoie-t-elle.
Le vieillard redresse la tête et lève lentement son bras décharné.
— Heil moi-même, chevrote-t-il EN ANGLAIS !
Un fabuleux silence succède à cet échange.
Nous nous défrimons, le vioque et moi. Il s’étonne de pas recevoir nos saluts à nous. Moi je le détaille à m’en désorbiter les lampions. Oui, c’est sûrement lui. Ce nez pointu, ce regard fixe d’illuminé… La mèche est blanche, mais elle est ; ainsi que la moustache fameuse. Adolf Hitler, mes bons biquets. Le Führer ! Il a quatre-vingts carats, mais on le reconnaît parfaitement sous sa couche d’années.
— Qui êtes-vous ? gutturale-t-il.
— Police !
Le jeunet couleur de navet blanc s’écroule. Il allait sauter sur une arme, mais le prompt Béru vient de l’étaler d’une manchette à la nuque.
Terrassée par le remords, Molly s’évanouit.
Ces menus incidents me laissent de marbre. Je n’ai d’yeux que pour le fantôme démasqué dans son réduit capitonné. Je remarque alors une longue cicatrice à sa tempe. « La balle qu’il s’est tirée dans le bunker de Berlin », songé-je.
Un mélange d’incrédulité, d’effroi, de répulsion, d’obscur respect aussi, m’emplit jusqu’à la gorge. Je ne trouve rien à dire. Je pantèle. Toutes mes lectures à propos du mystère Hitler affluent à mon esprit.
Le cartésien Béru réagit plus vite que son vénérable boss.
— Eh ben, dis donc, il a pris de la boutanche, Adolf !
Que se passe-t-il ? Son exclamation, le Mastar l’a exclamée en français, et le vieux Führer paraît avoir compris. J’ignorais qu’il eût été polyglotte, Hitler.
— Vous êtes français, bredouille-t-il sans un pouce d’accent.
— Yes, Adolf, rétorque Béru en se pavanant, on est franchecaille de père, de mère et de parti-pris ! T’as bien cru te la farcir, la France, en 40 hein, ma vache ?
— Déconne pas, Gros lard ! bavoche le revenant.
Il hoche la tête, souriant de notre hébétude :
— Tant mieux que vous soyez venus, mes amis, je commençais en a avoir ma claque de ces cinglés. D’ac, j’avais la planque idéale, mais maintenant qu’il y a prescription, je voudrais bien aller renifler l’air de la Butte une dernière fois avant de calancher. Mais asseyez-vous, mes drôles qu’on écluse on gorgeon de champ pour fêter ça. Ouvre ce secrétaire, mon garçon, il fait frigo, et sors-nous une Dom Pérignon. Merde ce que ça fait du bien de jacter sa langue maternoche. Je m’en gargarise les amygdales, depuis le temps que je me tartais entre l’allemand et le rosbif !
Et il se met à table, coupe en main, le faux Hitler. Son vrai nom, c’est Adrien Blanchut de Levallois, plus connu jadis dans le mitan sous le surblaze de Blanblan-la-Tirelire, car il s’y entendait pire qu’un ingénieur de chez Fichet pour décortiquer les coffiots.
Voici une douzaine d’années, au cours d’un cassement, il s’est fait interrompre par le proprio de l’appartement où il opérait. Perdant la tête, il a voulu faire taire le gueulard d’un coup de vilebrequin. Manque de fion, il lui a enfilé sa mèche (pas sa mèche de cheveux, celle du vilebrequin) dans l’œil, à ce trouble-fête ! L’autre s’est révélé mort dans la seconde qui a suivi. Affolé, Blanblan-la-Tirelire s’est sauvé et s’est empressé de prendre le train pour London.
— Ici, continue-t-il, j’ai battu la galoche quelques temps. Je connaissais personne, mon pécule avait fondu. Et puis v’là qu’un soir où je radais dans Whitechapel, un couple de bourgeois qui me dévisageaient depuis un temps m’aborde. « C’est fou ce que vous ressemblez à Adolf Hitler » me disent-ils. Parce que c’est vrai, le sosie du führer j’étais on m’a assez charrié pour ça à Pigalle. Comme j’avais appris l’allemand du temps que je faisais le maque à Berlin, après 18, je leur faisais des imitations, aux aminches du Cochon Mauve. Je m’étais intéressé à la vie de cette espèce de faux jumeau et j’avais lu beaucoup de biographies du monsieur, cherchant à découvrir un brin de parenté quéconque pour expliquer c’t’ressemblance…
« Tout ça pour vous narrer comment l’envie m’est venue de les mener en barlu, les deux bourgeois. Je m’ai mis à leur raconter une phénoménale salade, selon quoi j’étais bel et bien le Führer soi-même, planquousé à London depuis la guerre. Je leur ai fignolé un méchant western, sur fond de Berlin en flammes. Le bunker… Mon suicide… La chère Eva Braun… Et puis le cousin germain de mon aide-de-camp qui me tire des griffes du chauffeur au moment qu’il m’aspergeait d’essence pour me fricasser. « Mais le Führer vit toujours, son cœur bat » il se serait égosillé !
On m’évacue dans une voiture de livraison… La Bavière, ma convalo… Je passe en Suisse, de là en Espagne. Franco refuse de me croire, me menace de ses geôles. Je m’évacue au Portugal où Salazar ne veut pas m’accorder le droit d’asile et me conseille de décarrer pour l’Angleterre, pays de la vraie liberté…
Il est au poil, ce Vioque ! On le sent tellement heureux de se débobiner. Il raconte tout, avec détails en italique. Le couple incrédule au début, mais troublé par sa cicatrice à la tempe. À la fin, les deux bourgeois l’emmènent chez eux, font venir d’autres hurluberlus. Ils appartenaient au néo-parti-nazi, ces pommades ! y’avait du jeu dans leur matière grise. Ils ne demandaient qu’à le croire, Blanblan-la-Tirelire, au fond. L’hallucination collective, en somme ! Quand on se monte le bourrichon à plusieurs, ça prend d’énormes proportions. Ils se sont mis à l’idolâtrer, le vénéré Führer. Ils lui ont mignardé cette planque où, depuis un paquet d’années, notre homme coule d’heureux vieux jours, infiniment douillets. De temps à autre il accorde une audience. Les dingues viennent lui raconter le monde futur… Leur plan ? Développer le parti national-socialiste en créant des filiales dans le monde entier. Parallèlement entreprendre une campagne de dénatalité sur toute la planète. D’ici quelques générations, avec une population réduite aux seuls éléments nazis qui eux continueraient de procréer en douce et d’éduquer leurs gamins, l’univers devait repartir sur un bon panard.
En somme, la guerre idéale. Le meurtre pré-utérin. Plus besoin de bousiller des guignols ; simplement empêcher qu’on en fabrique.
Bérurier, qui est allé au secrétaire-réfrigérateur, et en revient avec une nouvelle boutanche de roteuse, hoche la tête et déclare :
— Vous savez qu’en y réfléchissant bien, c’était pas tellement louftingue, leur combine !
— Déconne pas, m’n’onc’, rebiffe Marie-Marie, c’est pas parce que tante Berthe et toi vous avez pas été foutus d’avoir un môme qui faut en priver les autres !