CHAPITRE X LA BALLADE DES DÉPENDUS

— Si vous voulez bien passer par ici, mister Rot, nous serons plus tranquilles.

Chapeau ! Elle n’a pas peur de se compromettre, la conquête de Béru. Quand il séduit une nana, le Mastar, c’est du solide. Ça relève de l’envoûtement.

Le pas chyderme de la demoiselle fait geindre les marches.

Je me tapis derrière la lourde avec, en main, le pistolet emprunté au moustachef de la prison.

— De quoi s’agit-il très exactement, Honnissoy ? demande l’arrivant dont la curiosité est aussi aiguisée qu’un rasoir de barbier arabe.

— Vous allez le savoir tout de suite, halète la plantureuse.

Elle tourne le loquet, actionne le commutateur.

— Entrez.

Il entre. Selon nos conventions, elle s’abstient et referme la porte.

— Hello, collègue ! dis-je joyeusement en faisant respirer le canon de mon soufflant à bébé-Cadum.

Harryclube fait comme le cheval du père de Victor Hugo, à savoir un écart en arrière.

You !

— I.

C’est tout. Même les carmélites sont plus bavardes dans leur carmel Dupont-d’Isigny ; surtout quand M. Bernanos les fait parler.

Mon révolver quitte ma main droite pour se nicher au creux de la gauche. Droitier de naissance et de vocation, j’utilise toujours ma dextre pour « interroger » un gars.

Et pourtant, cette main libérée m’est provisoirement inutile, car ce sont mes pieds qui entrent en action. Ça se fait tout seul. Un réflexe. Une flambée de rage. Ce type m’a pris pour une nave ! Il a voulu me faire accuser de meurtre, moi, l’intègre San-A ! Je sens que c’est lui, le cerveau de l’affaire. Je le devine à la consternation qui lui cerne les yeux. Alors mes pinceaux ont pris mes crosses. Ma colère m’est tombée dans les chaussettes. Je me mets à shooter dans le dargif du mec, dans ses chevilles, dans son bide.

V’lan ! Plaoff ! Zim ! Tchiaf !

On n’entend que le bruit des coups. Il ne dit rien. Il se retient, comme s’il craignait, par un mot inconsidéré, d’actionner la détente de mon feu.

Il recule seulement.

Oui mais voilà, la pièce ne mesure que trois mètres de long. Après il y a le mur de plâtre. Sur le mur un crucifix. Jésus qui en bave sur sa croix. Exsangue, amaigri, déçu, bourré du doute affreux à propos de son papa. Jésus cocufié par tout le monde, bien plus que son Saint-Joseph de tuteur (un mec dans le genre de Béru, le Joseph, selon moi. On lui a récompensé le cocufiage par la canonisation. Comme quoi le renoncement ça paie parfois).

Rot Harryclube a le dos au mur. Et San-A continue sa généreuse distribution de horions.

Pign, baouf !

Je finis par lui mettre un monumental coup de saton dans les pruneaux et il s’évanouit. Toujours sans un mot, en garçon discret.

Je place une chaise devant lui et m’assois à califourchon, les bras croisés sur le dossier, attendant qu’il se réveille en souillant sur la crosse du pistolet.

Il ne tarde pas à remettre ses feux de position.

— Excusez l’accueil, gentleman, murmuré-je, mais je suis sujet aux coups de sang, surtout lorsque je retrouve une ordure de votre espèce…

Un léger sourire traverse sa vitrine terreuse.

— Il s’agissait donc d’un guet-apens, fait Harryclube en massant sa couronne de joyaux (lesquels lui sont plus précieux que les joyaux de la Couronne).

— C’en est un, avoué-je. Et maintenant, mon cher jeune homme, vous allez éclairer ma lanterne si vous ne voulez pas que j’éteigne définitivement la vôtre !

Je ponctue d’un fascinant numéro de pistolet : main gauche, main droite et aller retour, extrêmement rapide. Puis tourbillon de l’arme à l’extrémité de l’index, et enfin braquage en avant.

— Très joli, approuve Rot ; vous avez travaillé dans un cirque ?

— En effet, je passais en vedette au Royco Circus quai des Orfèvres. Alors, vous êtes disposé à répondre ou bien je nous déguise moi en vengeur et vous en mort ?

— Il faut voir, répond calmement le journaliste.

— Voir quoi ?

— Ce que seront vos questions… Mais auparavant, j’aimerais respirer un peu car vous m’avez sérieusement malmené et je serais navré de devoir m’évanouir à nouveau.

— Facile !

Je vais à reculons jusqu’à la fenêtre que j’ouvre.

— Rien de plus vivifiant que la nuit d’été anglaise, n’est-ce pas ?

Il opine en respirant à pleins poumons. Il semble assez mal en point.

— Merci, sir. Vous êtes un frère pour moi, ironise-t-il.

Et alors il me place son coup de Jarnac. C’est à ce point fulgurant que je n’ai pas eu le temps d’intervenir.

M’étonnerait pas qu’il ait suivi des cours de guérilla par correspondance, ce ouistiti. Quelle cabriole, madoué ! C’est lui qui me parlait de cirque il y a un instant ? Il a dû servir de partenaire aux Cléran’s, Harryclube !

En un éclair, il m’a virgulé ma chaise dans la frite et s’est précipité sur la window. Il en était pourtant éloigné de deux bons mètres, de cette fenêtre ; pourtant un seul bond lui a permis de l’atteindre. Le voici qui l’enjambe aussi sec. Je pense que la maison est basse et que ce saut depuis le premier étage ne représente pas une grande performance pour un gars jouissant de ses qualités athlétiques. Je devrais tirer. Je m’en abstiens. Toujours ces scrupules insensés ! Et puis, en véritable esthète de l’art, j’ai été pratiquement paralysé par la beauté de l’exploit.

Donc, Rot Harryclube a franchi la fenêtre. Las, il s’agit d’une fenêtre à guillotine. En prenant appui pour sauter, il a malencontreusement déclenché le système de fermeture, tant et si bien que le cadre vitré lui retombe sur le jarret. Ce choc le déséquilibre. Je l’entends qui pousse un cri. Et puis je perçois un floc sourd. Mon petit doigt me chuchote que, s’il s’est bien expédié, il s’est mal reçu, l’ami Rot.

Je relève la fenêtre et, fectivement, je vois le gus étalé en croix, face à la terre nourricière.

Quatre à quatre je redégringole l’escadrin.

Marie-Marie et la grosse vachasse sont déjà sur le seuil.

— On a entendu comme un tremb’ment d’terre, me dit la gamine.

Stupeur ! Les phares de l’automobile de Rot Harryclube stoppée face à la maison s’éclairent en grand, nous inondant d’une lumière blanche, aveuglante. Un piège ! Ce salaud de journaleux n’est pas venu seul, il a amené des renforts. Je fonce hors de la zone illuminée et, ne me retourne que parvenu dans l’ombre du hangar.

À ma grande surprise, non : à mon vif étonnement, je ne voix sortir de la chignole qu’une ravissante jeune fille blonde. Elle court à la forme inanimée en appelant d’une voix angoissée :

— Rot ! Rot !

Du coup je rengaine mon feu et m’avance vers le groupe.

La fille blonde est jeune, une dix-neuvaine d’années environ, plutôt petite, coulée au moule, comme on dit dans les livres plus littéraires que les miens. Elle porte un chemisier vert et un pantalon de toile noire.

— Mon Dieu, Rot, Rot ! répondez-moi ! implore-t-elle.

Seulement on a beau lui parler gentiment, vous savez, mes amis, qu’un mort ne répond jamais. Or, mort, il l’est à vous dégoûter de la vie, le cascadeur d’élite.

Il s’est péter la tronche contre la bordure du seuil et sa cervelle lui dégouline par les oreilles.

— Laissez, miss, dis-je, je crains que nous ne puissions plus faire grand-chose pour lui.

Elle lève sur moi un regard égaré.

— Voulez-vous dire que… qu’il…

— Hélas, tout est fini.

Le regard de Harryclube est grand ouvert sur des visions supraterrestres. Sa fixité incommode.

— Qui êtes-vous ? demandé-je à la jeune fille en la forçant de se relever.

— Molly Rex, bredouille-t-elle sans quitter le cadavre des yeux.

— Sa fiancée ? demandé-je doucement.

— Non : sa secrétaire. Je… je travaille avec lui à l’« Happy birthday to you ».

Voilà qui me rassérène quelque peu.

— Que s’est-il passé ? demande la petite Molly, je somnolais dans l’auto en attendant Rot, et puis il y a eu ce bruit affreux…

— C’est lui qui vous a demandé de l’accompagner ?

— Nous partions pour Londres lorsqu’il a reçu un coup de téléphone d’Honnissoy lui demandant de passer chez elle… Que lui vouliez-vous ? demande-t-elle à la conquête du Gros.

— Beuh, eh bien, c’est-à-dire, vachise la baleine…

J’interviens.

— Miss Rex, il faut que nous ayons une petite conversation d’ordre privé, vous et moi.

À ce moment seulement, elle semble réellement prendre conscience de ma personne. La voilà qui me mate fixement. Ses lèvres se mettent à frémir, elle esquisse un pas de recul.

— Seigneur, vous êtes…

— Yes, miss, je suis.

— L’assassin du lord-maire ?

— Je n’ai pas tué votre foutu maire, et je me suis évadé de prison uniquement pour en faire la preuve.

Mais tu parles qu’elle me croit. Avouez aussi que les circonstances nouvelles n’arrangent pas mes bidons. Je suis un fugitif, j’ai fait venir Harryclube ici et le voici mort à nos pieds… Pour arriver à convaincre cette nana de mon innocence, il faudrait la gaver de L.S.D. préalablement, ou m’assurer le concours de Notre-Dame de Lourdes.

— Vous l’avez tué ! Vous l’avez tué ! bafouille la pauvrette.

Une silhouette bondit. C’est Marie-Marie. Ses deux tresses ressemblent à des rênes tenues lâches.

— Qu’est-ce qu’elle cause, cette sucrée ! Je comprends pas l’angliche, mais je sens qu’é t’accuse, c’est vrai ou non ?

Elle saisit miss Rex par le bras et la secoue.

— San-Tonio est innocent ! glapit la pupille de l’Hénorme. J’en ai marre qu’on l’accuse toujours.

La charge de cette petite fille déconcerte la secrétaire du défunt.

— Que veut-elle ? ne peut-elle s’empêcher de demander.

Vous dire si la scène est mélimélo-dramatique ! Ajoutez, pour couronner le tout, qu’Honnissoy a pris le parti de sangloter et qu’à l’intérieur de la crèche Sam Gratt chante à tue-tête l’air des « Trois matelassiers du Bengale » dont voici la traduction libre (très libre même) du refrain :

« Les petites filles qui vont au mess.

« Se mettent se mettent leurs cousins sur les genoux.

« Elles feraient mieux de se les mettre… etc. etc.

— Laisse-nous, Marie-Marie !

— Mais…

— Je suis assez grand garçon pour me défendre tout seul.

Miss Tresses se campe devant moi, les poings aux hanches.

— Je te vois radiner avec tes grands sabots, San-Tonio, comme elle est jolie, tu vas lui faire ton numéro de charme, hein !

— Oh, dis, moule-moi, c’est pas le moment de me faire une scène de jalousie !

— Goujat !

Elle rentre dans la crèche en enjambant le corps. Moi, vous me connaissez : plus une situation est confuse, plus j’ai tendance à la clarifier. Et plus elle est dramatique, plus votre cher San-A. est à la hauteur. Quand il se chatouille les méninges, il devient vite génial, San-A. J’embrasse la scène. Et dans une fabuleuse clarté mentale je délimite la marche à suivre, le parti à prendre, la conduite à adopter, les gestes à accomplir, les paroles à dire.

Puisque la môme jetonne devant moi, au lieu de la rassurer, profitons de sa trouille pour lui tirer les vers du naze, vu, mes loutes ?

Décidons de ne pas la considérer comme un pépin, mais comme une planche de salut.

— Vous savez conduire, miss Molly ?

Elle possède un certain sang-froid car elle récupère déjà. Elle hésite à répondre à ma question, cherchant à évaluer les conséquences de ce qu’elle va dire. Donc, si elle hésite, c’est qu’elle sait conduire, sinon elle aurait spontanément répondu par la négative.

— Oui, dis-je, vous savez conduire puisque vous avez immédiatement actionné les phares. Quelqu’un d’inexpérimenté n’aurait pas eu ce réflexe. Parfait, Honnissoy, voulez-vous venir ici, je vous prie ?

La vache qui pleure trébuche jusqu’à moi.

— Je vais aller à Londres avec cette fille, lui gazouillé-je dans l’entonnoir. Vous demanderez au vieux Sam d’enterrer le cadavre de ce garçon lorsqu’il aura dessoûlé, ou du moins de le planquer dans un endroit sûr. Il ne faut pas qu’on le retrouve tout de suite, j’ai besoin de ma liberté de mouvement, vous me comprenez ?

Elle acquiesce.

— Qu’est-ce qui est arrivé, à ce pauvre M. Harryclube ?

— Il a voulu se sauver par la fenêtre, mais il a raté sa démonstration, ça arrive à tous les acrobates.

— C’est pas de bol pour sa pomme ! soupire-t-elle. Quelle histoire, vous croyez qu’on s’en tirera ?

— Ben voyons, mon chou (pommé) : vous imaginez la bouille que feraient mes lecteurs si on ne s’en tirait pas ?

Je lui claque les endosses.

— Allez, du cran ! Des aurores boréales illumineront bientôt les lendemains qui chantent, dans la perspective des futurs triomphants, comme l’a si justement écrit Gilbert Sigaux dans son traité relatif à la pollution des eaux du Léman par les pêcheurs aux vessies surmenées.

De telles paroles, proférées sur un tel ton, trouvent leur place dans l’entendement de cette courageuse fille d’Albion.

— Je tiendrai ! promet-elle.

Elle a connu le Blitz et la longue virginité. Elle a reçu des V1 sur la coloquinte. Pendant des années elle a fait sienne la devise des Plantagenet : « Dieu et mon doigt. » Et puis, elle est Anglaise, quoi !

Je désigne l’auto à Molly, du canon de mon arme.

— Grimpez, poupée !

— Mais…

— Et pas de rouspétance, sinon la population du Royaume-Uni va subir une courbe descendante. Compris ?

Elle se met au volant, avec le gars moi-même à son côté.


Dans le fond, c’est amusant de jouer les méchants lorsqu’on possède un cœur d’agnelet. Cette souris me prend pour une terreur, un sanguinaire, un outlaw, alors que je suis, vous le savez bien, mes belles, plus tendre que du mou à chat.

Pendant quelques minutes nous restons silencieux. Elle conduit nerveusement. Sa mâchoire crispée et son regard fixe attestent seuls la peur qui l’habite[19]. C’est seulement lorsque nous atteignons la nationale qu’elle murmure :

— Quelle direction dois-je prendre ?

— London !

— Je vous préviens qu’il doit y avoir des barrages sur la route. On vous recherche activement.

— Vous, on ne vous recherche pas, fifille ! Je cramponne le plaid (car je ne cherche que plaid et bosses) jeté sur la banquette arrière et m’en enveloppe.

Après quoi, délicatement, je la déleste de son foulard blanc afin de me le nouer sur la tête. Non encore satisfait, je farfouille entre nos deux sièges pour récupérer son sac à main qui s’y est fourvoyé.

— Vous permettez ? je lui dis. C’est pas mon habitude de fouiller le sac des demoiselles ; je préfère les violer plutôt que de violer leur réticule ; mais il me faut votre tube de rouge à lèvres et votre crayon à z’œil, ma gosse !

Tout en causant, je déniche les objets souhaités. En moins de temps qu’il n’en faut pour licencier un reporter de l’U.N.R.T.F., me voilà avec de belles labiales carminés et des sourcils en tréma espagnol. Oh ! je dois davantage ressembler au tigre de la firme Esso qu’à Brigitte Bardot, mais dans l’ombre propice de la tire, et avec mon foulard, je dois pouvoir faire illusion.

— À partir de dorénavant, et pour une durée indéterminée, je suis votre tante Victoria, Môme, c’est enregistré ? Si vous déraillez un tantinet soit peu, je vous dévide à coups de pétard. Ce que vous sentez de dur contre votre cuisse, à travers la couverture, c’est pas ce que vous pensez : c’est le révolver. Ce que vous pensez est bien plus dur !

D’aucuns et d’aucunes jugeront que j’use d’un causer un peu verdâtre avec une jeune fille ; j’objecterai à ces truffes que je joue un personnage et que la réussite de mon plan dépend du crédit accordé à ma composition. Et puis je suis bien bon de me préoccuper de leurs réactions. À trop vouloir se justifier, on fait vite figure de coupable.

Miss Rex prend la dérivation permettant d’éviter Swell-the-Children. Ensuite la route devient rectiligne.

— À quoi pensez-vous, ma beauté ? l’interrogé-je après une nouvelle période de silence.

— À vous, répond-elle.

— C’est gentil. Et que pensez-vous de moi ?

— Vous n’avez pas une chance sur mille de vous en tirer.

— J’ai déjà lu ce genre de sentences dans bon nombre de livres policiers.

— Et elle se révélait exacte, n’est-ce pas ?

— Parce qu’il s’agissait précisément de romans, ma chérie. Dans la réalité il en va autrement. Vous n’avez aucune idée du nombre de délits restés impunis.

— Les crimes impunis sont les crimes ignorés, reprend Molly Rex ; le vôtre, que dis-je : LES vôtres, car vous venez d’assassiner Rot sont trop retentissants pour que vous puissiez échapper au châtiment.

Croyez-moi, mes aminches, mais cette fille a de l’énergie. J’ai beau lui frottailler la cuisse avec le canon de mon presse-purée, elle conserve son sang-froid.

Une brume mélancolique noie la campagne. Brusquement, à l’amorce d’une courbe, j’aperçois des feux oranges qui clignotent au milieu de la route : le barrage redouté est là, avec ses ombres gesticulantes, les lumières rouges et blanches des voitures stoppées, celles, plus jaunes, des lampes de poche sarabandant.

— Eh bien, je crois que le moment est venu pour vous de prier le Seigneur s’il vous reste un pouce de religion, déclare Molly.

— Erreur, ma poule : c’est vous qui devez prier car, dans l’immédiat votre vie est plus menacée que la mienne.

J’enfonce mon flingue dans le moelleux de sa hanche.

— Un mot de travers, un battement de paupière trop précipité et c’est le grand deuil dans votre famille à partir de demain.

Elle ralentit. On est obligé de queue-leuleuter, comme à la douane. Seulement, dans notre cas, la denrée à passer en fraude, c’est le fils unique et préféré de Félicie, ma chère femme de mère.

Des motards aux voix tranchantes, pareils à des êtres extra-terrestres fraîchement débarqués de leurs soucoupes, inspectent les chignoles à l’arrêt.

Je frémis d’horreur en constatant qu’ils font ouvrir les coffres des voitures. Comprenez-moi, bande de spongieux de la touffe : pour ouvrir la malle, Molly devra descendre et passer à l’arrière du véhicule. Elle serait par conséquent la reine des pommes si elle ne profitait pas de l’occase superbe pour crier au petits pois et affranchir les archers de la reine.

— S’ils veulent visiter le coffre, tendez-leur seulement les clés, compris ?

— Oui.

Elle se racle la gorge.

— Je vous préviens que les papiers de la voiture sont restés sur Rot !

Malédiction ! Dans ma précipitance, je n’ai pas pensé à ce détail, comme quoi, mes amis, l’homme le plus intelligent peut enregistrer des défaillances.

— Espérons qu’ils se contentent d’inspecter. Après tout ils recherchent un fugitif, et non des automobilistes en infraction.

Les voitures qui nous précèdent se dégagent du barrage, les unes after les autres. Voilà, c’est notre tour.

Je me recroqueville sur mon siège et fais mine d’en concasser. Je sens une vive clarté sur ma devanture. Ma respiration reste paisible.

— Excusez-moi, mademoiselle, fait un flic, simple vérification !

— Que se passe-t-il ? demande calmement Molly.

— Nous recherchons un évadé.

— S’agit-il de l’homme qui assassina le lord-maire de Swell-the-Children ?

— En effet. Vous n’avez rien repéré d’insolite en cours de route ?

— Absolument pas.

— Puis-je visiter votre coffre, mademoiselle.

— Naturellement !

Elle arrache les clés du tableau de bord.

— Tenez !

— Le règlement exige que vous l’ouvriez personnellement mademoiselle ; je dois vous demander de descendre !

Un qui mettrait sa paluchette sur le buffet de San-A. croirait caresser un marteau-piqueur en pleine action, mes drôles ! Ça trépigne dans ma cage à mou !

La gosse a une hésitation, puis elle ouvre la portière et descend.

« Parfait, me dis-je, mon ange-gardien a dû aller se faire lisser les plumes et ma bonne étoile s’est encrassée. L’homme fort doit accepter son destin, aussi merdeux soit-il. »

Et, avec la sombre détermination d’un Napoléon abdiquant pour la seconde fois, je glisse le pétard dans la boîte à gants.

Les dixième de seconde passent… Tiens, c’est vrai qu’il y a tout de même des secondes, des minutes et des heures en Grandalbion. Curieux que les dignes sujets de sa Majesté n’aient pas trouvé le moyen de découper le temps d’une façon particulière. Je les verrais assez avec des cadrans d’horloge divisés en 83 fractions, des jours de 14 heures, des semaines de 5 jours et des années de 17 mois. Faut croire qu’il ont eu une défaillance, le jour où ils se sont alignés sur l’espacement du jour en 24 parties. Notez, tout de même, que pour eux, la journée n’est pas de 24 heures, mais de deux fois 12 heures. Également, je suis chaque fois surpris, lorsque je pars d’Orly un 14 avril par exemple, d’atterrir à Londres un 14 avril. Y me semble toujours que ça va être à l’arrivée, octobre ou février d’une autre année.

J’entends la clé dans la serrure de la malle. Le couvercle d’icelle se soulève, interceptant les deux silhouettes de Molly et du flic dans le rétroviseur.

Masqués par ce panneau de fer, ils peuvent bavasser à loisir. Elle est en train de lui expliquer le topo. Le gars doit déjà défourailler, faire signe à ses collègues. Et si je tentais la courante pendant qu’île en étang encore ? Un geste à faire pour déboucler ma portière, et me voilà les coudes au corps à travers champs. Véloce comme je me sais, je leur sèmerais du poivre. La brume me protégerait de leurs bastos éventuelles.

Oui, mais ça me mènerait où ? J’imagine les battues, les clébards amenés pour l’hallali ! Dieu que le son du corniaud est triste quand il aboie ! Le fugitif, nième épisode !

Non, San-A. Tu as ta dignité. Laisse-toi embastiller et… Le couvercle se referme. La môme rapplique, escortée par le motard qui, obligeamment, lui tient la portière open pendant qu’elle s’installe.

— Avec nos excuses, mademoiselle ; et bonne route !

Nous repartons… L’auto chicane entre les chevaux de frise dressés (comme des chevaux de cirque) en traviole de la chaussée.

Des visages rudes, sculptés par l’ombre et les feux tournants, défilent. Puis c’est la nuit tranquille, doucereuse et mouillée, qui sent déjà l’automne anglais.

— Vous n’avez pas pris votre chance par les cheveux, Molly ? demandé-je.

Elle secoue la tête.

— Qu’est-ce qui vous a retenu, mon petit cœur ?

Elle hausse les épaules.

Son silence, son air buté m’excitent.

— Vous n’aviez plus peur, cependant, derrière la bagnole avec ce grand gaillard, de poulet ?

— Non, j’avais pitié, répond-elle. On m’a toujours dit que lorsqu’un homme se noie, il vaut mieux lui jeter une bouée que des pierres.

Je cherche un truc bien senti, pour répondre à ce truc bien senti.

Je ne trouve que le mot merci.

Alors je le dis.

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