CHAPITRE XIII LES BRAS M’EN TOMBENT

Ils nous poussent dans une grande limousine noire. Le gentleman-mitrailleur s’installe sur le siège avant, près du gros Ducky et nous couche en joue avec cette fois un calibre il muni d’un silencieux.

Ces gens appartiennent-ils à la police comme les menottes dont ils disposent pourraient le laisser croire ? À la réflexion, je ne le pense pas. Les flics ne se trimballent pas avec des silencieux au bout de leurs pétards.

Molly est restée chez Rot après un bref conciliabule avec le grand maigre.

— Programme ? demandé-je en tétant sur mon tronçon de cigare.

L’osseux s’abstient de répondre. Pas la peine de gaspiller ma salive d’honnête homme à le questionner : c’est un morose glacial qui n’a jamais dû proférer que des paroles de première nécessité.

— T’as une idée, toi ? fais-je à Hébull-Degohom.

Je sais bien qu’il est minuscule, mon compagnon d’infortune, mais franchement il en mène encore moins large qu’on ne le supposerait. Il ne me pardonne pas de l’avoir embourbé dans ce tas de crotte, aussi m’aboie-t-il un violent :

— Ta gueule !

La bagnole roule mollement dans un Londres où la circulation se raréfie à cause de l’heure tardive. Si je n’étais enchaîné au petit zig, je tenterais la belle pendant qu’on circule dans des lieux éclairés.

La portière actionnée mine de rien. Le roulé-boulé sur la chaussée… Oui, j’aurais ma chance, encore que notre gardien vigile vachement de la prunelle. Au moindre geste, il défouraillerait. Elle se lit sur son visage, sa froide détermination. Quand un vicieux est armé d’un composteur à silencieux, il gagne en efficacité. Le bruit constituant un rempart contre la révolvérisation, celle-ci devient spontanée lorsque celui-là disparaît.

Nous passons devant St James’s Palace, tout noir d’années anglaises, devant lequel des archers à culottes bouffantes montent une garde moyenâgeuse. Puis c’est Trafalgar Square où l’on oblique dans Charing Cross Road. London by night ! Combien de fois ai-je arpenté à pied cet itinéraire dans les bises nocturnes soufflant de la Tamise ?

Je me récites les vers d’Apollinaire : « … un soir de brume, à Londres, un voyou qui ressemblait à mon amour vint à ma rencontre. Et le regard qu’il me jeta, me fit baisser les yeux de honte… » Ce soir, il a une vraie sale frime, le voyou ! Et il ne rassemble pas à mon amour…

Je retrouve Soho, ses ruelles mystérieuses, sa pègre… Des lumières dans les bars. Des relents de frites. Des bribes de musique. Une fille boudinée dans une mini-jupe qui lui arrive au ras de la moulaga tapine mornement devant un magasin Popar où l’on fringue les demoiselles dans le style femme-grenouille. C’est beau et mélancolique, tout ça. Ça cause du destin malodorant de l’homme, de sa démarche béquilleuse vers l’infini.

On oblique dans une ruelle dont je n’ai pas le temps de lire le blaze sur sa plaque blanche. Finis les magasins, les bars, les tapins et les louches nuiteux hantés par des besoins chichement assouvis. L’ombre règne dans la ruelle silencieuse. Je vois défiler des murs noirâtres, coupés çà et là de verrières plus noires encore et où des affiches haillonneuses ressemblent à des plaques d’eczéma. La lumière d’une cabine téléphonique, encore ! Où vont-ils les nicher, leurs bigophones publics, ces Anglais ! Un amoncellement de détritus évoque un grève prolongée des éboueurs. Enfin, un grand portail de fer sur la rouille duquel viennent buter les phares de la bagnole. Le gorille-chauffeur quitte son siège pour aller ouvrir. Nous pénétrons bientôt dans une cour mal pavée, encombrée de caisses et de véhicules. L’auto stoppe.

— Descendez ! enjoint le mitrailleur.

J’obéis, traînant Hébull-Degohom comme un toutou. Un couple de chats enamourés se sauve sous un camion. Nous nous trouvons à l’arrière d’un vaste bâtiment de briques grises à travers lesquelles on distingue clairement les méandres des poutrelles de renforcement. Un escalier d’incendie zigzague contre la muraille.

Messieurs nos convoyeurs nous font entrer dans un grand local chichement éclairé, dont l’usage n’est pas évident. Ce pourrait être un garage, un entrepôt, ou encore un hall d’expéditions. Nos pas résonnent. Le gorille marche devant en sifflotant. Il me semble avoir déjà visionné cette scène dans un film anglais. La grille d’un vaste monte-charge gémit sous la brutale traction du chauffeur. On nous pousse d’un coup de genou aux noix dans l’immense cage d’acier. La lourde ferraille en se refermant. Voilà l’engin qui s’élève mollement, avec des cliquetis fatigués. Il fonctionne dans le noir maintenant. Nous n’avons, pour nous éclairer, que le bout braiseux de mon mégot de cigare. Le gorille continue de siffler un truc allègre. Je compte les étages chaque fois que la cabine passe devant une grille. Un, deux, trois, quatre…

On s’évacue. J’avise un couloir peint en vert-pourriture où végète la lumière d’un plafonnier.

Nous passons sans nous arrêter devant une porte à deux battants au-delà de laquelle ronronnent des voix.

À peine avons-nous dépassé la porte qu’elle s’ouvre.

— Alors ? demande une voix.

Nous nous retournons. Un gros homme chauve, porteur d’une barbe blonde (sa surface corrigée) vient de surgir. Ses yeux proéminent derrière des lunettes bathyscapheuses.

— C’est fait, répond notre « poison-pilote » en nous montrant.

— Amenez-vous Mister Hébull-Degohom.

— O.K.

On nous désunit.

— C’est là que nos pistes s’écartent, fiston ? fais-je aimablement à l’entraîneur.

— Crevez ! me répond-il avec une grande simplicité.

Je reste seulâbre avec le grand maigre. Il me cloque le bout de son silencieux dans le dos, à la hauteur de la cage à bengali.

— Avancez !

J’avance, mais en pensant fortement.

« Eh bien, mais, me dis-je, en français afin de gagner du temps, il semblerait, mon bon Santonio, que voilà l’occasion ou jamais de jouer ta scène des adios amigos, version britannique, sous-titres cambodgiens. Certes l’homme au pétard possède sûrement d’excellents réflexes, il n’empêche que tu dois pouvoir te l’opérer à la surprise… »

Reste encore dix mètres de couloir à arpenter, mon adjudant. Je suppose qu’ensuite une nouvelle cellule m’attend ? Je fais un pas de plus… Puis deux… Ensuite c’est le monumental coup de saton en arrière, ponctuée d’une plongée acrobatique. Il avait beau prévoir une malice de ce genre, gras d’os, il n’a pas pu escamoter mon coup de talon dans le bac à soupe. Toute la scène se résume en trois bruits : vlaaff a fait mon pied dans sa région abominable (Béru dixit) ; pschuiiittt a poursuivi ma glissade sur le plancher, tchiop-tchiop ont conclu les deux prunes expulsées de son arquebuse.

Vous dire sa promptitude : il a balancé la purée avant de tourner de l’œil. Car il prend des vapeurs intenses, le grand connard. Il est adossé au mur, sa mine de papier mâché devient une mine de papier vomi. Faut profiter de sa pâmoison pour pavoiser. Je lui bondis sur le poiluchard ; seulement il a une vitesse de récupération au moins égale à sa vitesse de défouraillage. Il m’accueille d’un coup de boule. J’en mate une mignonne voie lactée. Tout mon reliquat de lucidité se concentre sur sa main qui tient le revolver. Le lui arracher devient le rêve de ma vie, mon idéal, ma règle de conduite, mon esthétisme. Seulement il le cramponne sauvagement son tu-tues. De sa main, gauche il me bourre de gnons et de sa voix calme il gueule à la garde.

Des mecs se précipitent. Je crois rêver quand je m’aperçois qu’ils sont en uniforme. Ils portent des culottes de cheval, des bottes de cuir et des chemises sombres à épaulettes.

Qu’est-ce que c’est que cette armada, bonne mère ! Faut que j’aie récupéré le flingue avant la charge de ces Huns ! Je réunis mes forces, ma souplesse et ma volonté. Et je tire mon antagoniste par le bras. Franchement, mes petites chéries friponnes, jamais il n’a déployé autant de forces, votre San-A. Un mouvement pareil sur la chaîne d’ancre du France quand il est au Havre et je le balance sur la place de l’Hôtel de Ville. Ma violence est telle que le résultat ne correspond pas à mes espérances. En effet, je voulais seulement lui faire lâcher le boum-boum, au Maigre-laid. En fait je l’ai décollé du sol et il trajecte dans le couloir comme une hélice séparée de son avion. Le voilà qui fracasse la verrière bordant un côté du couloir. Sa silhouette s’y découpe à l’emporte-pièce, kif-kif les dessins animés, lorsque le vilain matou traverse le mur en coursant la souris mutine.

Vous me direz pas que c’est du bidon, la loi des séries, quand vous songez que voilà deux messieurs défenestrés à quelques heures d’intervalles. Contrairement à l’illustration cinématographique de ce genre de fait-divers qui le fait immanquablement s’accompagner d’un cri désespéré, Zozo-la-Voltige, en dehors de ses vitres, n’en casse pas une.

Machinalement je tends l’oreille pour capter le bruit sinistre de l’écrasement. Seulement les chacals bottés m’ont estourbi avant que l’homme-zoizeau arrive au terminus.


Combien de minutes ou d’heures s’écoulent avant que je reprenne mes esprits ? Un mal de tronche carabiné m’attend au réveil. Mes tempes palpitent et la mèche ardente d’une fraise plonge en moi, verticalement, se retire pour me vriller à nouveau jusqu’à la moelle.

Je suis dans le noir absolu. Je voudrais palper, mais ne le puis, mes bras étant soudés à mon corps. Une vraie rosette de Lyon[25] mes biquets, le valeureux San-A. Je tente de rouler sur moi-même, une cloison me stoppe. Je roule dans le sens opposé : même topo. Ne pouvant me rendre nulle part, je dois au moins me rendre à l’évidence : je suis placardé dans un réduit extrêmement réduit.

Qui sont ces étranges bonshommes en uniformes ? D’où sortent-ils ; quels sont leurs rapports avec les gens de Swell-the-Children ? Ce soir, l’entraîneur me parlait de l’Organisation. De quelle organisation s’agit-il en fait ?

J’échafaude des tas d’hypothèses, dont aucune ne me satisfait. C’est le pot de goudron intégral.

Je cesse de supputer car on vient.

La lumière accroît mon mal de bol. On dirait qu’une caravane de fourmis rouges déambulent dans ma cervelle. Faudrait me vaporiser le bulbe au D.D.T.

Vous n’en auriez pas une petite pincée à mon service, mes jolies ?

Je me sens traîné par les pinceaux. Je clignote des veilleuses. Où suis-je ? Ça pue le produit chimique. J’avise une machine à photocopier. C’est elle qui renifle mauvais. Un burlingue, ou plus exactement, la pièce où l’on remise les archives d’une maison de commerce. Des classeurs métalliques, vert sombre, garnissent la totalité des murs. Les guignols uniformisés me grouillent autour en poussant des physionomies bien grincheuses.

Leur différence d’âge me surprend. Généralement, des soldats appartiennent tous à la même génération. Là, on trouve des petits freluquets pubères, des quadragénaires ventrus et des tout-vioques, pleins de plis, qui sucrent des quatre membres et de la théière.

Ils sont une quinzaine au total, tous portent les bottes de cuir fauve, la culotte de cheval beige, la chemise brune… Ils m’empoignent par mes liens et me coltinent à travers le couloir de tout à l’heure où la verrière brisée témoigne du valdingue opéré par le secco.

Cette déambulation est effarante, parce qu’elle s’effectue en silence. Mes bonshommes ont une démarche de camés, ils se déplacent comme des somnambules ; mais leurs yeux flamboyants de haine restent lucides.

On me fait passer par la lourde à doubles battants. Dans l’endroit où je débarque, la lumière est très vive. Si vive que je dois fermer un instant les paupières avant de pouvoir la réaffronter. Mais quel spectacle s’offre à mon regard, mes pauvres gisquettes ! Fantasmagorique ! Et encore : j’use de l’épis-tête la plus badine, comme dirait Chaplin. Une foule, que dis-je : une populace de femmes nues, pétrifiées et pressées l’une contre les autres, se développe le long du parcours. Il y a là des brunes, des blondes, des rousses, des chauves, aux grands yeux figés comme des yeux de mortes. Un même sourire un peu niais est plaqué sur tous ces visages délicats. Des mannequins ! Avec des formes harmonieuses et des gestes faussement gracieux. Des nichebroques guillerets mais pas de sexe. À la place de la chagatière : rien ! Une surface pleine ! L’horrible mutilation que voilà ! J’évoque un univers où les dames seraient fabriquées ainsi pour de vrai. Où elles seraient belles et provocantes d’allure, mais dont la conformation nous priverait de sexe opposé, déguisant du coup nos scoubidous à tête chercheuse en misérable excroissance de chair.

On me porte toujours… Les mannequins me regardent passer sans compassion. Enfin on me dépose rudement sur un heureusement moelleux tapis[26].

La lame d’un ya scintille, me fulgure des éclaboussures de loupiote dans les carreaux. On cisaille mes liens de la partie inférieure. Je ne suis plus sauciflardé que du haut. On me relève. Je perds l’horizontalité et cette brusque basculade me flanque mal au cœur ! Me voici assis dans un fauteuil, face à une très grande table en fer à cheval. Des sièges font face à des sous-mains de maroquin vert. Personne ne les occupe pour l’instant. La salle où l’on vient de me trimbaler est froide et dépouillée. C’est le genre de local sans âme servant pour des conseils d’administration. Sur le mur du fond, unique décoration : un grand portrait à l’huile représente un vieux rosbif à favoris gonflés et regard impénétrable.

Autour de moi, les gars continuent de s’affairer silencieusement. Une vraie petite ruche, mes drôles. Ils se livrent à des besognes surprenantes, ces messieurs ; avec des gestes précis d’officiants. Au reste, j’ai confusément l’impression d’assister aux prémices d’un culte.

Pour vous situer leurs faits et gestes, laissez-moi vous dire que l’un deux fait pivoter le plateau de la grande table, il démasque ainsi des drapeaux roulés comme des pébroques. V’là qu’il en empare deux et qu’il se met à les développer. Je n’en crois pas mes yeux. Je vous parie un boisseau de puces contre les lions de la ménagerie de Buckingham Palace que vous ne devinerez pas de quelle nationalité ils sont, ces drapeaux. C’est pourquoi je vais pendant un moment encore m’abstenir de vous le révéler. Faut vous laisser mariner dans les supposes, mes atrophiés de la coiffe, sinon à force de vous en remettre à San-A. et d’attendre qu’ils vous lardonne les alouettes, vos méninges décadents vont se scléroser. Notez que, pour la plupart, vous allez aller voir plus loin si j’y suis, arnaqueurs comme je vous connais. Fripons et consorts, resquilleurs congénitaux. Toujours prêts à doubler à droite, à carrer un bouton de bénard dans le plat d’offrande ! Mesquins systématiques ! Cartésiens à faire vomir un rat d’égout ! Surtout ça que je peux pas blairer chez les certains-d’entre-vous : le cartésianisme. Cette bon dieu de marotte de vous accrocher à des raisons de charcutier, de refouler la fantaisie avec horreur et putréfaction. Ce qu’ils peuvent me faire tarter, ces rationnés du rationnel !

Donc, je vous passe sous silence la nationalité des drapeaux. Toujours est-il que le préposé va les planter de chaque côté de la porte du fond.

Pendant ce temps, un autre mec décroche le portrait à l’huile de lord Bigbitt. Il le retourne. Nouveau haudecorps du Santonio ! De l’autre côté du tableau en est un autre, qui représente… Et merde : je vous le dirai pas non plus.

Les bonshommes en uniforme se placent sur deux rangs ; de part et d’autres de la table. Le visage tourné vers la porte, ils attendent. Pas croyable de vivre des moments semblables ! Y’a qu’à moi que ça arrive des aventures pareilles !

Un roulement de tambour. La porte s’ouvre. Une voix annonce :

— Le tribunal !

Vous mordez bien ? Le tri-bu-nal !

Et qui qui se pointe ? Alors là je vais vous le bonnir tout chaud : cinq gus ayant à leur tête le juge Stance Assofy. En v’là un qui fait du rabe d’audience, non ? Maâme veuve Frottfor compte également au nombre des assesseurs. Je ne connais pas les trois autres. Les cinq personnages (en quête de hauteur) portent des uniformes semblables à ceux de mes sbires, ils s’alignent devant le portrait, tendent le bras dans sa direction et, d’une seule voix, s’écrient :

— Heil Hitler !

— Heil Hitler ! répète l’assemblée.

Oui, mes amours : c’est le portrait d’Adolf Hitler qui préside cette ahurissante réunion et les deux drapeaux que je vous disais sont frappés de la croix gammée.

Je suis en plein dans une section du parti néo-national-socialiste britannique. Moi, quand depuis Paname, je ligotais ses exploits, je croyais à un délire journalingue. Je me disais qu’il s’agissait d’une poignée de dingues chicant les nazis pour s’amuser, mais que ça n’engageait à rien, leur mascarade. Eh ben maintenant je chocotte en découvrant à quel point elle est organisée, cette organisation. Combien elle est forte et déterminée.

Les mecs de l’aréopage se sont assis. Dans son uniforme brun, la vieille chouette ressemble à une cheftaine de camp de la mort ; quant au juge, il paraît creux comme un discours de conseiller d’arrondissement. Il joint ses pattes tavelées de roux sur le cuir du sous-main.

— Nous vous tenons enfin, commissaire San-Antonio ! déclare-t-il.

— Tiens, fais-je, vous ne contestez plus mon identité ?

Il semble ne pas entendre.

— Vous êtes ici pour répondre de deux meurtres : celui de nos regrettés compagnons Rot Harryclube et Black Handwith que vous avez défenestrés l’un et l’autre ce jour d’hui.

— On ne parle plus du lord-maire ?

Mes interventions ne le troublent guère.

— Avant de prononcer sa sentence, le tribunal veut vous entendre à propos de notre organisation, commissaire San-Antonio.

— C’est-à-dire ?

— Que savez-vous d’elle ?

Je réalise leur inquiétude. Ces bougres de siphonnés se demandent si la police de chez nous a des tuyaux sur leur foutue confrérie. Je prends illico la décision de leur déboulonner le moral. Faut que je les panique à mort, ces tordus. Que j’invente ce que j’ignore, que j’aille à bloc dans la menterie. Ils ont semé le vent, ils récolteront la tempête, comme disait si justement un cultivateur de haricots.

— Je sais, ou plus exactement, nous savons pas mal de choses, mein Juge !

— Qu’entendez-vous par « nous » ?

— Mes chefs et moi.

— Le tribunal vous écoute !

Plonge, San-A. ! Plonge, mon gamin ! C’est à toi de jouer. On te présente le crachoir, glaviote abondamment.

— Les services secrets, et probablement, à cette heure, les services secrets britanniques, connaissent l’existence de votre association et son but qui est d’étendre la cessation des naissances dans certains pays désignés par vous.

Je les défrime, essayant de lire l’effet de mon bla-bla sur leurs bouilles patibulaires.

— Vous avez entrepris à notre connaissance, une double expérience : en France et en Angleterre. Celle-ci s’est avérée concluante. Malheureusement elle vous a contraint à vous « séparer » de certains trublions. Exemple, à Embourbe-le-Petit, ou votre correspondant (si j’ose employer ce terme) a essayé de vous faire chanter. Je veux parler du dénommé Moïse Assombersaut. Vous avez dû en outre supprimer la dame Prémolère qui en savait trop. Nous pensons, poursuis-je avec autorité, bien que je ne sois pas plus sûr de mon raisonnement qu’un Croisé ayant oublié la clé de la ceinture de chasteté de sa femme n’était sûr de la fidélité de cette dernière (ouf ! une phrase pareille sans escale, c’est téméraire). Nous pensons, reprends-je, qu’Assombersaut a commencé d’exercer son chantage en faisant des allusions au pauvre lord-maire devant madame, et c’est cette vieille chouette déplumée qui a donné l’ordre d’effacer votre complice français.

— Pesez vos termes ! dit sèchement le juge.

Mais je pige dans sa prunelle d’hépatique la justesse de mes suppositions.

— Ensuite ? presse le ci-devant perruqué.

— Votre lord-maire, à la suite d’incidents que j’ignore, a appris la vérité. Bien que sa mégère soit un membre éminent de votre parti à la gomme, cet homme intègre n’en décida pas moins de faire éclater la vérité ; alors Harryclube l’a tué.

— Que savez-vous encore ?

Je souris avec ambiguïté :

— Disons que c’est tout, herr Juge.

Il frappe la table de son poing grêle.

— Non, ce n’est pas tout ! Vous êtes au courant du Grand Secret, avouez-le !

Le Grand Secret ! Allons, bon : v’là du nouveau.

Comme quoi, vous le voyez, mes petites écrémeuses, chez San-A., y’a toujours du rebondissement, à croire que ses bouxons sont tirés sur caoutchouc mousse.

Le Grand Secret. Qu’est-ce que je fais ? Je chique à l’informé ou, au contraire, j’avoue mon ignorance.

— Je ne connais rien de ce fameux secret.

— Vous mentez !

Les assesseurs, Mistress Frottfor la première, répètent :

— Il ment !

— S’il est si grand que vous le dites votre secret, mes truffes, comment le connaîtrais-je ?

Le juge fait claquer ses doigts.

— Conduisez-le à la question et instrumentez-le jusqu’à ce qu’il avoue.

J’ai les poils du dos qui se mettent à friser sous ma limouille.

— Sacrés nazis de carton-pâte, si vous me torturez, je finirai peut-être par avouer que je connais votre secret, mais je ne pourrais pas vous dire ce qu’il est puisque je l’ignore.

— Emmenez-le ! tranche le juge, le Tribunal attendra ici !

Il se dresse et hurle un « Heil Hitler » qui aurait dépied-botisé le cher docteur Goebbels. Pauv’ cloche, va !

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